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Depuis 2014 le CESER Rhône-Alpes, puis Auvergne-Rhône-Alpes, a exploré les différentes facettes de la relation formation-travail à travers des contributions sur l’alternance, la formation des demandeurs d’emploi et des actifs occupés, en particulier les plus fragilisés. À la fin de sa mandature et à l’aube d’une nième réforme de la formation professionnelle et de l’apprentissage, il a souhaité soumettre au débat ses contributions. Il l’a fait en partenariat avec l’AGEFOS-PME Auvergne-Rhône-Alpes, riche d’expériences concrètes, lors d’un colloque le 19 décembre dernier à Lyon.

 

formation

 

Après un propos introductif de Jöel RUIZ, directeur général AGEFOS PME, deux tables rondes ont traité successivement de la formation pour le travail et de la formation par le travail. Un grand témoin, Jacques Freyssinet, économiste du travail, nous a fait part en fin de journée de son point de vue à partir de la lecture des contributions et des débats de la journée.

 

D’emblée Joël Ruiz pose les termes de l’enjeu : on fait porter à la formation professionnelle un peu trop de choses, alors que dans les négociations et les réformes successives on parle peu de travail et de compétences. La certification et la qualification, devenues des enjeux de financement, permettent certes une meilleure régulation du marché du travail, mais maintiennent une vision académique du diplôme en opposition à une simple adaptation au travail et oublient la formation qui conduit à une compétence, mais pas à une certification. Il y a une vraie question de « course à la certification ».

Il nous faut naviguer entre six archipels : la certification professionnelle, l’alternance, l’effort de formation des demandeurs d’emploi en lien avec les territoires, l’accompagnement global des personnes, le financement d’autre chose que le face à face pédagogique et l’élargissement de la formation au concept de compétence plus large que le simple geste professionnel.

Former pour le travail

Présentant les propositions du CESER, Michel Weill précise que l’expression « former pour le travail » ne relève pas d’une vision utilitariste, économiciste, de la formation, mais au contraire d’une vision du travail comme levier de développement de la personne « Faire et en faisant se faire », la conception de la formation devant découler de cette conception du travail.
Les propositions du CESER s’articulent autour de 5 idées :

 

– Mieux anticiper les besoins des entreprises et des personnes

 

De nombreuses offres d’emploi, comme de nombreuses offres de formation, dans l’industrie notamment, mais pas seulement, ne trouvent pas de candidats. Parallèlement une population très importante de jeunes décrocheurs ou en fin d’études, comme de demandeurs d’emploi de longue durée de faible qualification, n’arrivent pas à s’insérer ou se réinsérer dans l’emploi. Pour les publics fragilisés, une formation strictement professionnelle visant d’emblée l’accès direct à un emploi qualifié est souvent illusoire, sachant aussi que certains d’entre eux doivent être remotivés pour considérer le monde du travail comme porteur de perspectives.

L’anticipation doit être fortement territorialisée : on connaît les limites fortes de la mobilité notamment des publics les moins qualifiés, les plus en insécurité ; et la mobilité fait croître l’insécurité. Il en va ainsi des personnes, mais aussi des entreprises : elles trouveront les compétences recherchées dans leur environnement immédiat, ou elles ne les trouveront pas. C’est avec l’ensemble des acteurs que cette double identification des besoins pourra se faire.

 

– Renforcer les compétences de base et l’accompagnement des publics fragilisés

 

Il faut pour cela mettre en place des actions visant à la fois un renforcement des compétences de bases, un socle de compétences, lire, écrire, compter, habiletés relationnelles, une remotivation et une guidance dans la construction d’un projet professionnel. Des mises en situation de travail, une certaine forme d’alternance, pouvant couvrir un champ professionnel varié, dans une logique d’ouverture du champ des possibles paraissent très efficaces.

 

Pour ces publics éloignés de l’emploi est proposé un programme, préalable à l’entrée en formation, comportant un accompagnement renforcé, sur un mode d’alternance spécifique, par exemple avec la mise en situations de travail multiples et dont l’objectif serait à la fois l’acquisition du socle de compétences et la construction d’un projet professionnel.

– Développer des ingénieries de formation spécifiques pour les personnes fragilisées

 

Elles devraient présenter les caractéristiques suivantes :

• Inscrire l’action de formation dans un contexte professionnel et un parcours pour susciter l’appétence, et éviter la stigmatisation (par exemple pour les situations d’illettrisme)
• Baliser les parcours d’apprentissage, en validant régulièrement des étapes et des points de progression, à travers des modules et des « blocs de compétences »
• Concilier dynamiques collectives, pour sécuriser les salariés, et approche individuelle parfois plus anxiogène ;
• Définir des modalités pédagogiques permettant de valoriser les acquis de l’expérience en situation de travail, impliquer la hiérarchie et les pairs dans ce processus ;
• Mobiliser les outils numériques dans le double but d’améliorer la performance pédagogique et de familiariser à leur usage autre que ludique ;
• Engager avec les organismes de formation des démarches d’évaluation et de progrès : il s‘agit de soutenir une « politique de l’offre » en complément d’une politique de la demande

– Renforcer l’implication des employeurs dans le développement des compétences

 

Elle est aujourd’hui réelle, mais très inégale et encore trop faible dans les TPE-PME. Le CESER fait quatre propositions : 1) renforcer les actions spécifiques d’appui RH, en particulier pour les TPE-PME, 2) favoriser l’évolution des pratiques de recrutement, en lien avec les acteurs locaux emploi/formation, 3) Créer un label « entreprise formatrice » délivré aux employeurs qui accueillent des stagiaires ou des alternants avec un cahier des charges, 4) renforcer la collaboration avec les conseillers OPCA/OCTA et avec les formateurs.


– Développer les compétences transversales et transférables

 

Si le concept de métier garde toute sa valeur, notamment comme fondement d’une identité professionnelle, la structuration des métiers, leur vitesse d’évolution et leur variété suivant les types d’organisation du travail ont considérablement changé. Il est nécessaire de ne pas construire les référentiels de formation sur la seule base de référentiels métiers conçus en tuyaux d’orgue étanches. La transversalité et la transférabilité des compétences à acquérir doivent devenir des préoccupations constantes.

 

Le raisonnement en termes de « blocs de compétences », tant dans l’orientation que dans la conception des formations et leur certification doivent devenir la règle. Il en va de la représentation que les jeunes et les moins jeunes se font de leur parcours professionnel. Cela revient un peu à généraliser à tous les niveaux de qualification ce qui se fait généralement dans la gestion des cadres des grandes entreprises.

 

Il en découle trois propositions : 1) encourager et développer la définition des référentiels d’emploi et de formation en blocs de compétences, tels que le définit la loi de 2014 et tels que la notion est apparue dans le cadre de la mise en place de la VAE ; 2) introduire cette notion dans les actions d’accompagnement et d’orientation à côté de celle de métier (CEP, SPRO) pour introduire chez les actifs une autre vision de leurs possibilités de parcours et de développement de leurs compétences ; 3) généraliser la certification des cursus de formation et des qualifications par blocs de compétences. Les CQPI (Certificats de qualification professionnelle interbranches) constituent une voie intéressante. Ils permettent d’identifier des activités identiques ou proches, des capacités ou des compétences communes à plusieurs branches professionnelles.

 

Il ne faut pas se cacher la révolution que suppose un tel renversement de perspective. On est aujourd’hui dans une phase de foisonnement. Il y a un vrai besoin de dialogue au niveau interbranche pour arriver progressivement à une certaine cohérence d’ensemble. C’est la condition d’une vraie transversalité et transférabilité.

 

Le débat fait apparaître un consensus fort pour partir de l’analyse du travail et de le la traduire en besoin de compétences. Il souligne la complexité de la dimension territoriale : en fonction des besoins et des coûts, toutes les formations ne peuvent pas être présentes partout sur le territoire. Il montre aussi l’importance de la culture générale et de tous les savoirs dits inutiles et la nécessité de partager l’information entre tous les acteurs pour passer de la réaction à l’anticipation. À souligner le problème de la maintenance des compétences quand le personnel est très pérenne.

 

Former par le travail

 

b-formation

Anne Damon, au nom du CESER, précise d’abord trois données de contexte : le basculement d’une préoccupation de formation à celle d’acquisition de compétences, la transformation de toutes les activités, y compris celle de formation, par le digital et enfin la transformation du rapport des jeunes au travail. L’enjeu est de savoir ce que les acteurs seront capables de faire ensemble, pas les problèmes de tuyauterie. Elle présente plusieurs propositions :

 

– Valoriser l’alternance dans l’ensemble des secteurs d’activités et des filières de formation en multipliant les rencontres, en adoptant les modes de communication d’aujourd’hui, en associant les parents, en ouvrant les conseils d’orientation aux professionnels, en prenant en compte la logistique (transport, hébergement et restauration), en constituant des réseaux de proximité entre formateurs et entreprises, en créant un label « entreprise formatrice », en faisant faire aux stagiaires un vrai travail, en facilitant la mixité des parcours en termes de statuts.

– Favoriser une ingénierie et une pédagogie de l’alternance en formalisant mieux et en transférant méthodes et bonnes pratiques, en prenant en compte ce que les entreprises attendent à un moment donné, en mettant en place des indicateurs de mesure de la performance en situation de travail et en donnant plus d’importance à la formation et l’accompagnement des tuteurs.

– Améliorer la continuité des parcours pour éviter les ruptures en investissant plus de temps dans les premiers contacts pour créer une confiance réciproque, en étant attentif aux signaux faibles de dysfonctionnement et en mettant en place une fonction de médiation.

– Développer la formation en situation de travail ce qui suppose la mise en place d’une ingénierie spécifique y compris pour sa validation.

– Développer la VAE dont le nombre a plutôt tendance à baisser. Les leviers en sont l’accompagnement, la sensibilisation des entreprises en sorte de l’évoquer dans l’entretien professionnel.

– Mobiliser les outils numériques. Cela provoque un changement du rôle des enseignants qui deviennent des architectes de formation plutôt que des apporteurs de savoir. Il faut investir dans des plateformes pédagogiques mutualisées et accompagner les enseignants à la pédagogie inversée.

Sur la VAE le débat permet d’insister sur son importance pour les personnes sans diplôme, qu’elles n’aient pas pu poursuivre des études ou qu’elles exercent un métier pour lequel la formation initiale n’existe pas (exemple de la haute joaillerie), mais aussi sur la nécessité d’accompagner la création du dossier de preuve pour les plus précaires. L’importance des initiatives de branche à travers les ADEC est soulignée ainsi que la nécessité de les accompagner tant en termes de dialogue social que d’ingénierie.

La richesse du travail en réseau est également soulignée, notamment entre organismes de formation complémentaires pour répondre à des appels d’offres ce qui permet des enrichissements mutuels, mais qui exige la création d’une confiance réciproque.

Sont également développées les raisons pour lesquelles la formation par et pour le travail devient de plus en plus incontournable : formation sur mesure aux besoins de l’entreprise dans le cas des CARED, dynamique en émergence d’une compétence nécessitant la prise en compte des nouvelles conditions réelles de travail, identification des situations de travail apprenantes ne pouvant pas être externalisées, formations collectives touchant à l’organisation du travail, recherche de la place de la formation dans l’ingénierie des organisations apprenantes, approches partenariales pour trouver de nouvelles sphères d’apprentissage.

Parmi les exemples évoqués, celui d’un sous-traitant de l’automobile stéphanois appartenant à un groupe allemand et menacé de fermeture est particulièrement parlant : l’impératif de gains de productivité conduit à viser un élargissement de la polyvalence de tout le personnel de production par apprentissage en situation de travail (impossibilité d’arrêter le travail). Des programmes spécifiques et une ingénierie interne sont mis en place grâce à un partenaire (1000 personnes dans la frappe à froid en France). L’entreprise est sauvée et le groupe transfère l’ingénierie pédagogique en Allemagne.

L’exemple des Écoles de production avec 2/3 du temps passé en atelier à de la production pour de vrais clients, l’apprentissage de la relation entre le formateur et le formé, de la solidarité entre élèves dans le travail, et où la satisfaction du client remplace la note, démontre le pouvoir formateur de la mise en condition réelle de travail.

 

Deux conclusions sont apportées au débat de la table ronde : on doit aller vers l’évaluation de l’impact global de la formation sur le développement des compétences et la performance de l’entreprise plutôt que sur des critères plus restreints. On ne peut analyser la compétence en juxtaposant et en séparant savoir, savoir-faire, savoir-être. La formation en alternance construit globalement un pouvoir d’agir dans une alchimie complexe qui doit être prise en compte dans l’ingénierie de formation partagée entre tuteur et formateur.

 

Le point de vue du grand témoin

 

Jacques Freyssinet rappelle que les rapports entre travail et formation/acquisition des compétences ont fortement évolué dans le temps :

 

– Au 19e siècle, former par et pour le travail est au cœur des préoccupations, car la formation et la qualification constituent la base du pouvoir de négociation avec les employeurs, la force des travailleurs.
– On assiste ensuite à un renversement total jusqu’au 2/3 du vingtième siècle : une stratégie de reprise de contrôle des employeurs par une externalisation de la formation en mettant d’abord en place des centres de formation d’entreprise. Par ailleurs la taylorisation du travail rend impossible la transmission d’un savoir très parcellisé et l’accélération du progrès technique rend difficile la transmission du savoir dans le travail. Finalement dans le contexte de l’après-guerre, les employeurs, pour des questions de coût, comme les syndicats pour des questions d’indépendance, se satisfont de « passer le bébé » à l’Éducation nationale.
– Depuis les années 80 se produit une avancée très lente, intellectuelle et peu suivie d’applications pratiques, pour appréhender le travail comme lieu de formation : on peut dater le début au Rapport Schwartz en 1981, il y aura donc bientôt 40 ans.

 

Comment peut-on expliquer ce décalage entre la prise de conscience intellectuelle et la mise en pratique, alors même qu’il y a du consensus sur ce qu’il conviendrait de faire, les travaux du CESER et les débats d’aujourd’hui l’illustrent bien ?

 

Jacques Freyssinet avance deux explications :

 

La première tient à la configuration des acteurs dont les intérêts ne sont pas spontanément convergents. Prenons l’exemple de la réforme de l’alternance : sur l’apprentissage le gouvernement a lancé une consultation multipartite regroupant 40 acteurs et 7 ministères. Les modalités et les responsabilités n’en sont pas claires. La réforme des contrats de professionnalisation dépend d’une négociation interprofessionnelle : deux processus disjoints alors qu’une hypothèse est la fusion des deux ! Quant à la voie scolaire, elle est totalement absente des deux processus précédents. Cela ne peut guère être positif.

 

La seconde explication tient à l’hypothèse que le travail est formateur. Il y avait formation par le travail quand le travail était qualifié. Or les enquêtes de la Fondation de Dublin mettent en évidence au niveau européen quatre types d’organisation du travail :

– Les organisations du travail à structure simple, à faible organisation interne, au sein desquelles l’apprentissage se fait par la pratique en observant et imitant.
– Les organisations du travail tayloriennes que l’on dit dépassées, mais qui perdurent et se développent en particulier dans les services. Qu’y a-t-il de plus taylorien que l’organisation d’Amazon ?
– La lean production ; elle pratique différents types de polyvalence qui pourraient être des lieux d’apprentissage, mais la pression sur le temps et la mise en concurrence individuelle sont telles qu’ils freinent la transmission ; personne n’a intérêt à transmettre, bien que ce soit potentiellement faisable.
– Enfin les organisations du travail apprenantes, induisant une forte autonomie et de l’apprentissage. Il n’y a pas sur les 15 dernières années de tendance claire à leur développement et elles ne concernent que 20 à 30 % des travailleurs suivant les pays.

 

C’est pourquoi le large accord de vos réflexions sur l’existence souhaitable d’un lien fort entre formation et travail se heurte historiquement à de grandes difficultés. Il y a disjonction des lieux de réflexions pour avancer et besoin d’un accord sur la généralisation des organisations apprenantes.

 

Il reste à définir les lieux et les projets pour les mettre en œuvre !

 

Pour aller plus loins :

 

« Accord national interprofessionnel pour l’accompagnement des évolutions professionnelles, l’investissement dans les compétences et le développement de l’alternance. », 22 février 2018

 

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