Le sous-titre de cet essai, La Révolution quaternaire, est Créer quatre millions d’emplois, c’est possible !
Michèle Debonneuil nous place d’emblée au cœur des gigantesques transformations de l’emploi en cours et à venir. Le mot révolution est à prendre au premier degré : nous sommes dans une période grosse d’une révolution à conduire face au tsunami des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies d’information et sciences cognitives) qui « embarquent le monde dans une toute nouvelle aventure, économique en premier chef, mais aussi sociale, environnementale, sociétale, morale et politique ».
En 15 ans le monde a changé.
Cet essai témoigne d’une manière magistrale de la profondeur des évolutions qui ont été imprévisibles, même pour les observateurs les plus attentifs.
Pour le voir, on peut en effet remonter à 2004, quand Michèle Debonneuil, alors cheffe (on disait chef à l’époque !) du service économique du Commissariat général du Plan – une institution qui a disparu depuis – publiait une étude pour le Centre d’Analyse Economique intitulée Les services : une opportunité pour créer des emplois productifs. Elle poursuivait alors l’idée qu’une des solutions au problème du chômage réside dans le développement du tertiaire, notamment ceux des services aux particuliers. On pourrait croire qu’elle réitère aujourd’hui son discours ancien ; en réalité, il n’en est rien, car les choses ont changé d’une manière impensable à l’époque.
Elle notait alors que la France présentait un déficit en emploi dans le secteur des services par rapport notamment aux États-Unis. Elle postulait que l’essor des TIC allait pouvoir « industrialiser » ces emplois, en permettant la création de plates-formes facilitant la mise en relation des offres et des demandes et ouvrant la possibilité d’une production de masse de ces emplois qualifiés de productifs. Il en résulterait des gains de productivité susceptibles d’améliorer leurs qualifications et leurs niveaux de rémunération.
Un des problèmes était de soutenir la création de ces plates-formes vu les investissements lourds nécessaires pour les créer et leur permettre d’atteindre une masse critique.
Il suffisait alors que chaque ménage « consomme » chaque semaine 2 à 3 heures de ces services pour créer deux millions d’emplois.
C’est ainsi que le plan Borloo est né avec la loi du 26 juillet 2005. Grâce à diverses dispositions comme des exonérations de charge pour 21 services aux particuliers, des simplifications administratives, la création du CESU…, 500 000 emplois devaient être créés en trois ans.
Ce plan a évolué (voir un historique de 2005 à 2015). Il n’a pas été à la hauteur des espérances puisque les emplois créés ont été deux fois moins nombreux que prévu.
Néanmoins entre 2004 et 2012, leur nombre (en ETP) est passé de 360 000 à 513 000 (source : Rapport de la Cour des comptes de 2014) et le coût des dépenses fiscales et niches sociales a plus que doublé entre 2003 et 2013, atteignant le montant de 6.05 Mds € en 2012 soit environ 11.8 k€ par équivalent temps plein et par an.
C’était avant l’irruption des smartphones ( 2001), et de leurs nombreuses applications, des plates-formes collaboratives, etc….
Un constat : le plein emploi (dont nous rêvons toujours) est mort, son pacte social est menacé.
Pourquoi cette dégradation de la situation de l’emploi ?
Nous vivons, dit-elle, encore dans l’espoir d’une croissance qui nous permettrait de retrouver le plein emploi. En réalité la croissance sera molle, en grande partie à cause des fortes inégalités de répartition des richesses. Désormais, s’il peut y avoir un plein emploi dans nos économies développées, cela est une réalité en trompe-l’œil, car il repose sur l’essor d’emplois précaires, sur le développement de travailleurs pauvres (les nouvelles formes d’emploi : travailleur indépendant, auto-entrepreneur etc.).
La France, qui n’a pas vraiment encore actionné ce levier des petits boulots par rapport à d’autres pays et qui protège les emplois existants, n’a pas pu retrouver le plein emploi. Dès lors, la sous-activité repose sur les jeunes et les seniors dont le taux d’emploi est faible. C’est la thèse reprise de la préférence française pour le chômage (Cf la note de Denis Olivennes rédigée en 1994 pour la Fondation Saint Simon).
Mais, sous l’effet notamment du nouveau modèle de la production dit « à coût marginal nul » (CMN), Michèle Debonneuil prédit que « lentement par le biais de l’intérim et de l’auto-entrepreneuriat qui permettra le développement des emplois précaires de l’ubérisation, la France finira par afficher un pseudo plein-emploi ».
En effet ce nouveau paradigme économique bouleverse l’ancien ordre économique fondé sur un mode de production à coût marginal croissant et sur un partage « équitable » des richesses produites entre le capital et le travail.
Par la mise à disposition quasi gratuite d’applications qui favorisent la consommation collaborative, des plates-formes mettent directement en relation toutes sortes d’acteurs dont la rencontre produit une nouvelle manière de satisfaire à coût moindre, voire mieux, de nombreux besoins. Les maîtres de ces plates-formes sont en situation de monopoles mondiaux et captent des richesses considérables. Ces entreprises apportent des services sans mobiliser des biens et du travail ni capital ni salariés, mais elles génèrent des nouvelles formes d’emplois précaires.
L’ancienne économie est violemment attaquée et tente de survivre en dégradant le pacte social antérieur.
Comprendre le présent en tirant les leçons de l’histoire économique
Au milieu de tous ces bouleversements, de ces remises en cause quasi permanentes, peut-on trouver un sens qui aille au-delà de la seule invocation de la loi de la « destruction créatrice » ?
C’est à cette perspective que Michèle Debonneuil s’attache en dégageant quelques enseignements de l’histoire économique et en observant que les grandes vagues technologiques ( les technologies génériques) agissent en deux temps.
Dans un premier temps, ces nouvelles technologies sont incorporées dans de nouvelles manières de produire qui concurrencent les anciennes et finissent par les éliminer. Il s’agit de produire la même chose, mais mieux et moins cher. C’est une période qui voit le chômage structurel s’accroître. C’est le temps de la lutte entre l’ancien mode de production avec toutes ses entreprises, ses salariés qui se trouvent ou risquent de se trouver disqualifiés, déstabilisés par des entreprises qui fonctionnent de manière totalement différente. C’est, pour prendre un exemple, la menace de l’ubérisation. Cette nouvelle économie fonctionne hors rapports sociaux existants, fruit de l’équilibre obtenu dans l’ancien système de production.
Dans un deuxième temps, l’innovation va porter sur les produits eux-mêmes, en incorporant des applications de ces technologies génériques. Ces innovations-produits vont accompagner/induire des transformations des modes de vie.
Nous y sommes, dit Michèle Debonneuil : « nous sommes déjà entrés, sans nous en rendre compte dans la quatrième révolution industrielle. Michèle Debonneuil caractérise ainsi les trois premières révolutions industrielles. La 1ère : efficacité par la mécanisation, la 2ème : transformation des modes de vie et premiers conflits de partage des richesses, la 3ème : automatisation et financiarisation. Les technologies numériques permettent d’inventer de nouveaux produits tirés des solutions – qui intègrent et dépassent les biens et les services. Les solutions sont de nouveaux produits de consommation qui mettent à disposition des consommateurs, sur les lieux de vie et grâce aux machines numériques qui collectent et traitent l’information, les biens, les savoirs et les savoir-faire dont les consommateurs ont besoin. L’information en est une matière première. Tout cela va se traduire par un bouleversement de nos modes de vie ».
Mais pour que cela marche, il faut un écosystème favorable, c’est-à-dire qu’il y ait une bonne articulation entre les différents acteurs qui ne savent pas a priori combiner leurs process ( par exemple avoir des standards communs). Cela ne va pas de soi et il faut beaucoup de temps pour que se mettent en place ces « infrastructures collectives ».
L’essor de la néo-industrie
L’avenir est dans une mutation de la frontière traditionnelle entre les biens et les services. Cet effacement conduirait ces nouvelles entreprises de la néo-industrie à concevoir et distribuer des bouquets de solutions quaternaires rendues possibles par le développement des objets connectés. Ainsi les biens ne seraient plus achetés par les consommateurs, mais mis à leur disposition sur leurs lieux de vie.
Cela pourra concerner des domaines très variés comme les déplacements, l’aide aux personnes âgées, la formation, la santé, les loisirs, l’alimentation, etc.
Le travail en sera transformé. Parce qu’il faudra avoir un contact personnalisé sur les lieux de vie, un nouveau métier, que Michèle Debonneuil désigne sous le terme de référent, sera nécessaire pour déployer et mettre en œuvre ces bouquets de solutions quaternaires.
Ce seront des emplois qualifiés avec une nouvelle forme de travail « à trois » : le référent – la machine numérique – le consommateur. Cela marquera une évolution majeure par rapport au travail traditionnel « à deux » : homme – machine dans l’industrie, homme – usagers dans les services.
Ces emplois qualifiés permettront de générer une nouvelle classe moyenne, rendant possible un nouveau partage des richesses.
Mais cette néo-industrie qui portera les solutions quaternaires va être soumise à la rude concurrence des solutions CMN. « Pour bien faire comprendre ce que sont les solutions quaternaires et en quoi elle diffère des solutions à coût marginal nul CMN, on peut prendre le cas de l’auto partage et du covoiturage. Ce sont de nouvelles solutions bien connues. Dans le cas de l’auto partage, l’entreprise prend en charge la mise à disposition de voitures dont elle reste propriétaire et embauche des salariés pour les entretenir, les déplacer. Dans le cas du covoiturage, l’entreprise, par exemple Blablacar, organise simplement la rencontre entre particuliers en traitant des données, mais laisse aux internautes la charge de gérer la voiture partagée, dont l’un d’eux reste propriétaire ».
Le développement de cette néo-industrie repose sur une double révolution « que sont le passage de la propriété individuelle à l’usage et le passage du travail à deux au travail à trois ».Cela implique des mutations d’organisation et des coordinations que les forces du marché ne feront que lentement.
Michèle Debonneuil se demande alors comment faire pour accélérer la structuration des marchés de bouquet de solutions quaternaires. N’est-ce pas là l’objet d’une nouvelle politique industrielle que l’Europe pourrait porter « pour raccourcir cette transition » comme le souligne Jean-Louis Borloo dans sa préface.
Alors que sont ces quatre millions d’emplois annoncés sur la jaquette ? Encore un calcul de « coin de table » qui, espérons-le, aura plus de succès que le précédent calcul des 2 millions proposés dans le rapport de 2004.
Laisser un commentaire