Comment vivre avec et vivre après lorsqu’on est resté « à l’ombre » pendant de longues années ? Comment le dire ? Ce sont ces questions que pose Après l’ombre, le film documentaire de Stéphane Mercurio tourné pendant la préparation du spectacle Une longue peine que Didier Ruiz a créé avec d’anciens détenus et Annette la compagne de l’un d’eux.
Annette, André, Louis, Eric, Alain
Annette connaît la prison côté parloirs. Des parloirs d’une demi-heure en maison d’arrêt. Ça passe très vite une demi-heure. Des parloirs en centrale qui peuvent durer le temps d’un week-end. Pendant 8 ans elle s’est rendue là où Louis était incarcéré, pour lui parler, l’accompagner, « affronter la prison ensemble », faire l’amour quelques fois, « pas des prouesses ». Elle dit « quelle connerie d’arrêter de pleurer, ça va où les larmes quand tu les arrêtes ? ». Aujourd’hui elle chante et s’accompagne à la guitare. Elle écrit ses chansons. L’une d’elles dit : « Elle se ronge de l’intérieur Celle qui reste à l’extérieur ».
André, Eric, Louis et Alain connaissent la prison côté enfermement. Pour eux, les durées d’incarcération, de réclusion, de détention, de prison, derrière les barreaux, on ne sait pas quel terme employer, se comptent en décennies. On les nomme les « longues peines ». La peine, ce mot étrange qui signifie punition et chagrin en même temps. Comment ça se raconte une longue peine ? Comment vit-on « après l’ombre » ?
André totalise 35 ans de réclusion. Il a connu les maisons de redressement dès l’âge de 9 ans. Il a 73 ans aujourd’hui. En prison, il lui arrivait de se trancher les veines, histoire de passer quelques jours à l’hôpital, de sortir de sa cellule. Presque des vacances. Il sourit devant le gâteau d’anniversaire qu’on lui apporte. Sa joie semble profonde. Il dit que c’est le plus bel anniversaire de sa vie. Il semble apaisé, solide. Dans le spectacle en préparation, il cite la chanson d’Édith Piaf « Non rien de rien, non je ne regrette rien, ni le bien qu’on m’a fait, ni le mal, tout cela m’est bien égal ».
Eric n’a pas parlé pendant 9 ans. À l’isolement il ne rencontrait que son gardien. Il n’avait simplement rien à lui dire. En 19 ans, il a connu 27 prisons différentes, maisons d’arrêt et centrales. Il se désole de ne pas pouvoir les nommer dans l’ordre. Il dit « au moins j’ai vu du pays ». Il raconte les difficultés pour obtenir d’être soigné. En sortant de prison, il avait perdu presque toutes ses dents. À l’isolement total, ses demandes pour voir un dentiste avaient été refusées. Aujourd’hui, il semble profiter de chaque instant. Dans la nature, près de la rivière, il photographie les oiseaux.
Vingt ans après sa sortie, Louis n’arrive toujours pas à faire confiance. Il hésite à raconter une nouvelle fois son histoire. Il a déjà publié un livre écrit pendant sa dernière détention Retour à la case prison. Sur scène, il craint un trop-plein d’émotion. Il n’a pas vu le soleil pendant cinq ans. Sa cellule avait une petite fenêtre orientée plein nord. Dans la cellule d’après, il s’est fait mal aux yeux à force de fixer cette boule de feu qui lui avait manqué. En prison, il a fait les études qu’il n’a pas pu faire adolescent. Il dit qu’à l’époque il n’a pas eu le choix, que ça lui a semblé insupportable, qu’il s’est révolté, est entré en délinquance et a récidivé. C’est fini maintenant. Il s’exprime avec clarté et douceur, mais la colère n’est pas loin.
Alain est sorti plus récemment. En prison, en écoutant comme chaque jour la radio, il a appris que son fils avait été tué suite à un cambriolage. Antoine avait 15 ans. Alain n’a pas obtenu une permission de sortie pour l’embrasser une dernière fois. Son avocat s’est démené, rien n’y a fait. Dans sa cellule, il marchait sans arrêt. Six pas et demi dans un sens, demi-tour, six et demi dans l’autre. Aujourd’hui il marche de long en large sans cesse. Il ne compte plus les pas, aucun mur ne l’arrête, mais il n’est pas sûr qu’il sache où aller. Il dit qu’il a tout perdu. De son passé, il lui reste les lunettes de sa mère décédée.
Il faut que le public comprenne
Stéphane Mercurio filme la semaine pendant laquelle Didier Ruiz et Mina de Suremain travaillent avec ces ex-taulards pour monter un spectacle. Didier Ruiz précise le texte, à partir de leur propre récit, sans rien ajouter, mais avec le souci d’en faire une représentation théâtrale. Le public compte. Il doit comprendre. Il faut ajuster la mise en scène. Changer l’ordre de passage. Leur donner confiance dans l’intérêt et la qualité des récits, et dans leur capacité à les « interpréter ». Et c’est très réussi. J’avais vu le spectacle Une longue peine en avril 2016 à la Maison des Métallos à Paris. Il était récemment programmé à Nantes. La salle affichait complet chaque soir pendant une semaine. Didier Ruiz a créé et dirige depuis 1998 la Compagnie des Hommes. Il travaille aussi bien avec des comédiens qu’avec des « non-professionnels ». Pour lui « la mission du théâtre, qu’il accueille du réel ou de la fiction, est toujours la même : donner à voir et à entendre une humanité partagée ».
C’est chaque fois troublant d’entendre le récit de ceux dont la parole publique est exceptionnellement rare. Ceux-là sont émouvants, dignes, intelligents. À les écouter, on mesure ce que leur parcours doit aux circonstances. Non pas qu’ils cherchent à en faire des « circonstances atténuantes ». Ils n’ont pas l’excuse d’avoir été par hasard « au mauvais endroit au mauvais moment ». Disons que dès le début les choses ont mal tournées, et eux avec. On ne sort pas indemne de la projection. Ces longues peines ont un visage, une voix, un corps, un sourire. Ils ont une histoire. Il y entre beaucoup de gâchis, mais aussi une force, un optimisme, une raison de croire en eux et dans la possibilité de n’exclure personne dans nos sociétés promptes à le faire. On a de la sympathie « malgré tout » pour ces ex-délinquants, ex-détenus que la tentation de la récidive « vient chatouiller » longtemps après leur sortie. On voudrait en savoir plus sur ce qu’ils font aujourd’hui, comment ils vont.
Le sens de la peine et la réinsertion
Le film de Stéphane Mercurio Après l’ombre, comme la pièce Une longue peine obligent à poser autrement les questions de la punition et de la réinsertion. Le Président de la République a plaidé le 6 mars dernier pour « un changement de la philosophie des peines ». Il a annoncé préférer ne créer que 7 500 places de prisons au lieu des 15 000 prévues et affecter l’argent économisé à la création de 1 500 postes de Conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation sur la durée du quinquennat. On répète depuis si longtemps que 60 % des sorties sèches sont suivies de récidives quand 30 % des sorties « aménagées » le sont. Les CPIP sont 3 000 aujourd’hui. Ils suivent chacun en moyenne 80 personnes. C’est sans doute deux fois trop. Leur rôle en lien avec celui des associations expérimentées et actives pour accompagner la transition entre le dedans et le dehors est crucial. Il y a tant de problèmes à régler par ceux qui étaient pris en charge 24h/24 et qui sont maintenant lestés d’un casier judiciaire. La prison infantilise ceux qu’elle ne rend pas enragés. À moins qu’elle n’en fasse des zombies à coup de médicaments.
La question des conditions de détention doit être posée à nouveaux frais. Ce n’est pas seulement une question de « surpopulation carcérale » ou de vétusté des locaux. Nous devons nous interroger sur ce que l’enfermement produit. Et réfléchir sur le sens de la peine, sur les peines alternatives, sur l’individualisation des peines, sur le travail et la formation en prison, sur la transition et ce qui se passe « après l’ombre ». Pour les longues comme pour les courtes peines. Ce n’est pas seulement l’opinion qui est d’humeur sécuritaire, c’est le système pénal et pénitentiaire qui « a perdu son cap » et se trouve dans « une impasse ». « Changer la philosophie des peines », chiche !
Pour en savoir plus :
– Site officiel du film Après l’ombre
– Site de la fondation de France, « Pour une réinsertion durable »
– Site de La compagnie des hommes, la pièce Une longue peine
– Site de l’Observatoire International des Prisons
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