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L’orientation des jeunes comme des adultes est sans doute l’une des étapes où se niche le plus grand nombre de préjugés. Voici l’un de ces moments, raconté en forme de scène de théâtre :

 

réunion

 

MINUSCULE TRANCHE DE VIE D’UN ADOLESCENT HANDICAPÉ (ET DE SES PARENTS)

 

 

La scène : elle se déroule vers le 10 octobre 2017 dans un collège d’une banlieue résidentielle d’Ile-de-France, un mois après la rentrée scolaire
Le lieu : une salle du collège où se tiennent habituellement les réunions professeurs/parents
Le collège : assez exceptionnel dans le paysage de l’Éducation nationale. Il accueille depuis 20 ans des enfants sourds, soit en ULIS, soit dans les classes ordinaires avec des soutiens personnalisés. Il a également ouvert une SEGPA pour des élèves autistes
L’action : la réunion de début d’année entre les parents d’un enfant handicapé l’équipe de suivi de la scolarisation. Ordre du jour : faire le point sur la situation scolaire de l’élève, les actions de soutien et de compensation du handicap et, comme nous sommes en classe de 3e, l’orientation pour le 2e cycle du secondaire va être également abordée.

Les personnages :

William : adolescent, vient d’entrer en 3e. Il est atteint de surdité sévère, presque profonde depuis la naissance et a fait toute sa scolarité dans l’enseignement ordinaire. Il est oralisé et bilingue : père britannique et mère française. Il a fait une partie de sa scolarité en Grande-Bretagne. Un peu timide, il vient de grandir de 15 cm en un an. Depuis la 6e il a toujours été dans les 5 premiers élèves de la classe
Maman : très active, très ouverte, fortement impliquée dans des associations de parents d’enfants handicapés, a siégé en Maison départementale des personnes handicapées, est déléguée des parents d’élèves. Actuellement DRH d’une PME, elle soutient son fils avec une attention de chaque jour
Papa : tout à fait britannique. Très impliqué dans l’éducation de son fils, il participe à toutes les réunions avec les professeurs où il intervient à bon escient pour soutenir sa femme et son fils dans les situations critiques
Représentant de l’association de parents d’enfants sourds et déficients auditifs
Proviseur : autorité calme et reconnue par les enseignants et les parents
Professeure principale, professeure d’anglais
Enseignante Référente handicap : a en charge le suivi d’environ 200 élèves handicapés dans différents établissements scolaires
Coordinatrice handicap : suit les élèves handicapés de l’établissement. Visiblement en tension avec la référente handicap
Orthophoniste
Observateur invisible et silencieux, agité de sentiments divers

 

LA SCENE

Williamentre dans la salle avec un peu de retard, les yeux de 8 adultes se braquent sur lui. Il se glisse vers sa chaise, le plus près possible de maman et papa.


Proviseur – Nous sommes donc ici pour faire le point sur la situation de William, son début d’année scolaire et commencer à réfléchir sur ce qu’il pourrait faire l’an prochain dans le second cycle. Commençons par demander à William ce qu’il en pense.

 

Observateur invisible et silencieux – il ne dit pas « ce qu’il voudrait faire », mais « ce qu’il pourrait faire »

Professeure principale – Alors William, dis-nous comment tu te sens, là maintenant, après ce premier mois de 3e ?

 

William – Ben oui, ça va, quoi

 

Professeure principale – Bon, donc tout se passe bien pour toi ? Tu es content ?

 

William – Ben oui, il n’y a pas de problème, ça va

 

Observateur invisible et silencieux, se rappelle des plaintes de la professeure de musique l’année précédente : William soufflait trop fort dans sa flûte. Maman avait essayé de faire comprendre à la professeure – qui a chaque année, depuis 20 ans, quelques élèves sourds – qu’un élève sourd a besoin de jouer fort pour entendre ce qu’il joue. Solution : William a été dispensé d’éducation musicale. Mais l’autorisation du proviseur n’a pas été transmise au professeur de musique qui a donc noté dans le cahier de présence 12 absences irrégulières de William. En conseil de classe, la justification a été formulée, mais il subsiste un petit halo de doute.

Professeur principal – Bien, l’année commence donc bien. C’est bien William, très bien. Mais tu sais que nous devons aussi parler de ce que tu pourrais faire l’an prochain. As-tu déjà pensé à un métier ?

William, Euh non, pas vraiment

Coordinateur – Tu sais, pour l’an prochain tu vas être orienté vers une filière. Et il y a beaucoup de filières très différentes. Par exemple les métiers du métal, le jardinage ou des métiers de bureau comme assistant comptable. Alors William ?

William, agite ses pieds sous sa chaise et jette un regard sur la mère et le père.


Professeure principale – 
Bon, mais en fait William, qu’aimes-tu faire ? Aimerais-tu cuisiner ?

William, après une profonde inspiration – J’aime bien construire. Ce week-end mes parents m’ont acheté chez Ikea un bureau et un fauteuil. Je les ai montés moi-même et ça m’a bien plu.


Professeure principale – 
Ikea, mais c’est du bois ! Alors William, tu aimes le bois !


Les professeurs,
en chœur – Ah William, tu aimes le bois ! Mais c’est bien ça, c’est très bien le bois ! Tu pourrais devenir menuisier, peut-être même ébéniste, non ? Ça te plairait ? Tu sais ce que c’est ébéniste ?

William – Non, je sais pas, c’est quoi ébéniste ?

Professeure principale – C’est comme un menuisier, mais en beaucoup mieux, beaucoup mieux !

Maman, la voix un peu tendue – Mais il n’est pas question que William aille dans l’enseignement spécialisé ! Il ira dans l’enseignement général. On ne va pas commencer à le spécialiser à 14 ans alors qu’il a fait toute sa scolarité normalement malgré ses problèmes d’audition et qu’il a de bons résultats !

Référente handicap – Mais Madame, les parents ont évidemment le droit d’avoir un avis et de le dire, mais vous le savez, c’est le conseil de classe qui décidera. L’Éducation nationale, ce n’est pas un restaurant où vous choisissez ce que vous voulez à la carte !

Professeure principale – Tu sais, William, pour devenir ébéniste, il y a de très bonnes formations. Les Compagnons du devoir par exemple…

Papa – Mais vous le faites exprès là ou quoi, Madame ?

Professeure principale, rougit et se tait.

Proviseur – William, tu as quand même déjà dû penser à ton avenir ? Dans quel métier te verrais-tu ?

William, après une inspiration encore plus profonde – Architecte.

Observateur invisible et silencieux – Blanc chez tous les enseignants, sourire assez fier des parents.

Professeure principale – Architecte, ah bon… architecte. Oui, après tout pourquoi pas ? Bon, regardons un peu ton dossier scolaire… Oui voilà. Oui, oui. Mais c’est vrai, tu es vraiment un bon élève. Tu as quelques faiblesses en français, mais ça c’est normal avec ton handicap. Bien sûr c’est normal, ça ne veut pas dire que tu ne comprends pas. Mais tu as de très bonnes notes en anglais, tu es même premier ! Remarque, ça aussi c’est normal, avec ton papa, forcément ça aide. Mais tu as de très bonnes notes en mathématiques. Oui, tu es très bon en maths. Alors architecte, pourquoi pas ? Mais tu sais, ce sont des études longues, difficiles. Si tu veux aller dans cette voie, il te faudra beaucoup, beaucoup d’efforts, et de la persévérance. Tu es un bon élève, mais tu sais, avec ce que tu as, ça sera quand même compliqué.

 

Proviseur – Eh bien, je crois que nous avons bien fait le point. C’est une réunion utile. Tout le monde y voit plus clair. Hein William, c’est bien pour toi ?

William – Oui, c’est bien.

Proviseur – Je crois que nous pouvons terminer cette réunion. Plus personne ne veut prendre la parole ? Ça nous donne de quoi réfléchir et on en reparlera au 3e trimestre. Alors continue comme ça William, hein ? C’est bien, c’est très bien.

 

Observateur invisible et silencieux, se souvient que l’an dernier le proviseur avait envoyé un mail à tous les parents de la classe de William pour leur rappeler la visite de la Philharmonie la semaine suivante. La maman avait demandé à William pourquoi elle n’avait pas eu les papiers pour cette sortie. Réponse de William : « On nous a dit que pour nous les sourds ce n’était pas la peine de visiter une salle de concert ».

 

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.