Reconnu depuis longtemps par la république des lettres, Eric Vuillard a accédé à la république des lecteurs avec son Goncourt de 2017 pour le beau L’Ordre du jour, vendu à plus de 300 000 exemplaires. Ecrivain à la pensée résolument de gauche, les révoltes et les révolutions l’ont toujours intéressé. Et c’est ainsi qu’il en est arrivé à écrire cette Guerre des pauvres au souffle brûlant.
L’écrivain dit ne pas l’avoir écrit en réaction aux Gilets jaunes, mais que ce mouvement l’a poussé à le publier. Et, en effet, entre cette guerre qu’il relate d’une écriture pleine de fureur et de pitié et nos GJ, il y a des correspondances et Eric Vuillard s’en alarme, comme parfois certains d’entre nous malgré leurs choix électoraux de circonstance et leur soutien continu à leurs choix électoraux de circonstance. Texte d’historien, mais d’un historien qui s’adresse à un public débordant le cadre des lecteurs habituels d’historiens, donc avec une reconstitution du climat, des événements qui doit sans doute beaucoup à la fiction, ce qui rend sa lecture d’autant plus prenante.
Celui qui va mener cette guerre des pauvres, c’est Thomas Müntzer, révolté de toujours ou plutôt depuis que son père a été exécuté sur ordre du féodal local. Dès l’âge de 15 ans, Thomas Müntzer fonde une ligue contre l’archevêque et avec ses camarades chante des cantiques exaltés pour faire revenir Dieu sur terre. Mais si ce si jeune garçon peut rendre une telle initiative, c’est que cette Europe centrale a développé un terreau fertile porté par l’invention absolument révolutionnaire de ce temps : l’imprimerie. Cette Bible qu’un moine, attentif, mais parfois infidèle, copiait en trois ans, cette imprimerie balbutiante sur la même durée en publiait cent quatre-vingts. Cette parole de Dieu dont les clercs, saints ou simoniaques ou cupides, avaient monopolisé la transmission depuis l’origine, voilà qu’elle devenait directement accessible à tous ceux qui savaient lire, accessible dans sa limpidité enflammée. Une lecture littérale s’installait, débarrassée de tous les commentaires accumulés depuis des siècles, traités d’angélologie, exégèses sur ce qui revient à Dieu et à César et se conclut par la fable de la lune et du soleil avec toujours la convergence très pratique sur les dîmes à payer qui en laissent beaucoup moins que neuf dixièmes au paysan. Dans ces paroles sans emphase des Evangiles, dans ces colères d’Ezéchiel ou d’Habacuc, dans ces malédictions adressées aux riches qui ne sauront passer plus qu’un chameau par le chas d’une aiguille, ces lecteurs émerveillés de leur pouvoir si neuf de l’accès à la lecture divine en tirent d’immédiates conséquences : rébellion, rébellion et encore rébellion contre leurs oppresseurs qui perdent la protection des gloses si subtiles dans leurs développements, si brutales dans leurs conséquences. A la lecture des textes sacrés, ils ajoutent Erasme, Raymond de Lulle, Jan Hus et revient cette phrase clé : « Vous ne pouvez servir Dieu et les richesses. »
Ils s’inscrivent dans la lignée de Wyclif en Angleterre qui suscita la révolte de John Ball, immense jacquerie où chaque arrestation du meneur, chaque exécution du chef de bande suscite immédiatement un successeur qui entraînera davantage encore de paysans, d’ouvriers tisserands, d’artisans, de petits bourgeois lassés des taxes qu’ils sont seuls à payer. Ils s’en prennent à toutes les autorités et jusqu’au roi. Mais le roi a une armée et l’armée les massacrera impitoyablement. Et une révolte en amène une autre, elle aussi d’abord incandescente et conquérante, elle aussi écrasée dans le sang, les décapitations, les pendaisons, les bûchers, les écartèlements. En Bohème Jan Hus suit le même chemin. Immense lettré il sait dire simplement sa vérité et les étudiants de Prague et derrière eux le peuple tchèque le suivent avec enthousiasme dans sa volonté de purification d’une Eglise qui serait délivrée des pompes pontificales. Et c’est l’époque du Grand schisme, celle des trois papes d’Avignon, de Pise et de Rome. Quoi de plus propice pour enflammer les peuples que cette si visible déliquescence ? Vingt-cinq ans d’une guerre impitoyable contre ces hussites et leurs épigones, car les variations doctrinales sont innombrables, chacune avec sa capacité à enflammer de nouveaux partisans prêts à prendre les armes pour défendre leur foi rénovée.
C’est dans cette Bohême où chacun porte en son cœur le souvenir palpitant de Jan Hus qu’arrive Thomas Müntzer, s’adressant aussitôt à cette population restée rebelle dans ses tréfonds, ravivant les braises du refus des concessions théologiques qui sont soumissions. Au même moment Luther affiche ses 95 thèses sur l’église de Wittemberg auxquelles l’imprimerie assure une diffusion immédiate dans toute l’Allemagne et de là de traduction en traduction dans toute l’Europe.
Voilà le terreau de Müntzer. Et ce terreau si fertile va lui permettre de radicaliser sa pensée. Il exalte la raison, puis comprend que la raison ne peut accéder au mystère. Seule la douleur, celle-là même qu’a connue le Christ, peut sauver l’âme qui seule compte au mépris de corps corruptibles et périssables. Il dispute avec les évêques, avec le prince. Leur incompréhension le pousse à aller plus loin, jusqu’à la parole révolutionnaire : « Il faut tuer les souverains impies. » Cette agitation de la pensée théologique devient agitation populaire, devient révolte. Elle se déclenche à Mulhouse et se répand en Hesse, en Thuringe, en Saxe. Telle un incendie de forêt où les étincelles jaillissant d’un brasier en allument un nouveau qui lui-même… Mais la meilleure manière d’éteindre un incendie n’est-elle pas de le laisser dévorer ce qui est inflammable ? Pour éteindre une révolte, reconnaître qu’elle se fonde sur d’excellents motifs, qu’elle porte des revendications justes, qu’il faut donc s’asseoir autour de tables pour étudier les réformes nécessaires, trouver des accords fructueux et pacificateurs ? Et pendant qu’en ville on se réunit pour négocier, autour des villes se rassemblent les armées, rassemblements lents à cette époque de déplacements à pied avec chariots à provisions, canons attelés avec leurs caissons de poudre et boulets qui avancent au pas des chevaux. Et vient le moment où les généraux pensent leurs forces suffisantes et le moment favorable. Alors ces armées organisées avancent férocement, coupent, taillent, enfoncent, égorgent, éventrent. Et les paysans, les artisans, les ouvriers avec leurs faux, leurs marteaux, leurs couteaux de bouchers se défendent, se font massacrer, se dispersent sous les charges de cavalerie, se sauvent. Restent les meneurs et Thomas Müntzer lui-même est arrêté, torturé, jugé, décapité.
Voilà ce que nous raconte Eric Vuillard, voilà ce qu’il soumet à notre réflexion, l’histoire des petits peuples qui voulurent changer leur société et de place en place se révoltèrent et de place en place furent écrasés dès lors qu’ils devinrent dangereux.
« Des petits artisans, des commerçants, des petits bourgeois, des paysans, un ensemble hétérogène de gens se sont soulevés en 1524 et 1525. Aujourd’hui, on assiste à quelque chose de comparable. On peut écrire l’histoire et même un roman de deux manières. On l’écrit en général comme quelque chose de terminé. Les romanciers connaissent la fin de leur histoire, ils ont déjà écrit le plan. Et puis les historiens travaillent sur une période alors bien sûr, elle s’effrange dans le passé et dans ce qui lui succède, mais au fond ce sont des périodes closes. Le sentiment que j’ai eu au contraire, c’est d’écrire une histoire qui n’est pas terminée. C’est ça qui a déterminé la façon même de l’écrire, le style. En écrivant une histoire qui n’est pas terminée, vous en tant que lecteur et moi en tant que j’écris, on est fatalement embarqué. »
Eric VUILLARD, La Guerre des pauvres, Ed. Actes Sud, un endroit où aller, 2019, 68 pages
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