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Une ascension dans le ciel parisien : dans cet informe entre boulevard des Maréchaux et boulevard périphérique, déjà plus capitale, pas encore banlieue, en restructuration massive, à la hauteur de la porte de Clichy, on a vu il y a quelques années se poser un immense périmètre de clôtures de chantier. Des engins sont venus, de plus en plus gros, ils ont arasé puis creusé. Des grues ont projeté leurs silhouettes sur notre horizon. De plus en plus haut. Dessous s’est développée une immense base de béton. Au fil des années, elle a pris forme, s’élevant vers le ciel, de plus en plus élancée. De massif le béton est devenu aérien. Un épiderme de verre l’a enveloppé. Les pare-soleils en même temps panneaux photovoltaïques sont apparus sur la façade Sud. Des arbres ont commencé à verdir ses terrasses.

Nous nous sommes habitués à la vigoureuse élégance de cette nouvelle silhouette, tranchant avec ses 160 mètres de hauteur sur les 31 ou 37 mètres de ce quartier à l’architecture hétéroclite. Tellement visible, tout en transparence et pourtant opaque derrière les immenses vitrages qui reflètent toutes les nuances orageuses ou printanières de notre ciel changeant. Des années de débats ouverts dès le début des années 1990 s’achevaient ainsi dans ce geste architectural somptueux de Renzo Piano et Bernard Plattner récompensé par l’Equerre d’argent. Une vie nouvelle pour les personnels judiciaires, pour les avocats, pour les justiciables, une rupture attendue et redoutée : la mise en service du nouveau Tribunal de grande instance de Paris, le TGI.

Une rupture avec l’histoire

La rupture, elle se marque dès l’entrée. Le hall, la « salle des pas perdus ». D’où vient ce nom de « salle des pas perdus » ? Des heures passées à attendre qu’une audience se tienne avec un imprévisible retard ? Que, se tenant, elle soit aussitôt arrêtée par une demande de renvoi par l’une des parties, celle qui sans doute perdra ? De la conscience aiguë de l’impossibilité pour une décision de justice de réparer douleurs et dommages objectifs et subjectifs ?

Cette salle des pas perdus du nouveau TGI baigne dans la lumière. Immense volume blanc où pourtant on ne se sent pas écrasé. Alors que la raide majesté, passablement flétrie, du Palais de justice intimidait, donnait le sentiment d’un espace illisible, bruyant des centaines de talons qui y résonnaient, ce hall est confortable, avec son ambiance sonore feutrée. Majestueux sans doute, mais pas intimidant. Pour résumer : il est beau. Des centaines de personnes y déambulent. Avocats, plaideurs, gendarmes, policiers (solidement armés) se croisent, se dirigent vers les accueils, vers les cascades d’escaliers roulants. Au-dessus, les étages de galeries le long desquelles s’ouvrent les salles d’audience. Là où au Palais de la Cité un brouhaha constant faisait le fond sonore de toutes les salles d’audience, ici la salle d’audience n’est occupée que par le débat qui s’y déroule. Évidemment la vue des cages de verre pour les prévenus fait un effet bizarre, mais la pression de la sécurité a tellement envahi nos vies qu’on ne s’étonne plus d’aucune précaution…

Au-dessus, 38 étages de bureaux et les espaces de convivialité. Le TGI n’est pas seulement un lieu de labeur, mais aussi de vie, bien plus encore que le Palais de justice : autour du TGI ne se sont pas encore recréés tous ces restaurants, bistrots, cafés où ce monde judiciaire pouvait s’aérer dans les interstices du travail. Et la trop célèbre ligne 13 du métro qui dessert le TGI ne donne pas envie de s’échapper un peu plus loin. Le restaurant d’entreprise, ouvert, lumineux, vrai lieu de rencontres, donne sur une vaste terrasse verdoyante. Mais rien n’est parfait : à l’heure des repas, des queues interminables s’enroulent devant les ascenseurs qui n’ont pas été pensés pour les pointes de trafic humain. En revanche pour les gestionnaires du restaurant, la Fondation d’Aguesseau et Sodexo, c’est compliqué : les cuisines se situent plusieurs étages en dessous du restaurant : plutôt incommode pour acheminer des milliers de plats chauds…

On découvre là l’incroyable rigidité du partenariat public-privé. Les vrais maîtres au TGI ne sont ni son président, ni le procureur de Paris, ni le greffier en chef : c’est Bouygues avec ce contrat draconien par lequel les personnels qui travaillent ici sont ligotés par d’innombrables pages écrites en petits caractères et dont le président du TGI a dû batailler plus d’un an pour obtenir la copie. Bâtiment moderne et contrat moderne conclu entre une administration qui n’a pas vraiment l’habitude de ces négociations malgré quelques précédents face à un major du BTP qui en maîtrise les moindres recettes (polysémie du terme…). Comme à Balard les militaires ont pu découvrir le savoir-faire du même Bouygues… Aucune modification n’est possible sans d’interminables palabres et la perspective de redevances supplémentaires. D’autant que, de l’avis (peut-être partial ?) des occupants du TGI, l’interlocuteur Justice de Bouygues trouve commode de ne pas conflictualiser une relation absolument quotidienne avec des techniciens redoutables de compétence, notamment tarifaire. En contrepartie, les réparations de toute nature sont réalisées sans délai, un heureux changement par rapport à ce qu’on connaissait au Palais de Justice de la Cité.

Nouveaux locaux, nouveau travail?

Fonctionnellement, le travail judiciaire ne peut être que conservateur dans son organisation. Encadré par des codes de procédure d’une rigidité protectrice du justiciable, usant d’un vocabulaire que la lenteur de ses évolutions protège contre le flou de l’interprétation, le changement brutal de son encadrement physique s’accompagnerait-il d’une modification de ses méthodes sinon de son contenu ? Bâtiment moderne voudrait-il dire travail modernisé ?

Travailler dans un bâtiment neuf, propre, conçu pour ce travail, plutôt que dans un bâtiment prestigieux, mais décrépit et dysfonctionnel produit évidemment une nouvelle atmosphère de travail, instantanément meilleure. Cela évoluera avec le temps, à mesure que le souvenir des parquets grinçants et des combles poussiéreux du Palais de justice ou de l’exiguïté des locaux des tribunaux d’instance, à mesure qu’on se résignera aux queues devant les ascenseurs à l’heure des repas et qu’on trouvera normal qu’un ordinateur soit dépanné dans la demi-heure, à mesure que l’on ressentira à nouveau la misère budgétaire des moyens de fonctionnement des juridictions françaises. Mais en attendant cet amortissement, la qualité du cadre reste perçue positivement. Les réactions des visiteurs, en particulier les innombrables délégations de pays ayant des coopérations judiciaires avec la France, réactualisent quotidiennement cette sensation de mieux. En bénéficient aussi les prévenus ou inculpés qui ne moisissent plus dans les locaux indignes de l’ancien dépôt du Palais de justice. Les pièces de détention ne sont pas devenues riantes, mais elles sont propres et, si j’ose dire, « accueillantes », en tout cas parfaitement hygiéniques.

Important : cette sensation du silence. Silence ambiant dans les salles d’audience. Silence autour des bureaux des magistrats, des greffiers, des personnels administratifs. Silence dans les couloirs où les lourdes chaussures des policiers amenant un prévenu dans un bureau ne résonnent pas. Silence autour des innombrables salles de réunion qui pallient la faible surface des bureaux (beauté des normes administratives de surface des bureaux individuels en fonction du grade, mais parfaitement ignorantes des conditions de travail administratif des occupants…) où les magistrats ne peuvent recevoir plus de trois ou quatre personnes et doivent pour la moindre audition de familles ou d’un mix prévenus/défenseurs/témoins réserver dans les espaces de servitude. Contraintes de réservation auxquelles les occupants du TGI ont pris l’habitude de se plier, mais… Silence confortable, mais aussi silence isolant qui peut peser quand, sortant de son bureau, on parcourt des dizaines de mètres dans un couloir sans croiser personne avant de se rendre dans une salle d’audience. Tout le monde n’apprécie pas de la même manière ce calme — la rumeur c’est la marque de la vie, non ? – et certains regrettent ce bruit de fond qui peuplait l’île de la Cité.

La révolution tranquille des tribunaux d’instance

La transformation la plus importante de l’organisation aura finalement porté sur la plus humble des juridictions parisiennes : les tribunaux d’instance. Juridictions de proximité par excellence, ils logeaient dans chaque mairie, ou presque, d’arrondissement. Chaque tribunal, avec ses quelques juges et greffiers, traitait dans tout leur éventail l’ensemble des compétences de ce niveau judiciaire. Chacun y jouissait de cette autonomie et se réjouissait de cette variété des problèmes humains qu’il avait à traiter, même si cette diversité se payait parfois d’un peu d’approximation sur les profondeurs du droit des baux. Ou se désolait de devoir se disperser à ce point entre crédits de consommation, conflits de loyer, gestion des tutelles, élections professionnelles, etc. La question se posait donc de leur regroupement ou de leur maintien. Lyon et Bordeaux avaient déjà regroupé leurs tribunaux d’instance et l’ensemble du milieu judiciaire s’en trouvait très satisfait. Et, quelque part dans les tuyaux des réformes que le ministère de la Justice mûrissait depuis longtemps, cheminait à petits pas un projet de fusion des tribunaux d’instance et de grande instance. Tout plaidait donc en faveur de leur relocalisation dans le nouveau TGI, même si cette précieuse proximité s’en trouverait altérée pour le justiciable par quelques stations de métro supplémentaires. L’enjeu n’était pas mince : 30 magistrats et 130 greffiers concernés.

Les jeux possibles à l’occasion d’un simple transfert géographique dans une aire aussi limitée ont été soigneusement préparés. Mûrement réfléchis par une mission de l’Inspection générale et de multiples groupes de travail des magistrats et greffiers concernés (que serait un magistrat sans son greffier ?), cela s’est traduit par une définition de pôles qui regroupent par contentieux spécialisés des magistrats et des greffiers. Ainsi à l’omnicompétence de l’ancienne organisation succède un travail réparti où, en plus d’une sécurité technique mieux assurée, des progrès de productivité promettent un raccourcissement des délais de jugement.

Mais, cela fait partie des plaisirs imprévisibles de l’articulation entre vie des services et vie gouvernementale, le projet déjà ancien de rapprochement des tribunaux du premier degré, instance et grande instance, est arrivé à maturité. Et deux lois importantes du 23 mars dernier ont été votées par le Parlement : une loi de programmation et de réforme pour la justice et une loi organique sur le renforcement de l’organisation des juridictions. Le 1er janvier prochain, elles entreront en vigueur et nos deux catégories de juridictions deviendront les « tribunaux judiciaires ». Si bien que ce magnifique travail de préparation à peine mis en place doit être remis sur le métier et adapté à de nouvelles répartitions de fonction au sein des « contentieux de la protection ». Mais une réflexion de fond sur l’organisation du travail ne peut jamais être totalement perdue…

Quant aux autres métiers rassemblés dans ce « geste » architectural, ils continueront de se transformer au rythme des évolutions législatives et technologiques. Bouleversement silencieux, quasi invisible pour le justiciable, du travail des gens de justice et de leurs auxiliaires. Ici comme ailleurs les algorithmes se mettent à l’œuvre, les systèmes experts désormais promus au rang d’intelligence artificielle (artificiel : prothèse pour remplacer un manque : jambe ou bras artificiels ?) préparent des jugements préformatés et permettront de persévérer dans l’évitement des questions de fond comme la généralisation du juge unique.

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.