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Mai 2018. Deux livres-manifestes sortent, Noire N’est pas mon métier et Vaincre Nos peurs et tendre la main. Ils dénoncent la « peur au carré » qui se propage et pousse à exclure plutôt qu’à accueillir, à trier entre les humains pour mettre à distance ceux qui le seraient moins. Ces livres émanent d’univers très différents et s’alarment de situations dont certaines sont assurément plus dramatiques. Ils disent tous les deux notre incapacité, celle des sociétés occidentales, à être hospitaliers ou simplement fraternels envers ces « étranges étrangers », qu’ils viennent du bout du monde ou soient nés ici. Ils disent aussi « qu’une nouvelle société est en train de naître qui refuse d’être acculée à la peur », et que « nous n’avons que les chaînes de nos préjugés à perdre ».

 

Les chercheurs de refuge

 

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Avec Vaincre Nos peurs et tendre la main (1), Guillaume Le Blanc inscrit son manifeste explicitement dans la lignée de l’appel de l’abbé Pierre en 1954 et du cri d’alarme de Stéphane Hessel Indignez-vous ! en 2011. Il plaide pour la création de maisons de l’Hospitalité dans toutes les grandes villes de France, pour un statut de Ville Refuge sur le modèle des villes sanctuaires aux États-Unis et conformément à la Charte initiée en 1995 par le Parlement international des écrivains à l’instigation de Pierre Bourdieu et Jürgen Habermas. La question des migrants doit cesser « d’être une prérogative du ministère de l’Intérieur ».

 

En trois chapitres, il décrit ce que subissent les « demandeurs de refuge ». Ils sont contrôlés, triés et à chaque fois que c’est possible, expulsés. Trente ans après la chute du Mur, « l’esprit de Berlin semble mort comme l’esprit de Johannesburg » et l’heure est aux mesures toujours plus restrictives pour « contenir une population errante aux portes de l’Europe ». Les migrations, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elles se font à 38 % du Sud vers le Sud et à 34 % du Sud vers le Nord, sont normales et « on veut les faire passer pour pathologiques ».

 

Comme Jean-Marie Gustave Le Clezio (voir « Le tri des migrants, un déni d’humanité insupportable » dans L’Obs, 9 janvier 2018), Guillaume Le Blanc s’indigne de la distinction faire entre « mourir de faim et mourir sous les coups d’un tyran », le droit d’asile ne connaissant que le seul accueil politique et de plus en plus difficilement. Comme Stéphane Hessel, il refuse les divisions entre les « démunis d’ici et les misérables de là-bas ». Nous sommes dans une « logique de tri accélérée », qui inévitablement crée des parias, des indésirables qui n’ont que « le droit d’avoir le moins de droits possible ». Sauf à accomplir des exploits à l’instar de Mamadou Gassama, jeune malien sans papiers qui le 26 mai à Paris a sauvé un enfant de quatre ans suspendu dans le vide et qui, en raison de son acte, va être naturalisé.

 

Dans la suite du livre La fin de l’hospitalité (Guillaume Le Blanc et Fabienne Brugère, Flammarion, janvier 2017), il plaide pour « réinventer l’hospitalité » : « accueillir doit à nouveau devenir un mot noble, un motif d’engagement et d’indignation, le cheval de Troie de l’humanisme dans cette cité de plus en plus emmurée qui est la nôtre ». Pour que les mesures concrètes que le livre décline dans son troisième chapitre aient une chance d’aboutir, il est nécessaire de bâtir une « idéologie de l’hospitalité contre l’idéologie de la sécurité ». C’est ce à quoi s’emploie ce livre-manifeste, mêlant constats, chiffres, mesures pratiques et appel à inventer « un humanisme des droits humains », celui des vies qui cherchent un refuge. « Accueillons-les ! Tendons la main. C’est nous-mêmes que nous accueillerons ».

 

La couleur du petit Chaperon rouge

 

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Le livre Noire N’est pas mon métier (Collectif, Seuil, mai 2018) est un concentré de colère, d’humour et de tendresse. A l’initiative d’Aïssa Maïga, il raconte précisément les difficultés à trouver un rôle lorsqu’on est une actrice noire ou métisse. Elles sont seize, françaises et pour la plupart nées en France. Certaines se sont longuement préparées, conservatoires, études supérieures, d’autres en font leur métier après un premier casting « pour voir ». Elles travaillent toutes, certaines cumulent le métier d’actrice avec celui de productrice ou de réalisatrice. Elles aiment ces métiers, elles parviennent bon an mal an à en vivre.

 

Reste cette question : pourquoi, à de rares exceptions près, et quelles que soient les qualités de leur agent, ne leur propose-t-on que des rôles de prostituée, de mère célibataire, de mama africaine ou de femme de ménage ? Pourquoi sont-elles cantonnées à des « rôles stéréotypés pour des personnages périphériques, toujours en position de subalternes » (Sabine Pakora) et se prénomment-elles au choix Fatou, Nafissatou ou Alimata ?

Réponse : elles sont noires. Pour un rôle de médecin ou d’avocate, ou pourquoi pas du Petit Chaperon rouge, jamais elles ne sont appelées. « Les rares fois où on cherche une femme noire, c’est pour raconter une migration tragique, la précarité ou la banlieue délinquante ». Et bien sûr, l’actrice noire a « un port de gazelle », elle est « féline », elle a de « longues jambes comme des lianes » et une « démarche de panthère » !

 

Lorsqu’un réalisateur réussit à imposer Aïssa Maïga comme actrice principale aux côtés d’un acteur (blanc) dans un film qu’elle qualifie de romance, c’est la promotion du film qui la rappelle à l’ordre. Les personnages sont parisiens tous les deux et forment (au cinéma) un couple comme il en existe (dans la vie). Le tournage s’est bien passé. Aïssa Maïga est heureuse jusqu’à ce qu’elle découvre l’affiche du film. Son partenaire y est seul, unique héros d’une histoire d’amour ! Elle est expulsée de l’affiche au prétexte que « le public ne serait pas prêt ». Comment lui demander ensuite « d’ingurgiter les principes humanistes de l’antiracisme, les pensées du siècle des Lumières, les textes du théâtre classique français, liberté-égalité-fraternité » ?

 

A Sara Martins on refuse le rôle de Lady Macbeth, sous le prétexte que « ce personnage étant l’incarnation du mal, il ne peut être interprété par une femme noire sans risquer de rendre la pièce manichéenne, voire raciste » ! On comprend qu’elle écrive : « c’est quand j’ai été appelé pour jouer dans les Trois Sœurs de Tchekhov que j’ai été la plus fière ». Merci à Peter Brook d’avoir expliqué ensuite qu’il n’avait pas d’autre intention que de travailler avec une actrice dont le travail l’intéressait.

 

Plusieurs le disent, il « faut forcer le passage… les gens s’habituent peu à peu » (Firmine Richard). Assa Sylla écrit : « oui, noire on peut devenir actrice ». Karidja Touré, qui comme elle a joué dans l’excellent Bande de filles de Céline Sciamma, dit son bonheur d’avoir été choisie dans le film de Cédric Klapisch Ce qui nous lie, pour interpréter le rôle d’une Bretonne « qui vient du Finistère et vit en Bourgogne ».

 

Un monde dont on soit fier

 

L’actrice noire américaine Viola Davis a remporté l’Emmy Awards de la meilleure actrice en 2016. Lors de la remise des prix, elle a déclaré : « La seule chose qui différencie la femme de couleur de toute autre personne, c’est l’opportunité ». Tout est dit. Ces opportunités c’est ce que nos sociétés, où règne « la suffisance des vies inclues (2)» refusent à celles et ceux qu’elles rejettent et rêvent secrètement de rendre invisibles.

 

Ces deux livres ont une histoire très différente. Ils parlent de situations plus ou moins poignantes. Ils disent tous deux le refus de vivre dans une société qui trie et qui exclue, une société qui se replie sur ses frontières, sur ce qu’elle croit être ce qui la définit, une identité figée et qui se sent menacée, qui a « peur d’avoir peur », comme l’écrit Guillaume Le Blanc. Ils sont tous deux très informés et concrets tout en mettant l’accent sur la prégnance de nos préjugés. Ces livres s’attaquent aux « murs symboliques », ils mènent une bataille culturelle. Ils ne nous font pas la morale, mais ils font appel à notre humanité et ils sont infiniment politiques. Ils nous parlent de nos mœurs, de nos institutions, d’un monde dans lequel nous pourrions être fiers de vivre.

 

Pour en savoir plus :


(1) Vaincre nos peurs et tendre la main. Mobilisons nous pour les exclus. Guillaume Le Blanc. Flammarion. Droits reversés à ATD Quart Monde, Emmaüs Solidarités et Secours catholique. La sortie du livre est accompagnée d’un appel « Accueillons-les ! ». Libération du 25 mai 2018, appel signé par de nombreux universitaires et personnalités.

(2) Que faire de notre vulnérabilité. Bayard. Guillaume Le Blanc. 2011

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.