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par Monique Dagnaud

Dans un livre très documenté – Makers. Enquête sur les laboratoires du changement social, Le Seuil, 2018 – Isabelle Berrebi-Hoffmann, Marie-Christine Bureau et Michel Lallement nous convient à un voyage ethnographique dans les hackerspaces, les makerspaces et les fablabs, ces temples du bidouillage qui prolifèrent aujourd’hui en France. À l’issue de la lecture, une hésitation est permise : s’agit-il de laboratoires de l’innovation, leviers utiles à l’économie nouvelle, ou bien de pôles d’éducation populaire dédiés à l’art de la main et à finalité intégratrice ?

 

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Historique et redéfinition des modalités du travail

 

Hackerspaces et fablabs forment les deux modèles organisationnels du monde des « makers ». Les makers se réfèrent à la tradition du Do It Yourself, l’encensement du Faire qui de William Morris à la fin du 19e siècle à André Gorz à la fin du 20e, s’affirme en résistance à l’ordre industriel et marchand. Les hackers renvoient à l’histoire du hacking et du bricolage électronique, né au MIT à la fin des années 60, qui se transfère vers la côte ouest à partir des années 70. Le thème des fablabs [« fabrication laboratory »] est né au début des années 2000 au sein du MIT chez des scientifiques s’intéressant aux techniques de l’apprentissage. Ces différents mouvements se rejoignent et diffusent un halo culturel qui éclaire ces nouveaux espaces de travail. Par leurs valeurs affichées et leurs façons de faire, les makers, malgré la diversité de leur structure d’accueil [taille de leur surface, équipement, type de fréquentation, spécialité] et leur dispersion géographique, ont un air de famille.

Quelle est l’importance de cette mouvance ? D’après la « Cartographie des Fablabs français », au début de l’année 2017 il existait 115 entités dénommées comme telles, la plupart dans des grandes agglomérations urbaines – le nombre de hackerspaces, qui ne revendiquaient pas l’étiquette de fablabs, échappant à cette recension.

Ces espaces de bricolage et de création d’objets ont connu un essor après les années 2000 sur fond de crise de l’emploi et d’explosion de la révolution numérique. S’y emboîtent plusieurs dimensions. D’abord, saute aux yeux la dimension utilitaire, puisque s’y trouvent réunis les outils nécessaires pour fabriquer ou inventer des objets, outils qui vont du petit et moyen matériel de bricolage à des machines plus sophistiquées comme les imprimantes 3D, des fraiseuses numériques, ou des découpeuses laser. Y figure aussi la panoplie informatique complète du geek : on le sait, la culture numérique, dès le départ, a été imbriquée au loisir de la bricole. Ces bric-à-brac où s’entassent dans un joyeux désordre outils, machines, établis, objets improbables et en devenir et une multitude de choses qui pourraient être utiles à l’occasion forment le décor typique de ces lieux cultes qui ressemblent parfois plus à la chambre de Harry Potter qu’au garage bien ordonné d’un bricoleur du dimanche. D’autres fablabs, en revanche, présentent l’allure d’un atelier d’usinage.

Ensuite s’y exerce une activité pédagogique : dans ces lieux on fabrique, mais aussi on apprend à fabriquer, grâce à l’esprit collaboratif qui veut que l’on s’entraide et que l’on s’applique à partager le savoir. Cette culture de l’échange trouve son prolongement dans les réunions, les séances de formation et les événements conviviaux et festifs qui ponctuent l’agenda de ces ateliers : ils sont conçus comme des espaces de sociabilité.

La philosophie politique du Faire

 

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Enfin y est ancrée une dimension militante : ces lieux prospèrent sur la résistance à l’essor du capitalisme bureaucratisé. Les makers expriment à bas bruit une révolte contre le travail tel qu’il est organisé dans les grandes organisations et entendent promouvoir le Faire comme source de l’émancipation individuelle et collective. Derrière la célébration de l’outil et de la technologie, beaucoup de causes se bousculent : l’autonomie individuelle, l’écologie, l’élévation par la connaissance, le partage, la bienveillance, la création du bien commun. Les documents présentant ces lieux-tiers usent de la rhétorique des hackers qui exalte la notion de liberté : de la liberté d’expression, d’information et de mouvement à la liberté d’entreprendre, et ses prolongements économiques. Un monde commun se dégage alors, façonné par une philosophie sociale qui s’enracine dans les origines de l’internet et qui se chante dans des happenings d’envergure mondiale [Burning Man, rassemblements du Chaos Computer Club, sommets et happenings divers]. Ces événements attirent les affidés et captent la curiosité des médias, tant les organisateurs manifestent un art de la mise en scène grandiose et un talent à prophétiser le futur. Les hackerspaces bénéficient ainsi de l’aura qui enveloppe le rêve californien – la réinvention de l’individu par la puissance technologique.

La plupart des makerspaces ont été créés à partir d’une structure associative ou d’un collectif, et, à quelques exceptions près, ils reçoivent le soutien d’acteurs publics territorialisés, associations ou collectifs. Souvent ils fonctionnent avec du partenariat d’entreprises privées ou des universités, et certains deviennent progressivement des appendices du monde économique, ou ouvrent des espaces de coworking payants ; mais beaucoup connaissent une fragilité financière.

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Ils drainent un public à dominance masculine et fortement doté de capital culturel. Ces bidouilleurs abritent en effet presque toujours des diplômés d’études supérieures : étudiants, ingénieurs en mécanique, électronique ou en biologie, développeurs, designers, architectes, enseignants, créateurs de start-up. Ils sont principalement issus de deux veines de formation : celle des sciences dures, diplômes d’ingénieur et doctorats scientifiques, d’une part ; celle du secteur artistique et littéraire, les écoles d’architecture, d’art ou de design, de théâtre, de musique ou de cinéma, d’autre part. Les voies qui acheminent vers la fréquentation des makerspaces sont plurielles. Pour une partie des participants, surtout les ingénieurs, elle dérive d’un choix politique : la défense des valeurs du vrai logiciel libre [celui qui n’est pas récupéré par l’industrie et la génération de valeur], ou le militantisme écologique – mobilisation contre l’obsolescence programmée des objets, et promotion d’un modèle alternatif de consommation et de production. D’autres viennent dans ces espaces pour parfaire une formation de type artistique et se frotter aux process numériques. D’autres sont des techniciens ou informaticiens qui utilisent simplement les outils mis à leur disposition pour travailler en indépendant, ou des personnes investies dans la vie associative et l’éducation populaire qui développent des activités dans le multimédia et la médiation sociale. On repère, enfin, des diplômés de droit, de sciences politiques, de sciences humaines ou des journalistes dont l’expérience professionnelle se caractérise par la pluridisciplinarité et l’instabilité ; en d’autres mots, un public dont le statut se situe aux marges du précariat et de l’indépendance. Quel que soit l’itinéraire emprunté, les adeptes des makerspaces fonctionnent en relatif décalage par rapport au reste de la société et ce sentiment de « marginalité » forge leur identité.

Les activités conduites dans ces lieux brisent un certain nombre de frontières : entre bidouillage et innovation finalisée, entre expertises technologiques et expertises artistiques, entre célébration du Faire et invention du social, entre travail et loisirs ou non-activité, entre amateurisme et engagement professionnel, entre dissidence « politique » et capitalisme en recomposition. On peut, comme les auteurs de Makers, penser que ces espaces expérimentaux impriment les marques d’un « monde en transformation » et introduisent de nouvelles façons de travailler, notamment en insufflant l’éthique du collaboratif et en se faisant les chantres du statut d’indépendant.

Ces tiers lieux jouent aussi le rôle de sas d’intégration pour des diplômés qui, par conviction intellectuelle ou par difficulté à trouver un travail stable, peinent à s’insérer dans la société capitaliste numérisée. La composante sociale et ludique de ces maisons de la technologie et de la culture ne peut être passée sous silence – le soutien que leur attribuent les pouvoirs publics peut être comparé à la politique des MJC menée en direction de la jeunesse. « C’est une communauté de passionnés qui se sont retroussé les manches pour faire leur petit coin de paradis électrique, mécanique, chimique et biologique : enfin le terrain de jeu dont on rêvait tous ! » : ainsi est présenté dans sa brochure l’ElectroLab de Nanterre, un des lieux visités par l’équipe de chercheurs.

« Un coin de paradis » pour ingénieurs rebelles, intellos précaires et autres bricoleurs inspirés.

 

– Article initialement publié sur le site TELOS le 4 mai 2018, repris avec leur autorisation –

 

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