11 minutes de lecture

Jean-Luc Névache, ancien préfet et directeur de cabinet de ministres de l’Intérieur occupe actuellement un poste de haut fonctionnaire. Il a donné une conférence le 22 mars dernier à l’initiative du club Convaincre-Rhône. Michel Weill qui y participait en fait le compte-rendu.

 Jean-Luc Névache commence par insister sur le fait qu’il est essentiel de distinguer le phénomène migratoire et le droit d’asile, même si on verra par la suite que de nombreuses interférences entre les flux correspondants existent.

Migration et démographie en Europe et en France

Globalement l’Union européenne connaît depuis 2015 un solde naturel négatif. La France est de ce point de vue très atypique : avec un solde naturel de 140 000 en 2018, nous sommes le pays de l’UE le plus fécond avec l’Irlande. L’Allemagne connaît, elle, un solde naturel négatif de 148 000 ; comme d’autres pays de l’est, sa population baisse globalement. Pour autant la France a connu en 2018 son solde naturel le plus faible depuis la guerre, notamment en raison des décès des générations nombreuses du baby-boom d’après-guerre.

Sur les 27 pays de l’UE, 20 connaissent un solde migratoire positif, et sont des pays d’immigration, 6 pays de l’Est sont des pays d’émigration alors qu’ils connaissent déjà un solde naturel négatif ; la Pologne enfin est à l’équilibre. Le solde migratoire est donc un élément majeur du maintien et de l’augmentation de la population européenne.

Les étudiants étrangers représentent 9 % de l’effectif total des étudiants et 24 % pour les doctorants.

En matière d’emploi, on constate que depuis 2015 le taux d’emploi des étrangers a augmenté tandis que le chômage baissait.

En 2018, la France a octroyé 230 000 nouveaux titres de séjour, dont 12 % pour les Algériens, autant pour les Marocains, 7 % pour les Tunisiens à égalité avec les Chinois, 25 % à des ressortissants des pays d’Afrique subsaharienne. Sur ces 230 000, 90 000 l’ont été au titre du regroupement familial, dont la moitié pour des familles de Français et 75 000 pour des étudiants : 70 % constituent donc des flux incompressibles ! Nous avons accueilli par ailleurs 87 000 européens supplémentaires.

18 000 mineurs non accompagnés sont arrivés en France en 2018 contre seulement 2500 en 2004. 2 milliards sur 7 leur sont consacrés au titre de l’aide sociale à l’enfance.

Mais nous sommes aussi un pays d’émigration : 310 000 personnes ont quitté le territoire dont 85 % de Français soit nettement plus que le nombre de titres de séjour accordés pendant la même période. Si bien sûr certains reviennent, on estime à plus du double le nombre de partants par rapport aux revenants, sans pouvoir l’assurer car il n’y a pas de comptabilisation.

Le droit d’asile en France et en Europe

Jusqu’en 2008 et dans l’Union européenne, on estime à 200 000 par an l’arrivée de demandeurs d’asile ; ce chiffre a doublé entre 2008 et 2014, soit 400 000 ; on est passé à 1,4 million en 2015 pour redescendre à 800 000 en 2017. Au total, ce sont 4 millions de demandes qui ont été formulées entre 2014 et 2017, soit un rythme annuel moyen 3 fois plus élevé que précédemment.

La demande d’asile se concentre sur un nombre restreint de pays : l’Italie, la Grèce, l’Espagne, l’Allemagne et la France. Dans ces cinq pays et dans les cinq provenances arrivant en tête, on trouve la Syrie dans quatre pays, l’Afghanistan dans trois, le reste étant très éclaté ; arrivent ainsi en tête en Espagne, le Vénézuéla et en Italie, le Nigéria. Les flux sont extrêmement complexes et variés.

Au début des années 2 000, la France accueillait peu : pour 13 % de la population européenne, elle accueillait 6 % des demandeurs d’asile avec un taux d’acceptation très faible. La France en accueille aujourd’hui beaucoup plus, 100 000 demandes par an, mais quand même moitié moins que l’Allemagne. Les provenances sont dans l’ordre, le Soudan, l’Afghanistan, Haïti, l’Albanie et la Syrie. L’Albanie est paradoxalement considérée par la France comme un pays sûr. Le taux d’acceptation des demandes est de 37 %, en nette augmentation par rapport au passé.

Les réalités et le droit en matière de migration sont très différents d’un pays européen à l’autre ; certains sont traditionnellement des pays d’immigration comme la France et l’Allemagne, bien qu’avec des modalités fortement différenciées, d’autres traditionnellement des pays d’émigration comme l’Irlande. Le droit de la nationalité influe aussi fortement sur la perception des flux migratoires et sur l’intégration dans les pays de migration : le droit du sang est plutôt pratiqué dans les pays d’émigration et le droit du sol dans les pays d’immigration. Ainsi on trouve plusieurs millions de personnes de nationalité italienne dans le monde qui la conservent de génération en génération. En matière de migration, l’expression du droit est profondément nationale.

Il en va tout autrement pour le droit d’asile. Le fondement en est la convention de Genève de 1951. Comme les traités fondamentaux de l’Union européenne ont intégré la convention de Genève, aucun État ne peut en sortir sans sortir de l’UE. Tous les États appliquent le même droit, qui est donc un droit européen.  

Mais il existe des problèmes communs aux migrations et au droit d’asile

 Ces problèmes sont liés à la gestion des flux. Au moment d’une entrée clandestine, on ne sait pas qui est demandeur d’asile et qui ne l’est pas : c’est un flux indifférencié qui est géré ; on ne rentre pas comme demandeur d’asile et la gestion de ce flux est d’autant plus forte avec les règles de l’espace Schengen. Ensuite, un nombre considérable et majoritaire de demandeurs d’asile va  être débouté.

Des flux qui ont considérablement baissé, mais à quel prix ?

Les trois grands flux — Méditerranée orientale (Turquie, Grèce), centrale (Lybie, Italie) et occidentale (Maroc, Espagne) — ont considérablement diminué. Comment ?

L’Europe a créé FRONTEX, un corps de garde-frontières de 10 000 hommes, qui ne marche pas et ne peut pas marcher. Certains n’ont pas pu s’opposer à leur présence sur place comme les Grecs ; mais la garde des frontières est une fonction éminemment régalienne qu’une autorité nationale a la plus extrême réticence à faire exécuter par des non nationaux, fussent-ils européens. Ils ne les utilisent donc pas.

Sur la Méditerranée centrale, cela a plutôt bien marché, mais sur la base d’un cynisme absolu. Il y a d’abord eu l’opération européenne Mare Nostrum entre 2010 et 2014 : des bateaux allaient chercher les gens en mer, mais cela a engendré d’énormes effets pervers ; des barcasses étaient envoyées par des passeurs à la limite des eaux territoriales libyennes où elles étaient abandonnées ; on fournissait aux migrants des téléphones portables avec des numéros à appeler pour qu’on vienne les chercher. Une action avec beaucoup plus de moyens a ensuite remplacé Mare Nostrum, l’opération Tryton, mais avec la consigne de ne pas aller au-delà de trente miles des côtes italiennes. Ce sont les ONG qui se sont chargées d’aller secourir les migrants, on connaît le coût humain.

Des accords ont été signés par l’UE avec des pays de transit, la Turquie, mais aussi le Maroc, le Niger et le Tchad. On paye et ils arrêtent les migrants. Cela marche aussi, mais à quel coût politique : ils nous tiennent par ces accords, notamment les Turcs vis-à-vis de la question kurde.

Enfin la France a envoyé au Maroc, en Libye, au Niger et au Tchad des missions de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (l’OFPRA) pour solliciter le dépôt de demande d’asile par des migrants, mais dans des conditions qui ne respectent pas le droit international de l’asile. La France est également aujourd’hui en infraction avec les règles de l’accord de Schengen comme six autres pays, dont l’Allemagne : nous avons de fait rétabli les frontières avec l’Italie depuis le 15 novembre 2015. La possibilité de rétablissement temporaire était légalement prévue, mais nous sommes aujourd’hui en infraction.

On a certes réduit les flux, mais au prix, notamment, d’entorses multiples.

En matière d’immigration, un problème lancinant d’effectivité de la politique définie et affichée

Si les problèmes sont similaires dans tous les pays d’accueil en Europe, les responsabilités sont pour l’essentiel nationales. L’efficacité de notre système est en cause : est-il démocratiquement acceptable qu’un pays ne soit pas capable de gérer la politique qu’il veut en principe avoir ? Les reconduites à la frontière sont très peu nombreuses : entre 15 et 20 % des obligations de quitter le territoire français (OQTF), sont suivies d’effet. Cette difficulté n’est  propre ni à la France ni aux orientations politiques du gouvernement en place. Le sujet central est celui des laissez-passer consulaires : ils sont obligatoires pour renvoyer quelqu’un dans son pays d’origine, mais beaucoup de pays ne veulent pas reprendre leurs ressortissants et ne délivrent pas les laissez-passer nécessaires ; c’est par exemple le cas de la Chine ou du Mali. Autre circonstance : quand — à défaut de papiers — on ne parvient pas à connaître la nationalité de la personne, où la renvoyer ? On crée et fait croître ainsi une population de plus en plus importante de personnes ni expulsables ni régularisables, notamment ceux ayant plus de 10 ans de présence en France.

En Europe, des dysfonctionnements aussi dans l’application du droit d’asile

Alors que nous avons en Europe un droit unique, les pratiques des États aboutissent à des conduites différentes : en Bulgarie les demandes des Afghans ont 95 % de chance d’être rejetées ; en Allemagne 70, en Belgique 40 et en France 20. Pour les Albanais, le taux d’acceptation est de 2 % en Allemagne, de 17 en France (après être monté à 35) ; en Hongrie ils sont rejetés à 90 %, en Allemagne à 70, en France à 60, soit la moyenne européenne.

Un règlement de Dublin qui ne tient plus la route

L’origine de ce règlement de Dublin réside dans le sentiment qu’ont eu les pays du nord que ceux du sud ne savaient pas tenir leur frontière et faisaient passer les migrants chez eux. La règle est que les migrants ne peuvent demander l’asile que dans le pays d’entrée dans l’UE. Cela a plutôt bien fonctionné jusqu’en 2014-2015. Puis le système a explosé : les Italiens, les Espagnols et les Grecs n’ont pas pu gérer les demandes dans les délais ; les gens sont d’abord restés puis sont partis. Lors d’une demande d’asile dans un deuxième pays de l’Union, les autorités ont voulu les renvoyer dans le premier, particulièrement en Italie ; c’est le système de la relocalisation. On leur donne alors un titre de séjour, mais seulement valable dans le pays ; s’ils le refusent pour se rendre dans un autre pays, ils deviennent irréguliers. Une proposition a été faite par la Commission de relocaliser 100 000 de ceux ayant obtenu l’asile, chaque pays devant en prendre un certain quota. La France a fait péniblement 25 % de son quota au bout de  trois ans. Le règlement de Dublin n’est pas non plus une réussite.

Quelles solutions imaginer ?

  • Assumer le fait qu’il y a des migrations et un asile : c’est surtout pour les migrations qu’on n’assume pas la réalité ; 10 pays de l’union ont accordé 320 000 visas de travail en 2010 et seulement 5 000 en 2015. Or il ne faut pas oublier que 70 % des migrations africaines sont intra africaines, 15 % seulement des migrants viennent en Europe et 15 % vont ailleurs. Les nouveaux arrivants en France viennent maintenant surtout de pays d’immigration non traditionnelle pour la France tels que le Nigeria et l’Éthiopie.
  • Ne pas renforcer Frontex : ça ne marchera pas
  • Demander aux pays tiers sûrs de faire le tri chez eux, sous-entendu pour qu’ils gardent les irréguliers
  • Créer une agence européenne de l’asile pour unifier les pratiques.
  • Faire sauter la règle du premier pays d’accueil, mais garder celle d’une seule demande
  • Imaginer des centres d’accueil dans les pays d’accueil périphériques avec des agences des différents pays finaux
  • Abandonner le principe de relocalisation ? Le déplacement contre la volonté des migrants n’est pas souhaitable ; mais on pourrait peut-être dépasser ça en le faisant financer par l’UE ; on neutraliserait la question du lieu du traitement du dossier de demande d’asile à travers une solidarité d’accueil ou financière.
  • Trouver la place de l’Europe sur la question de l’immigration hors droit d’asile. D’abord la trouver dans une politique d’aide au développement aux pays d’immigration allant de pair avec un paquet de négociations au niveau européen des conditions de réadmission des ressortissants déboutés. Il ne faut pas oublier que ceux qui émigrent sont ceux qui peuvent immigrer, donc pas les plus démunis : les migrations augmentent quand les pays se développent et donc le problème est devant nous. Pour le coup FRONTEX pourrait être chargé de la politique de reconduite.

Jean-Luc Névache a répondu ensuite à un certain nombre de questions et de remarques de la salle :

  • Les Français qui émigrent sont pour l’essentiel des étudiants qui se fixent dans tous les pays du monde. Certains reviennent, mais peu. Il y a ainsi 800 000 ressortissants français en Angleterre.
  • Une carte de séjour européenne n’est pas aujourd’hui envisageable compte tenu des réalités très différentes dans les différents pays : la liberté de circulation des Européens n’est pas la même chose que celle des étrangers.
  • Si le déficit de population de l’Europe devrait théoriquement amener à ouvrir des fenêtres à l’immigration, on constate en fait qu’un pays qui se vit « rapetissant » a tendance à se refermer sur lui-même comme on le constate dans les pays de l’Est. Il y a un grand effort à faire pour ne pas tomber dans la théorie du grand remplacement !
  • Sur la question de la reconduite à la frontière, ne tombons pas dans la théorie du complot : on ne peut évacuer d’un revers de main le problème de la non-effectivité d’une politique. On met en œuvre une politique… ou on en change !
  • Il ne faut jamais oublier qu’en Europe, nous participons à la décision, mais ce n’est pas nous qui décidons. C’est très français de penser que nous allons pouvoir décider tout seuls : nous sommes 1 sur 27 ! En France la négociation est un gros mot : on n’assume jamais le compromis ; on n’explique jamais la manière dont les décisions ont été prises.

Ayons de la mémoire : nous sommes un très vieux pays d’immigration ; celles-ci ont toujours constitué une source de tension ; elles ne sont pas nouvelles. Aujourd’hui, en France, le Rassemblement National ne crée pas de nouvelle fissure, ou en tout cas pas plus qu’avant. Et les crispations de la société française vis-à-vis de l’islam ne se résolvent pas.

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Économiste du travail

Parcours professionnel : chercheur à l’université Pierre Mendes-France de Grenoble puis au CEREQ; chargé de mission au Secrétariat Régional pour les Affaires Régionales (préfecture de région Rhône-Alpes); directeur de l’Agence régionale pour la valorisation sociale (ARAVIS) à Lyon, directeur de l’information et de la communication, puis directeur scientifique et DGA de l’ANACT.

Fonction représentative: mandat CFDT au CESER Rhône-Alpes; premier vice-président, puis président de la commission Orientation, Éducation, formation, parcours professionnels (2008-2017).

Ce qui me caractérise : besoin de lier l’action à la réflexion et vis-et versa ; franchisseur de frontières : on m’ a souvent qualifié de « à la fois » syndicaliste et patron; c’est toujours placé, ou on m’a placé, dans des postures de médiation sociale; régionaliste et décentralisateur convaincu.

Centres d’intérêt : tropisme pour l’Afrique et les questions de développement, aime refaire le monde, sans oublier la montagne, la photographie, les voyages !