– Agnès Naton, propos recueillis par Michel Weill –
Dans le contexte de la pandémie, de retour de l’inflation et d’augmentation des carburants, mais aussi des tensions sur le marché du travail, des revendications salariales se font jour un peu partout en France. Metis a décidé de faire un zoom sur la région Auvergne-Rhône-Alpes, deuxième région française dont l’économie se caractérise entre autres par le poids de l’industrie et du tourisme, deux secteurs particulièrement sensibles en matière de recrutement. Michel Weill a interrogé Agnès Naton, secrétaire régionale de la CGT Auvergne-Rhône-Alpes.
Comment caractérisez-vous le moment où nous nous trouvons en matière de négociations sociales et plus particulièrement de négociations salariales ?
Les conflits que nous connaissons aujourd’hui sont principalement le résultat de la conjonction d’un retour de l’inflation, de la publication de résultats d’entreprises qui n’ont jamais été aussi élevés et d’un travail insuffisamment rémunéré. Au-delà d’une grogne individuelle, les salariés décident de se faire entendre davantage de manière collective. Dans un entretien très récent au journal Le Monde, Éric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts, dénonce un dérèglement du capitalisme qui peut mener à une révolution sociale. Il propose des hausses de salaire et demande à ce que l’État réunisse les représentants des entreprises et les syndicats, pour trouver un nouvel équilibre. Il dénonce aussi le fait que par recherche d’une rentabilité trop élevée, les grandes entreprises n’investissent pas suffisamment et préfèrent rendre l’argent aux actionnaires, alors que les besoins d’investissement n’ont jamais été aussi forts, notamment avec la nécessaire transition énergétique.
Cette conjonction de l’inflation et de résultats exceptionnels est-elle le seul élément ?
Non, le ressenti de ce besoin impérieux de régulation est aussi le résultat d’un long travail de détricotage du droit du travail, du droit fiscal et de la politique économique et sociale des gouvernements successifs. On peut citer la volonté de rompre avec le lien de subordination que représente la montée du travail indépendant, la flat tax qui rompt l’égalité devant l’impôt des revenus du travail et de ceux du capital, le renforcement des aides aux entreprises sans contreparties, par exemple avec le plan de relance 2030. Cette période de diminution des niveaux de salaire et de croissance des inégalités s’est accompagnée d’un discours sur la fin du travail, d’une croissance des distances domicile-travail due à la croissance des prix de l’immobilier à l’entour des métropoles, mais aussi d’une défiance vis-à-vis des corps intermédiaires. La volonté de réduire les coûts du travail a induit une remise en cause du dialogue social et de la démocratie sociale ainsi qu’une remise en cause des droits et des moyens des organisations syndicales. Les trois principales confédérations critiquent fortement les ordonnances Macron. Elles ont conduit à un éloignement des salariés de leurs représentants et à une réduction des droits et des moyens ; les CHSCT en sont l’emblème dans un contexte qui rappelle les responsabilités des entreprises en matière de sécurité, de prévention et de santé au travail. 20 % seulement des entreprises ont mis en place un CSE (Comité économique et social) sur la base d’une négociation, comme l’a montré l’évaluation qu’en ont fait ensemble la CGT, la CFDT, la CGC et l’U2P en lien avec l’université Lyon 3 et l’ANACT, en répondant à l’appel à projets de France Stratégie.
Pourriez-vous nous décrire la dynamique engendrée selon vous par ce contexte ?
La première grande illustration de cette fracture sociale a été la crise des gilets jaunes qui illustrait aussi l’absence de réponse à une crise de la démocratie, d’une explosion des inégalités et de richesses injustement réparties. Ensuite la crise sanitaire a révélé le rôle social invisible des « premiers de corvée ». Le Ségur de la santé a été une tentative de réponse salariale à cette prise de conscience, mais insuffisante. Insuffisante aussi parce qu’au-delà de l’aspect rémunération, la crise est aussi une crise du sens et du contenu du travail. Le Covid précipite les nécessaires transformations des situations de travail dans les entreprises privées comme dans les services publics, pressées par l’urgence climatique et sociale. L’enjeu d’un nouveau mode de développement plus sobre et d’une autre répartition des richesses est posé.
Comment cela se traduit-il dans les négociations annuelles d’entreprises en cours ?
Il y a aujourd’hui énormément de conflits autour des NAO avec des mobilisations en amont comme par exemple chez Renault Trucks à Lyon. Il faut remonter à très longtemps, peut-être 10 ou 15 ans, pour voir le personnel, toutes catégories confondues, cesser le travail au moment de la négociation afin de peser sur celle-ci en soutenant les organisations syndicales. Une augmentation de salaire de 2,6 % a été concédée. Elle est jugée insuffisante, mais largement supérieure à ce qui était obtenu précédemment, conduisant la CGT à signer l’accord.
A contrario, citons l’exemple de l’entreprise ARAYMOND FLUID CONNECTION dans laquelle une proposition d’augmentation de 2,3 % de la masse salariale par la direction au mois de décembre dernier a été refusée par un référendum des salariés et a conduit à un débrayage.
Certains secteurs se distinguent-ils particulièrement ?
La multiplication de conflits est visible dans toutes les entreprises et dans tous les secteurs d’activité, mais dans certains, comme dans la santé et l’action sociale, les conflits s’inscrivent dans la durée et lient revendications salariales, création d’emplois, contenu et organisation du travail.
Dans certains cas, c’est le patronat qui a pris lui-même l’initiative de la négociation, comme dans l’hôtellerie-restauration ou la coiffure, en raison des difficultés rencontrées pour recruter et fidéliser les salariés. C’est ainsi que la CFDT par exemple a conditionné sa signature à l’accord proposé dans les hôtels-cafés-restaurants à l’engagement du patronat à engager une nouvelle négociation sur la santé et les conditions de travail.
Ces difficultés de recrutement sont récurrentes, voyez-vous des phénomènes nouveaux ?
Oui, le rapport au travail a changé ou à minima s’est accéléré dans cette période de crise sanitaire. Les travailleurs hésitent moins à quitter leur entreprise et à se réorienter, certes pour des motivations salariales, mais aussi de plus en plus pour des raisons de conditions de travail, de perte de sens et d’une volonté plus affirmée de concilier vie familiale et vie professionnelle. Une récente étude de la Chambre de commerce et d’industrie du Rhône présentée au CESER, montre à quel point les salariés souhaitent être utiles et acteurs dans leur travail, mais également préserver leur vie personnelle et familiale. Ils accordent davantage d’intérêt aux entreprises qui ont intégré la transition écologique dans leurs choix stratégiques.
On peut encore citer l’exemple des autoentrepreneurs livreurs à vélo pour lesquels le prix de la course est passé en peu de temps de 9 à 3 ou 5 euros, les conduisant à travailler au péril de leur santé et de la qualité du service. Cette question de la qualité du travail se retrouve dans tous les secteurs, y compris les services publics. Les salariés veulent faire du bon travail. Alain Supiot montre très bien dans son dernier article sur la gouvernance par les nombres qu’il faut recréer des marges de manœuvre sur le contenu du travail. Je partage avec lui le constat que le contenu et le sens du travail sont devenus des exigences de justice sociale.
Laisser un commentaire