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Notre spécialité à Metis Europe : les relations sociales, les évolutions du travail … Et aussi, comme notre nom l’indique, cette Europe qui nous motive, qui nous frustre et à laquelle nous venons de consacrer un long débat interne, porteuse de tant d’interrogations auxquelles notre modestie ne nous permet pas de répondre. Alors, sinon pour trouver des réponses préfabriquées mais au moins pour nourrir les réflexions, un livre est à recommander à tous ceux qui ont le temps de se plonger dans 439 pages, l’équivalent d’au moins 3.200 mails parce qu’il faut le lire assez lentement, pour en savourer l’inventivité. Je ne l’ai pas encore nommé : Robert Menasse, La capitale, publié en janvier 2019 (éditions Verdier).

La capitale : évidemment Bruxelles, cet épicentre d’une Europe qui ne sait pas très bien où se situe sa périphérie mais sait bien que Bruxelles, ville étrange devenue capitale de l’Europe par accident (et par manque de détermination  des Français), est son vrai centre alors que la Belgique ne sait plus très bien si elle a encore une capitale dans son interminable agonie. Et si Bruxelles est le centre de l’Europe, le centre de Bruxelles, le vrai, n’est ni la Grand Place, ce site magnifique autour d’un hôtel de ville qui survécut aux invasions parce qu’il servait de point de repère aux artilleurs de Louis XIV pour leurs réglages, ce qui lui permit de se dresser intact au milieu des ruines, ni le Palais de Justice, pendant des décennies le plus grand bâtiment d’Europe, non : il se situe dans le quartier Europe autour du Rond-point Schuman. Les Parisiens n’y sont pas dépaysés : autour du rond-point les chantiers succèdent aux chantiers et les piétons se faufilent entre les palissades pour gagner leurs bureaux à air conditionné à stricte interdiction de fumer. Ainsi ces piétons devenus accessoires de leurs sièges se trouvent-ils contraints d’ôter les piles des détecteurs pour pouvoir s’intoxiquer sans déclencher de stridentes alarmes. Car à quoi servirait-il d’édicter des règles de droit si ce n’était pour pouvoir en enfreindre d’autres ?

Ce rond-point Schuman nous permet de pénétrer dans l’antre de la Commission où se déroule une grande partie de ce roman quasi ethnologique. On y découvre la subtile hiérarchie qui structure le prestige des différentes directions générales. Sans surprise TRADE arrive en tête comme il convient dans une organisation conçue pour produire de la circulation de biens et de services (des hommes aussi mais pas dans la même DG) dans un espace de concurrence libre, éclairée et régulée. En réalité, comme chacun sait, la vraie tête se situe dans le Service juridique, impitoyable gardien des Traités, antre des intelligences les plus aigües mais aussi les plus subtiles de la Commission, dont la force tient aussi à son mystère : jamais ses juristes ne s’exposent au débat public. On dit TRADE : dans toutes les têtes il est bien clair qu’il s’agit de « fair trade », pierre angulaire de la « global fairness ». AGR (Agriculture) n’est pas mal placée non plus mais ses fonctionnaires ne s’intéressent qu’à leur secteur, sans jamais aller se mêler des affaires des autres sinon pour s’en défier car ils savent bien que la réduction de leurs faramineux budgets figure dans les enjeux cruciaux de tous les accords de libre-échange que, du Chili à l’Ukraine en passant par le Japon, l’UE signe année après année. Et toujours sans surprise CULTURE arrive en bon dernier. Il faut remarquer qu’on dit Culture alors que son vrai titre est « EDUCATION ET CULTURE », Culture portant évidemment l’identité européenne alors qu’Education n’est que le lieu des obscurs tacherons de l’école. Et pourtant Education porte le projet le plus réussi de la Commission avec Erasmus et ses 9 millions de participants, pratiquement autant que d’agriculteurs dans toute l’Union, mais prestige et efficience ne coïncident pas forcément. Que Culture soit bonne dernière n’est pas indifférent à notre histoire puisque le héros de Robert Menasse va être porté par elle.  Avec le quartier Europe, quartier vidé de ses habitants par les bureaux,  un autre périmètre de Bruxelles joue un rôle clé dans notre roman : Sainte Catherine, vrai quartier vivant, populaire, cosmopolite à l’image de son église dont un guide touristique de 1901 disait : « Son architecte semble s’être fixé pour défi d’intégrer dans un même édifice tous les styles d’architecture religieuse qu’a connus l’Europe depuis le Moyen-Age ».

Décors géographique et bureaucratique posés, les héros du roman peuvent entrer en scène. Le héros qui traverse les 439 pages est un cochon. Oui, Bruxelles est bien la capitale de la politique agricole commune mais qu’un cochon y déboule soudain, arrivé dans des circonstances incompréhensibles et qui disparaitra dans des conditions aussi obscures, suscite une campagne de presse populaire qui rebondit de rumeurs en fake news que le petit peuple bruxellois suit avec passion. Un mystérieux Polonais, élevé dans un couvent se révèlera être un agent secret du Vatican, chargé de basses besognes allant jusqu’à l’assassinat. Et lorsqu’il se trompe de cible et tue un étranger à sa mission, le chrétien consciencieux qu’il est plongera dans un terrible drame de conscience, mais le sacrement de pénitence a pour vocation de déboucher sur l’absolution. Le commissaire chargé de l’enquête mesure deux mètres de haut et une fureur investigatrice proportionnelle à son volume l’anime, mais que pourrait bien faire le plus obstiné des commissaires de quartier quand il se heurte à l’internationale des services secrets européens et mondiaux ?

On rencontre une autre histoire de cochon(s) avec un éleveur autrichien, agriculteur à l’esprit d’entreprise sans frontières. Devenu président de l’Association européenne des éleveurs de porc, il rêve d’un accord commercial UE/Chine qui ouvrirait l’immense marché chinois des bas-morceaux de porc dédaignés des Européens mais dont raffolent les gourmets locaux. Mais stratégies nationales et absence de stratégie des fameux fonctionnaires de la DG AGR vont se heurter de plein fouet et les accidents de la vie viendront percuter ces marchandages de portée mondiale en même temps que l’existence de notre éleveur autrichien et de son frère, par pure coïncidence fonctionnaire à la DG Culture.

Dans cette ville-monde, les personnages se croisent de manière improbable et en arrivent à échanger des idées, des souvenirs, des impressions. Ainsi d’un monsieur relativement âgé que la très prochaine destruction de son immeuble va conduire dans une maison de retraite où nous découvrirons par à-coups son passé d’enfant juif déporté avec sa famille vers Auschwitz, y échappant grâce à l’action de partisans polonais alors que sa famille reste dans le train fatal, mais repris plus tard sur dénonciation d’autres Polonais et depuis habité de la si douloureuse culpabilité du survivant.

Au Berlaymont s’agitent de multiples personnages. La responsable Communication de la Commission, Anglaise mélancolique soutenant son tonus par une injection régulière de champagne, se désole : d’impitoyables sondages démontrent que la Commission – son seul centre d’intérêt, Union, Parlement, Conseil, BCE restant totalement étrangers à ses préoccupations –  ne cesse de perdre en popularité dans l’opinion publique européenne. Comment redresser cette image ? Manifestement elle ne croit pas que communiquer sur le travail de fond de la Commission, sur la réglementation de la taille des tomates, le blocage des bœufs américains aux hormones ou les plans climat puisse avoir la moindre répercussion. Pour un responsable de communication, si le travail de fond se révèle impossible, la solution alternative s’impose : créer un EVENEMENT ! Et l’idée germe : le « Big Jubilee Project », le projet qui remettra la Commission au centre des opinions favorables sur l’Europe à l’occasion de son soixantième (ou de son cinquantième anniversaire : nul ne sait plus quel est le vrai point de départ à force de stratification de traités). Notre fonctionnaire ne partage manifestement pas la mémoire de Robert Menasse, universitaire autrichien qui n’a pas oublié le projet du Jubilé de l’empereur François-Joseph qui avait prévu de célébrer en 1918 la si diverse et si merveilleuse unité austro-hongroise, sinistre présage pour notre Europe et son évènement prometteur.

Robert Menasse n’est pas seulement autrichien, il est également juif et n’oublie pas un instant que l’union européenne et l’UE sont nées de la découverte des camps d’extermination et qu’au frontispice du traité originel de l’Europe est inscrit le serment de Mauthausen même si, dans la mémoire la plus commune en Europe, Auschwitz reste le symbole le plus fort, le plus parlant de l’extermination programmée. « Big jubilee project » doit réinscrire dans le cerveau des citoyens ce fondement du projet européen : établir une concorde durable entre peuples qui frôlèrent l’extermination réciproque et pourraient bien être tentés de recommencer à moindre échelle à moins qu’ils ne deviennent à leur tour victimes.

A projet, il faut un chef de projet. Et justement à CULTURE vient d’arriver, mutée de la DG TRADE on ne sait pourquoi, une jeune, travailleuse, intelligente et très ambitieuse fonctionnaire qui manifestement recherche avec avidité une mission qui la sortira de l’obscurité culturelle. Grecque jusqu’à présent, elle se souviendra bientôt qu’elle naquit à Chypre et qu’un passeport chypriote lui permettrait de progresser beaucoup plus vite dans une hiérarchie aux quotas nationaux aussi rigoureux qu’inavoués. Un passeport n’est pas qu’un petit livret administratif, il définit aussi une identité et redéfinir son identité trouble nécessairement. Son collègue Bohumil avec lequel elle fume en cachette dans son bureau à l’alarme neutralisée s’avoue autrichien, mais son origine tchèque sans cesse rappelée par son prénom continue à le déterminer. Là aussi trouble d’identité : grec/chypriote/européen, autrichien/tchèque/européen, ces triangles se heurtent dans l’intimité de chacun. Leur autre collègue se trouve être le frère de notre entreprenant éleveur de porcs aux ambitions européennes. Les voilà tous embarqués dans ce Big jubilee project : un projet oui mais sur quelle idée ? Et l’idée surgit : « Plus jamais Auschwitz ! ». Le voilà le ressort de la foi européenne. Alors pourquoi pas une grande cérémonie avec les survivants d’Auschwitz rassemblés autour de la Commission. Superbe idée, mais les survivants combien y en a-t-il ? Comment les retrouver ? L’office statistique se lance dans des évaluations d’une précision qui déroute après qu’on ait lu toutes les incertitudes méthodologies d’Eurostat. Yad Vashem ne répond pas. Les époux Klarsfeld s’intéresse aux nazis survivants mais pas aux survivants des camps. Aucune association n’a de fichier à jour. Peut-on se contenter d’un seul survivant puisqu’il s’agit d’un symbole ? Encore faut-il être sûr que le symbole soit exemplaire.

Et, surtout, avant tout, il faut s’assurer du soutien du Président. Le Président, ce personnage mythique, inaccessible aux fonctionnaires de son institution qui croient à force d’intrigues avoir obtenu un rendez-vous avec lui et se retrouvent face à l’un de ses conseillers, parfois illustre, le plus souvent obscur.

Un conseiller sert son président, donc il l’aide à prendre des initiatives promises au succès mais bien plus souvent il lui évite les initiatives potentiellement sources d’ennuis et de conflits. Auschwitz, justement, est une belle idée mais combien de dangers porte-t-elle ? Les Allemands n’ont pas nécessairement envie qu’on en reparle trop. Les Polonais ont l’épiderme sensible : n’ont-ils pas un peu aidé aux déportations ? Les Israéliens aimeraient-ils que la mémoire de la Shoah ne soit plus leur apanage exclusif ? Et à Auschwitz les Juifs étaient bien le cœur du projet d’extermination mais d’autres ont partagé leur sort, tsiganes, résistants allemands, russes, résistants de toute l’Europe. Donc le conseiller, lui-même parfaite incarnation de la réalité d’une Europe précommunautaire bien vivante puisqu’il appartient à une des plus anciennes familles de l’aristocratie italienne liée à toutes les noblesses européennes, va avec le savoir-faire d’un vrai homme de cabinet assurer le porteur du projet de l’entier soutien du Président mais aussitôt, par de discrètes allusions distillées aux endroits propices, mettre en alerte tous ceux que ce projet pourrait contrarier. Et sans que ni notre mélancolique fonctionnaire britannique ni notre dynamique fonctionnaire gréco-chypriote ne comprennent quoi que ce soit au film, ce projet phare va se trouver enseveli dans l’immense cimetière des utopies de la Commission.

Croisant les uns et les autres dans les couloirs du Berlaymont ou dans ces pérégrinations bruxelloises, un éminent économiste autrichien, délivré de toute censure académique par son grand âge, s’est retrouvé membre d’un Reflection group de Haut niveau, chargé de proposer au Président de la Commission des initiatives de relance de l’IDEE européenne, bien trop enlisée dans des chamailleries de technocrates incompréhensibles par tout autre qu’eux-mêmes. Le professeur avait fondé de grands espoirs dans ce Reflection group : être missionné par le Président lui-même, voilà un challenge exaltant pour un homme conscient du peu de temps dont il dispose pour faire adopter enfin une idée qui marquerait son temps d’une réalisation indélébile. Toujours muni de papier et d’un stylo au milieu de ses confrères du Reflection group dont toute l’imagination, la mémoire et la production sont transférées dans leurs ordinateurs portables, il va prononcer le discours de clôture. Tout dans ces séances est minuté. Mais le vieux professeur n’est pas homme à se plier à cette humiliante discipline. Il veut aller au bout du raisonnement qui soutiendra sa conclusion. A une Europe aux frontières incertaines, au destin flou, aux volontés divergentes, il faut SA CAPITALE, résultat de son choix, qui marque son destin, son territoire et son ancrage dans son projet originel, toujours actuel comme le montre les désordres du monde. Pour cette capitale à construire, UN lieu s’impose, un seul : AUSCHWITZ.

Auschwitz n’est plus, ne sera peut-être plus, mais les soifs de destruction sont inextinguibles et une explosion mortifère le rappelle à chacun dans un instant de sidération éplorée.

La Capitale est un livre étrange. Les histoires indépendantes s’y croisent. Les personnages se densifient au fil des pages. Les routines étouffantes des bureaucraties multinationales ne parviennent pas à éteindre complètement la foi messianique des bureaucrates dans la sublimation des Etats-nations. Eux pour qui Bruxelles est à la fois un lieu de passage mais  passage de longue durée, lieu d’exil mais exil choisi, lieu de socialisation artificielle mais que sa durée rend bien réelle. Autour d’eux grouille la vie trépidante d’une ville qui n’en revient pas du destin qu’elle connaît, petite ville flamande sur laquelle se superpose un carrefour mondial de pouvoirs, d’intrigues, d’espoirs, de manifestations hostiles. Les fonctionnaires européens y sont comme en apnée mais, comme un plongeur, ils peuvent être entrainés par un courant et le besoin de remonter à la surface, vers la vraie vie de leur vrai pays, reste un besoin impérieux.

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Universitaire spécialisé en finances publiques (et en histoire des idées politiques), je suis appelé au ministère du Travail en 1974 pour y créer un département d’études permettant d’adapter le budget à l’explosion du chômage. Très vite oubliées les joies subtiles du droit budgétaire et du droit fiscal, ma vie professionnelle se concentre sur les multiples volets des politiques d’emploi et de soutien aux chômeurs. Etudes micro et macro économiques, enquêtes de terrain, adaptation des directions départementales du travail à leurs nouvelles tâches deviennent l’ordinaire de ma vie professionnelle. En parallèle une vie militante au sein d’un PS renaissant à la fois en section et dans les multiples groupes de travail sur les sujets sociaux. Je deviens en 1981 conseiller social de Lionel Jospin et j’entre en 1982 à l’Industrie au cabinet de Laurent Fabius puis d’Edith Cresson pour m’occuper de restructurations, en 1985 retour comme directeur-adjoint du cabinet de Michel Delebarre. 1986, les électeurs donnent un congé provisoire aux gouvernants socialistes et je change de monde : DRH dans le groupe Thomson, un des disparus de la désindustrialisation française mais aussi un de ses magnifiques survivants avec Thales, puis Pdg d’une société de conseil et de formation et enfin consultant indépendant. Entre-temps un retour à la vie administrative comme conseiller social à Matignon avec Edith Cresson. En parallèle de la vie professionnelle, depuis 1980, une activité associative centrée sur l’emploi des travailleurs handicapés qui devient ma vie quotidienne à ma retraite avec la direction effective d’une entreprise adaptée que j’ai créée en 1992.