4 minutes de lecture

Des Émirats du Golfe, on retient les architectures les plus folles, les pétrodollars qui permettent tout, les ouvriers qui meurent d’insolation sur les chantiers des futurs événements sportifs, et que sais-je encore ? La sociologue Amélie Le Renard s’est intéressée aux Français qui y travaillent pour de courtes périodes ou pour plus longtemps, et qui parfois y restent. Ils sont bien plus variés qu’on ne pourrait le croire et vivent dans un curieux mélange de colonialisme revisité, de brouillage des frontières entre le travail et l’intimité, de coupures sociales dures et de tolérance. Son étude mérite un voyage de lecture.

Le livre Le Privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï est issu d’une patiente enquête qualitative et du recueil de nombreux récits de vie, pas toujours faciles à obtenir, auprès de Français vivant et travaillant à Dubaï, cadres « expatriés » des grandes entreprises ou d’entreprises commerciales en tout genre, jeunes adultes en quête de réussite professionnelle alors qu’ils n’ont pas trouvé leur place en France, femmes d’expatriés. On y croise aussi de nombreuses autres nationalités.

Dans la ville-émirat, 90 % des habitants n’ont pas la nationalité émirienne : c’est depuis toujours une ville-carrefour, un nœud d’affaires, où se mêlent trois grands groupes humains : « les Occidentaux », les « Arabes » et les « Asiatiques ». Les lignes de partage sont sévères : les personnes occupant des emplois subalternes ne sont en général pas autorisées à faire venir leurs familles (les ouvriers, hommes, célibataires, du BTP qui construisent et aménagent vivent dans des foyers sur les chantiers, les « maids » ou employées de maison, vivent chez leurs employeurs dans les maisons privées). Le droit à vivre avec sa famille est lié au travail. A l’opposé, le contrat d’expatriation des Occidentaux organise la vie de toute la famille et la prend en charge : le généreux package comprend la voiture de fonction, la location et l’entretien de l’appartement, la scolarisation des enfants, un aller-retour annuel dans le pays d’origine pour toute la famille.

Mais tous les expatriés ne se valent pas : pour les mêmes fonctions et postes de travail, un Occidental blanc sera mieux payé qu’un Égyptien ou un Jordanien. « Au final, l’endroit d’où tu viens et l’endroit où tu as fait tes études déterminent ta valeur sur le marché en termes de salaire, package et position hiérarchique ». Les compétences acquises en Occident sont considérées comme supérieures. Et cela peut aller du simple au double. C’est la loi du passeport.

En 2015, 25 000 Français vivaient à Dubaï, et 120 000 Britanniques. Parmi les Français, un grand nombre sont « non blancs ». Souvent issus de catégories populaires ou des petites classes moyennes : « ras le bol » de la France et de la mentalité française pour certains, échecs divers à trouver sa place, emploi déqualifié par rapport aux formations suivies et aux diplômes, sentiment d’être racialement discriminé… Ce sont des parcours de deuxième chance et le plus souvent des parcours d’ascension sociale rapide et de réussite.

Des carrières « par bonds » : après six changements d’employeurs, Charlotte, française, non blanche, arrivée pour un stage dans un hôtel à 800 euros par mois gagne aujourd’hui 7500 euros dans une entreprise locale semi-publique. Khaled, 30 ans, titulaire d’un BTS de commerce international est devenu manager en six mois. Et la fierté d’être français lui est revenue, car à Dubaï c’est une supériorité : « Ici je suis français, en France je disais franco-marocain ». Les entretiens avec ces Français d’origine plutôt populaire sont une des richesses du livre, eux qui occupent des fonctions variées, mais ont tous trouvé là de quoi se reconstruire « dans un monde multiculturel qui se veut tolérant et cosmopolite ». Car c’est là l’un des moindres paradoxes de ce monde particulier : alors que la ségrégation est inscrite dans les lois et les permis de travail, que les inégalités suivent les nationalités d’origine, que les « distinctions » pénètrent jusqu’au cœur des maisons et des intimités, la cité-monde paraît accueillante à tous, on y voit se côtoyer comme le disent certains « la Russe en mini-short et l’Émirienne en niqab ».

Comme si un même modèle professionnel et de sociabilité imprégnait toute la ville : c’est un monde de gagnants, on y affiche des vêtements suggérant « une certaine construction de l’occidentalité professionnelle », on y parle anglais. On a les moyens de passer du bureau au bar et à la plage, on discute boulot en buvant des cocktails devant des piscines : les lieux du « networking » sont aussi importants que les lieux du travail lui-même. Ce mode de vie permet un certain brassage social et un relatif décloisonnement.

Et cependant des mondes continuent de seulement se côtoyer : les familles d’expatriés qui mettent à profit ce temps de prise en charge aisée pour faire des enfants ne rencontrent pas les jeunes femmes célibataires qui réussissent leur carrière commerciale et leurs conquêtes masculines. Dans l’intimité des maisons, les familles d’aujourd’hui n’aiment pas trop les nounous qui travaillent pour eux à plein temps, mais sont priées d’être le plus invisibles possible. Les femmes modernes répugnent à déléguer l’éducation de leurs enfants, mais on s’habitue vite à se « faire servir ». Ce sont autant de portraits, de scènes de vie au boulot comme de vie familiale, ou dans les lieux de loisirs, nombreux et parfois luxueux. Et autant de heurts possibles, de contradictions, cachées par une société qui se veut non conflictuelle, sécurisante, baignant dans une idéologie du bonheur aisé.

Une enquête passionnante à lire, toujours aux limites entre le travail et le hors travail, révélatrice des formes que prennent aujourd’hui les activités humaines et les parcours, et qui permet de découvrir des réalités inédites.

 

Amélie Le Renard, Le Privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï, Presses de Sciences Po, 2019

Print Friendly, PDF & Email
+ posts

Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.