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Le regard de Ricky démarrant en trombe au volant de sa camionnette nous poursuit longtemps après la fin du film. Comment qualifier ce qui l’anime ? Détermination, obstination, entêtement, désespoir, folie ? L’interrogation ne nous laisse pas tranquille. Ricky se bat pour rester dans la communauté humaine. Notre monde serait-il devenu à ce point inhospitalier que ce combat ordinaire ne puisse être mené qu’au prix de la destruction de ce à quoi il tient, pour lui et sa famille ?

Maître de son destin

Ricky en a assez d’enchaîner des contrats dans le bâtiment ou les espaces verts. Ils lui permettent à peine de survivre alors qu’il n’a jamais été au chômage. Il veut mieux que ça, pour lui et pour Abbie, Seb et Liza, son épouse et ses enfants. Une jeune entreprise lui propose du travail. Il sera chauffeur-livreur, à son compte, « maître de son destin » comme l’affirme le responsable de cette plateforme de livraison de colis à domicile, en plein boom. Rien qui ressemble à un contrat de travail, « ici tu ne travailles pas pour nous, mais avec nous » lui dit-on. Un fol espoir pour celui qui ne supportait plus d’avoir en permanence quelqu’un sur le dos. Et si enfin la vie devenait à nouveau souriante ?

Il y croit Ricky. Tellement qu’il arrive à convaincre Abbie de vendre la petite voiture qu’elle utilise pour aller d’une « cliente » à l’autre. Abbie est aide-à-domicile. Elle enchaîne les rendez-vous de 7h30 à 21h. Elle prépare les repas, fait les toilettes. Les pauses c’est pour le milieux de matinée ou d’après-midi. Elle est payée à la visite. Elle a un contrat « zéro heure ». Elle prendra le bus. L’argent de la vente permettra d’acheter à crédit la camionnette dont Ricky, « maître de son destin », a besoin pour commencer ses livraisons. En attendant de gagner assez pour rembourser les dettes et acheter une petite maison, pour être chez soi, enfin.

Qui ne fait châteaux en Espagne (1) ?

Quand tout va bien, que les clients sont chez eux, que Gavin Maloney, le chef, vous a à la bonne et qu’il vous donne une « bonne tournée », qu’on travaille 14h par jour et six jours sur sept, l’espoir est non seulement permis, il est réaliste. Mais que des travaux sur la route vous retardent, que vous vouliez vous rendre disponible pour répondre à une convocation du lycée au sujet de votre fils adolescent, qu’on vous vole les colis contenant des téléphones portables dans votre camionnette, et plus rien ne va. La sanction est immédiate. Maloney a l’amende facile, il faut rembourser des colis non assurés. Les gains et les espoirs s’envolent. Et le chef est là pour vous rappeler que d’autres attendent le job.

Ken Loach ne raconte pas cette vie dans son épaisseur et sa complexité pour susciter notre émotion et notre compassion à la manière d’un mélodrame. Il nous dit peu de choses sur le travail lui-même. Qu’y a-t-il à en dire ? Il faudrait interroger le boîtier, son GPS et son lecteur de code-barres. Il a remplacé le travail de management. La concurrence de tous contre tous, les épreuves permanentes, la mise en tension, rendent superflu tout cadre collectif et sont supposées garantir la performance la plus élevée. Le travail de Ricky est à l’image des colis qu’il transporte, une marchandise.

Le film se concentre sur l’enchaînement des conséquences de ce faux espoir auquel il est prêt à tout sacrifier. Comment motiver Seb qui sèche les cours pour couvrir les murs de la ville de graffitis, plutôt réussis d’ailleurs, et qui par avance refuse une vie semblable à celle de son père ? Comment aimer Liza qui finit par s’endormir en attendant le retour de ses parents, seule avec ses questions sur le monde tel qu’il va et qui voudrait juste que « ce soit comme avant » ? Comment partager un peu de joie quand la fatigue vous rend à ce point irritable et injuste ? La famille apparaît comme le seul lieu de parole, d’affection, d’attention, de solidarité. Elle est aussi directement et violemment menacée. Dans Moi, Daniel Blake, également tourné à Newcastle, Ken Loach s’interrogeait sur les conséquences des méthodes en cours au sein des services publics de l’emploi. Il nous interpelle cette fois sur celles d’un travail « ubérisé ». Daniel Blake comme Ricky Turner ne peuvent compter que sur leurs proches, et c’est très fragile.

L’intolérable n’est pas une question de nombre

On peut penser que Ken Loach privilégie les éléments à charge, même s’il nous réserve quelques belles scènes de complicité heureuse entre Liza et son père. On peut regretter la pincée d’humour de certains de ces films, Looking for Eric ou The Angels’ share par exemple, même si le foot et ses discussions sans fin pour refaire le match est furtivement présent. Sorry, We Missed You, est son 27ième film et Ken Loach n’a visiblement pas envie de rire. Il montre ce qu’on préfèrerait ne pas voir, nous si prompt à « commander en ligne » et à exiger une livraison « express » ou le « soir même » (2). On peut penser qu’un cas particulier ne fait pas une généralité, que des sondages disent que d’autres y trouvent leur compte et que beaucoup ne souhaitent pas signer un contrat de travail. Mais depuis quand l’intolérable est affaire de nombre ? Les statistiques peuvent nous aider à consentir, ils ne nous laissent pas tranquilles face au malheur. Ken Loach nous alerte. Il est indigné. Non, on ne peut pas, au nom de l’efficacité et de la performance économique, compromettre à ce point la simple possibilité de vivre ensemble, d’habiter sereinement le monde, confiant dans ses collègues, dans ses capacités, dans son avenir et dans celui de ses enfants. Non, rien ne peut justifier qu’un être humain, ne serait-ce qu’un seul, mène cette vie-là.

Il y a un côté Mère Courage chez Ricky et chez Abbie. Pour sauver leurs enfants, ils risquent de les perdre. On se souvient que Bertold Brecht a écrit la pièce en 1939, en exil en Scandinavie. Il entendait dénoncer l’absurdité de la guerre qui se préparait et rendre justice au courage de ces « vies minuscules (3)», victimes ignorées d’une histoire meurtrière que d’autres écrivent. On connaît la suite.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.