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Greed is good! Michaël Douglass le répète devant un public séduit. Il est Gordon Gekko, trader vorace, personnage principal du film d’Oliver Stone, Wall Street (1987). Il ajoute qu’elle (la cupidité, l’avidité, la gourmandise ?), exprime l’essence de ce qui fait progresser l’humanité dans tous les domaines de la vie, l’argent, l’amour, le savoir (1). Gordon Gekko est persuadé que sa fortune est méritée et que sa réussite est bénéfique à tous. La richesse des gagnants (les premiers de cordée ?) augmente la taille du gâteau. Peu importe qu’il y ait des (très) petites et des (très) grosses parts, Greed is good ! Il serait faux de n’y voir que cynisme. N’avons-nous pas associé « progrès » et « toujours plus », et cela dans tous les domaines et depuis plusieurs siècles ?

Parce que je le vaux bien (2)!

Paul Piff, chercheur en psychologie à Berkeley (Californie) se livre à une expérience édifiante. Il organise des parties de Monopoly. Les joueurs sont avertis dès le départ que les parties sont truquées, certains joueurs se lancent avec un capital deux fois plus important et deux dés au lieu d’un seul. Très logiquement ils gagnent. A la fin de la partie, quand on les interroge aucun n’évoque l’avantage dont il a bénéficié. Les gagnants sont convaincus d’être meilleurs, d’avoir mieux joué, adoptent naturellement une attitude de satisfaction et de supériorité. Ils dévorent les bretzels placés sur la table sans songer à partager. Les perdants oublient eux aussi que leur échec ne doit rien à la qualité de leur jeu. Ils se tassent, baissent les yeux, semblent perdre confiance.

La richesse va à la richesse. Loin du ruissellement, ce sont les phénomènes de concentration du capital dans les mains de quelques-uns et d’exclusion pour d’autres qui caractérisent l’histoire depuis le 18e siècle. La démonstration de l’inanité du raisonnement qui fait de la richesse de quelques-uns le moteur du dynamisme général et un bienfait pour tous est faite par les « trente glorieuses ». Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, le capital possédé (par deux cents familles disait-on à l’époque) est entièrement détruit, un tiers par les destructions matérielles, un tiers par l’inflation et un tiers par les avancées sociales qui sont concédées. C’est une période de réduction des inégalités et une période de prospérité. Le choc pétrolier et l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979 et Ronald Reagan en 1981, mettront fin à l’une comme à l’autre. De nouveau, les richesses se concentrent de façon vertigineuse et les crises se succèdent.

Quelle réponse à la colère ?

De multiples manières le film Capital au XXIe siècle alerte sur les dangers de cette situation. Lorsque les pays se fracturent, que les riches font sécession (3), que les laissés pour compte sont en colère, qu’entre eux les conditions et les styles de vie sont sans commune mesure, les gouvernants confrontés à des crises économiques, sociales et politiques sans fin cherchent une rhétorique efficace pour « unir » les peuples divisés. Celle qui a fait ses preuves, qui est mobilisée aujourd’hui dans de nombreux pays et que la pandémie du coronavirus semble conforter, a un nom : le nationalisme. Il unit en désignant un adversaire, un concurrent qui se transforme vite en ennemi. Un ennemi qu’il faut combattre par tous les moyens disponibles. La guerre en est un. Lorsqu’il faut détourner la colère, l’autre, le différent, l’étranger deviennent vite des boucs émissaires. Peu importe qu’ils vivent à côté de nous ou au-delà de frontières qu’on s’empresse de sacraliser.

C’est le constat que dresse le film de Thomas Piketty et du documentariste néo-zélandais Justin Pemberton. Les inégalités ne sont pas seulement des chiffres et des courbes. Elles ne sont pas le moteur efficace du progrès. Elles ne sont pas (seulement) un scandale moral. Les croyances et les théories qui les justifient ferment les yeux sur leurs causes et sur leurs effets. Elles refusent de voir les conséquences dévastatrices et potentiellement tragiques d’inégalités croissantes et sans limites.

Une inquiétude

En 1 h 40, le film parcourt alertement trois siècles d’histoire (essentiellement occidentale) en alternant images d’archives, extraits de films et interviews de chercheurs du monde entier. Les analyses et les thèses de Thomas Piketty sont connues. Le film en propose une synthèse accessible et précise. Le ton témoigne d’une inquiétude. Il dénonce et alerte. Il se termine par des propositions concrètes pour limiter les inégalités grâce à la fiscalité, puis par une timide note d’espoir grâce à la prise de conscience des dangers à laquelle le film doit contribuer. Il est malheureusement muet sur les questions climatiques et écologiques. Elles sont une autre source d’inquiétude et une autre raison d’alerter nos contemporains sur des dangers bien réels.

Le livre Capital au XXIe siècle (2013) s’est vendu dans le monde à 2,5 millions d’exemplaires. Thomas Piketty vient de publier Capital et idéologie (2019). Ils totalisent à eux deux plus de 2 000 pages. C’était une gageure d’en faire un film. Il est très réussi et mérite d’être vu en salle sur grand écran (j’y étais vous vous en doutiez dès le lundi 22 juin !)

Espérons qu’il trouve un large public et pourquoi pas, inspire des convictions et programmes politiques. Les appels solennels à l’unité et à la concorde ne suffiront pas tant que ne sont pas créées les conditions sociales et matérielles qui permettent de vivre ensemble, en toute convivialité, curieux du monde et d’autrui, entre égaux.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.