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L’Université Paris-Saclay est cette année à la quatorzième place dans le fameux « classement de Shanghai ». Une très bonne nouvelle même s’il faut relativiser la valeur de cet exercice particulier. Comment en est-on arrivé là ? Le livre de Pierre Veltz Saclay Génèse et défis d’un grand projet est unique : récit de plusieurs aventures mêlées, celle de la science et de la coopération entre universités et établissements de recherche, celle des grandes entreprises et des nombreuses start-ups qui poussent sur le plateau de Saclay. Celle aussi de la fabrication d’un tissu urbain avec et contre les élus locaux.

Vue aérienne du campus de l’École polytechnique (Collections École Polytechnique/Jérémy Barande)

Pierre Veltz réunissait toutes les facettes et expériences nécessaires à ces aventures : ingénieur et sociologue, intellectuel et homme d’action, ancien directeur de l’ENPC (École Nationale des Ponts et Chaussées), l’une de ces écoles qui se disent « grandes » à défaut d’avoir souvent la taille critique. Il a été en charge auprès de Christian Blanc de ce qui s’est appelé un temps le projet de « Silicon Valley » à la française (2008), puis a été le patron (jusqu’en 2016) de l’établissement public d’aménagement d’un territoire aussi grand que Paris intra-muros. Il raconte et analyse cette histoire bien française, libre de sa parole et de ses écritures, maintenant qu’il n’est plus en responsabilité de ce projet.

« L’histoire que je raconte est celle d’un invraisemblable parcours d’obstacles administratifs, d’un projet quasi impossible, toujours à la limite du dérapage ou d’enlisement ».

Photographies d’aujourd’hui et d’hier

 « Pas de site en France où une telle densité de centres de R&D d’entreprises côtoie autant de ressources intellectuelles publiques ».

Plusieurs visions du plateau de Saclay peuvent se confronter : vu aujourd’hui de la Nationale 118 qui le traverse, toute la partie sud est hérissée de grues et de bâtiments en construction. Effervescence de l’action. Saclay n’est plus un projet, mais une réalité. C’est que de nouveaux morceaux de ville se fabriquent, avec des Écoles, des centres de recherche, des start-ups : l’École Normale de Paris-Saclay ex Cachan, l’École centrale, des logements, des rues, des parcs, des systèmes innovants de chauffage et de climatisation utilisant la géothermie…

Photographie d’hier : Saclay, ce fut en 1948 l’aventure du CEA (Commissariat à d’énergie atomique) marquée par les grands noms de la physique (les Joliot-Curie en particulier) et des maths. Les bâtiments du CEA (Auguste Perret, l’architecte du Havre et de la tour du même nom à Amiens) puis les premiers accélérateurs de particules furent implantés sur un plateau agricole, quasiment pas urbanisé. Seuls quelques coquets villages marquaient un paysage de grande agriculture intensive et exportatrice. Et dans la vallée de l’Yvette, le CNRS : des biologistes, des physiciens et mathématiciens en grand nombre (le fameux séminaire de Grothendieck).

Saclay – photo issue du livre Saclay Génèse et défis d’un grand projet

Puis vinrent les écoles qui manquaient de place dans Paris, Polytechnique à Palaiseau, HEC à Jouy en Josas, Supélec et bien d’autres. Chacune dans son parc, dans ses grilles, ses terrains de sport : « une série de domaines autarciques ». Pas de communication entre les uns et les autres, pas de voies de circulation (ni dure ni douce !).

On y travaille, on y enseigne, on y cherche, mais on n’y habite pas, sauf les étudiants dans quelques lieux prévus pour, consacrant ce que Jean Viard appelle joliment « la démocratie du sommeil » : on vote là où l’on dort et pas là où on travaille. Le CEA faisait du ramassage par bus à partir de Paris (et le fait toujours semble-t-il).

Au fil du temps de nombreuses entreprises ont installé leurs centres de recherche et de développement technologique sur le plateau : Thomson CSF (Thalès aujourd’hui), Renault, Danone, Air liquide… Les parkings sont de grande taille et l’on s’y rend le plus souvent en voiture.

De là les enjeux ambitieux du projet véritablement formulé en 2008 : dépasser la fragmentation du monde académique composé de monades isolées, mettre en synergie les entreprises et les ressources de la recherche publique et « aménager » donc fabriquer de la ville, c’est-à-dire un environnement de travail et de vie quotidienne : « de la vie tout simplement », écrit Pierre Veltz. Un triple défi !

A l’assaut du millefeuille administratif français

Je me souviens d’être allée retrouver Pierre à Orsay lorsque l’équipe de l’établissement public y fut installée. Parcours rapide en voiture le long de la RN118 (en transport en commun, ce serait presque 2 heures à partir de mon quartier des Batignolles). Orsay comme une petite bourgade de province fleurie, peu de restaurants, très peu de monde dans les rues. On sait, on devine que tout près, dans le beau parc botanique sur le coteau, il y a une très grande université, Paris-Sud à l’époque (j’y suis allée pour des soutenances de thèses), il y a l’accélérateur de particules Soleil (j’y suis allée pour préparer le volet social de la reconstruction du précédent synchrotron), il y a des milliers d’étudiants, de chercheurs, de doctorants, d’enseignants venus de toutes sortes d’horizons et de pays. Mais à Orsay je n’ai pas vu un seul jeune dans la petite ville proprette. « La demande fondamentale des habitants du plateau est de rester tranquilles ».

Plateau de saclay – image issue du livre Saclay Génèse et défis d’un grand projet

Les discussions et confrontations avec les maires, les présidents d’intercommunalités furent parmi les plus difficiles, les alliances parfois baroques, la mauvaise foi n’y fut pas absente, les coups bas non plus. Et pourtant ce niveau est indispensable pour un projet d’aménagement de ce type qui concerne 49 communes, 4 grandes intercommunalités, 2 départements, la région Ile-de-France, la ville de Paris indirectement, car elle ne veut pas laisser partir « ses » écoles, l’État donc plusieurs ministères… Sans parler des diverses institutions et opérateurs du Grand Paris. L’empilement des niveaux est utilisé par les rivalités politiques, il fournit autant de canaux possibles pour « empêcher » de faire. Pierre Veltz et ses équipes font alors l’expérience du « pouvoir exorbitant des communes » en matière d’urbanisme : c’est l’héritage des lois de décentralisation Deferre de 1982. Nimby (le syndrome « Not in my back yard » et les confusions qu’il entretient avec l’écologie) + pouvoir des élus = pas de nouveaux projets, et surtout pas de grands projets.

Certains élus ne sortent pas grandis de cette histoire (de tous bords !) tandis que d’autres seront résolument constructifs et soutiens enthousiastes du projet (également de tous bords !). Pour le savoir, il faut lire !

L’héroïque combat universités vs grandes écoles

Université – photo issue du livre Saclay Génèse et défis d’un grand projet

La mise en place de structures de coopération entre les différents établissements scientifiques et technologiques est au centre du projet. C’est une question de taille et de visibilité internationale, c’est aussi une question de dynamique et de créativité de la recherche. On lira des pages très passionnantes (et plus encore en nos temps de grands renfermements sanitaires) sur le rôle ou l’absence de rôle de la proximité dans la dynamique de la recherche à l’heure d’internet et de la communication worldwide, surtout au sein des communautés scientifiques. De nombreuses pages aussi sur les formes actuelles de l’innovation qui ne sont plus depuis longtemps celles du colbertisme high-tech…

Le projet d’une « grande fédération Ecoles-Universités » anime tout au long de ces années de multiples discussions, missions de conciliation, ou de réconciliation. On y voit les anciens de « l’X », polytechniciens qui peuplent les cabinets ministériels et les directions des grandes entreprises du CAC40, les Prix Nobel se frotter à de plus « modestes » (en apparence) président(e)s d’université. On y voit les ministères batailler pour leurs écoles (Industrie pour l’École des Mines qui restera près du Parc du Luxembourg à Paris, Finances pour l’ENSAE, Défense pour Polytechnique, Agriculture pour l’INRA…) lors de multiples réunions interministérielles (les « RIM » décrites avec humour, car y participent beaucoup de monde, sauf ceux qui connaissent le sujet…)

Là encore, tout le monde n’en sort pas grandi, la lecture du livre vous le montrera.

En 2016, dernier acte de la pièce : ce seront finalement deux « fédérations » qui seront mises en place : d’un côté « Paris-Saclay » avec les deux universités Paris-Sud et Saint-Quentin, Centrale-Supélec, AgroParisTech, l’ENS Saclay (ex-Cachan), et d’un autre côté faisant bande à part, Polytechnique avec l’ENSAE, l’ENSTA et Télécom.

La quatorzième place au classement de Shanghai c’est Paris-Saclay…

Un nouvel urbanisme

Pierre Veltz a été en 2017 Lauréat du Grand Prix de l’Urbanisme, décerné chaque année. C’est que l’établissement public d’aménagement de Saclay a beaucoup innové dans ce domaine. Avec plusieurs idées-forces : la première est au cœur des transformations que la crise sanitaire va entraîner : il s’agit de permettre de conjuguer différemment lieux de travail et lieux de vie. En somme de revenir sur le fonctionnalisme qui a fait bien des ravages (villes-dortoirs, zones commerciales, zones industrielles, banlieues-ghettos…) en mixant différentes vocations.

GRUES Vue sur l’Avenue des Sciences, dans le quartier de Moulon, au cœur de Paris-Saclay sur la commune de Gif-sur-Yvette.

Le concept de « ville-campus » exprime cette volonté. Pour que le campus fonctionne (car c’en est bien un : les nombreux croquis, photos de maquettes ou photos des bâtiments déjà construits montrent des Écoles, des Instituts de mathématiques, des labos de recherche…), il faut des logements de tous types, des lieux pour les étudiants, des commerces, des cafés, des cinémas. C’est-à-dire des « habitants » qui puissent marcher, aller en vélo d’un endroit à un autre, d’un parc à un autre. Pour que progressivement se construise un autre mode d’habiter, de travailler et de se déplacer, différent du «  steeple-chase quotidien crèche-collège avant de s’engouffrer ensuite dans les transports en commun ou dans sa voiture thermique pendant une heure » (Jean-Emmanuel Rey, « Retour à l’anormal » ? Liaisons sociales Magazine, septembre 2020).

Projet de la ligne 18 : image issue du livre Saclay Génèse et défis d’un grand projet

La modernité de cette approche est évidente et elle va bien avec les évolutions actuelles et à venir des manières de travailler. Ce n’est cependant pas qu’un simple éloge des mobilités dites douces, on est en Ile-de-France et le plateau de Saclay est grand : les grandes infrastructures de transport sont indispensables et le Métro du Grand Paris jouera un rôle essentiel dans la vie du territoire.

Le fait de confier la coordination générale des aménagements urbains à un paysagiste (Michel Desvigne) est aussi une innovation. Les très nombreuses photos présentes dans l’ouvrage montrent la variété et l’originalité des architectes, urbanistes et paysagistes qui sont intervenus dans le cadre d’une trame générale que Pierre Veltz a voulu « d’un certain classicisme », donc d’une certaine simplicité.

Pierre Veltz, ses équipes et ses soutiens n’ont cessé de réaffirmer qu’il fallait mener ensemble la construction des coopérations scientifiques et académiques, les synergies avec les entreprises, et l’aménagement urbain, la fabrique de la ville. Comme un immense projet de requalification de l’ensemble du territoire. Il y a fallu beaucoup de persévérance. Ce sont ces histoires parallèles et entremêlées qui sont racontées. En les lisant, j’ai souvent pensé au beau livre de Laurence Cossé, La Grande arche, bien qu’elle raconte une histoire totalement différente.

Saclay Génèse et défis d’un grand projet : il y a beaucoup d’enseignements à en tirer et la lecture en est très riche.

Pour en savoir plus

  • Pierre Veltz, Saclay, Génèse et défis d’un grand projet, Editions Parenthèses, 2020,
  • Pierre Veltz, Ensaclaypédie, Editions Dominique Carré, La Découverte, 2015
  • Entretien avec Christian de Portzamparc « Les maires bâtisseurs se cachent lors des élections », Le Monde, 29 février 2020
  • Laurence Cossé, La Grande arche, Gallimard, 2016
  • media-paris-saclay pour la Note de lecture détaillée de Sylvain Allemand consacrée au livre de Pierre Veltz et des tas d’infos sur ce qui se passe en ce moment sur le plateau et dans la vallée.
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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.