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À l’heure où l’école, objet de tant de critiques, continue à fonctionner dans une France largement confinée qui se protège de la pandémie, et où elle se retrouve en première ligne face à la guerre menée par le terrorisme islamiste, le dernier ouvrage de François Dubet et de Marie Duru-Bellat, L’école Peut-elle sauver la démocratie ?, arrive à point nommé. Il apporte beaucoup et vaut bien une lecture plutôt critique.

S’appuyant sur une abondante série de travaux surtout français, il retrace les transformations profondes qu’a vécues l’école surtout depuis le milieu des années 70 et la fin des « trente glorieuses » ; puis il analyse les effets de la « massification » scolaire sur l’accès à l’emploi, la transmission de la culture et la diffusion des valeurs démocratiques. Ce faisant il montre à quel point ces transformations ont creusé les inégalités entre les « vainqueurs et les vaincus » de la massification scolaire jusqu’à contribuer à la formation de deux « classes », « celle des élites instruites et éclairées, se distinguant nettement et sans doute de plus en plus de celle des vaincus, de ceux qui restent à la traîne et se sentent à la fois dépossédés et méprisés ». Ce phénomène concerne la plupart des pays développés, mais il nourrit en France une défiance particulière et accentue la crise de l’école du fait de son ancrage dans « l’élitisme républicain » et de « la croyance que l’école a construit la République, la démocratie, la croyance dans le progrès et l’émancipation ».

La thèse est ambitieuse et d’autant plus intéressante qu’elle aborde la plupart des grandes questions sociales et politiques d’actualité, et en particulier la crise des valeurs démocratiques et la montée du vote en faveur de l’extrême droite ; mais la démonstration semble entachée d’un certain nombre d’approximations, d’ambiguïtés voire d’impasses qui l’affaiblissent. Il importe d’en faire un examen attentif afin d’apprécier la validité et les limites des messages « radicaux » auxquels aboutit l’ouvrage. Cette lecture critique est nécessaire, mais l’affaire n’est pas aisée compte tenu de l’alternance entre des affirmations tranchées et des analyses plus subtiles qui en modifient la perception ; un vrai défi pour l’auteur de l’article !

Massification plutôt que démocratisation

Le premier chapitre intitulé « De l’élitisme républicain à la distillation continue » s’ouvre sur le rappel des fondements de l’école de République, sa constitution en rivalité avec l’Église et son objectif d’instituer la République par la formation de citoyens éclairés au service des grands principes de la nation, de la raison, du progrès et de la culture, mais aussi par la sélection des élites.

La massification est venue avec les Trente Glorieuses. Entre 1900 et 1960, le taux de bacheliers d’une classe d’âge avait augmenté de 2 % à 11 % ; mais il atteint 20 % en 1970, 29 % en 1985, 60 % en 1995 et frôle aujourd’hui les 80 % en même temps que le bac est devenu de moins en moins sélectif et que le nombre d’étudiants a été multiplié par 8 depuis 1960. Si les auteurs parlent de massification et non de démocratisation, c’est que les promesses de cette dernière non pas été tenues, loin s’en faut.

Jusque dans les années 1970, la massification avait été « heureuse » où l’augmentation du nombre des diplômés accompagnait la croissance des emplois, où les inégalités d’accès à l’éducation se réduisaient rapidement et l’ascenseur social ne faisait que monter. Tout a changé depuis et le décalage est patent aujourd’hui, quand 21 % des jeunes quittant le système éducatif sont diplômés de l’enseignement supérieur long et 24 % du supérieur court, tandis que les postes de cadres ne représentent que 19 % des emplois et ceux des emplois ouvriers et employés 46 %.

Cette augmentation sans précédent des flux de diplômés ainsi que la baisse continue des sorties sans qualification de 40 % à la fin des années 1970 à environ 10 % aujourd’hui, sont les indices d’une massification incontestable. Selon les auteurs, les filles en sont « les grandes gagnantes ». La société est beaucoup plus instruite, comme dans la totalité des pays comparables, bien des inégalités ont été réduites, il y a dans la société un peu plus de « fluidité sociale », et 73 % des jeunes ayant quitté l’école en 2010 se disent optimistes quant à leur avenir professionnel contre 62 % pour ceux qui l’avaient quitté en 1992. Mais le système est resté très inégalitaire ; les inégalités scolaires (les inégalités sociales de réussite scolaire) sont supérieures aux inégalités sociales et parmi les plus fortes au sein des pays européens (voir dans Metis : « Les inégalités à l’école : le choc PISA… et les politiques », Jean-Raymond Masson, janvier 2017). La sélection n’opère plus à l’entrée dans le système, mais à sa sortie selon un processus de distillation fractionnée qui accueille tous les enfants, mais les trie à chaque étape et dégage en bout de course les élites diplômées qui vont accaparer les positions de pouvoir et bénéficier des carrières les plus enviables.

Ces questions ont été identifiées et débattues de longue date — et pas seulement dans le contexte français —, Dubet & Duru Bellat en établissent une synthèse particulièrement fouillée tout en affinant leurs analyses déjà produites dont certaines ont été rapportées dans Metis (« La préférence pour l’inégalité : pour un imaginaire de la fraternité » en janvier 2015 et « Changer « d’école » » en janvier 2016) et qui dénonçaient déjà « le creusement des inégalités scolaires qui, au-delà de ce que supposeraient les inégalités sociales, s’appuie sur le comportement consumériste des familles traduisant une certaine préférence pour l’inégalité, et sur la logique interne d’un système éducatif fondé sur le production des élites, alors même que les politiques conduites depuis plus de cinquante ans visent l’égalité des chances ».

L’école moins injuste, mais plus cruelle

L’analyse va plus loin en examinant sous plusieurs angles le fonctionnement de la colonne de distillation, et en se focalisant sur la fabrication des élites, mais aussi sur les mécanismes d’exclusion et la situation de ceux qui se retrouvent au bas de l’échelle, victimes de la massification. La comparaison est faite avec un tournoi de tennis où la moitié des participants est éliminée à chaque tour afin de ne désigner au final qu’un seul vainqueur. La compétition commence dès l’école primaire (et même à la maternelle comme on le verra plus loin) où l’on voit que le redoublement (1) concerne les jeunes défavorisés et/ou issus des minorités. Il n’y a plus d’examen d’entrée en 6e depuis 1960 et le collège unique a été institué en 1975, mais les inégalités sont légion entre les collèges et au sein des collèges en raison notamment des différentes modalités de regroupement des élèves. Le baccalauréat est de moins en moins sélectif, mais les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur sont considérables entre les différents baccalauréats (général, technologique, professionnel) ainsi qu’entre les différentes filières de chaque type de bac (2). Au-delà, la coexistence des grandes écoles et des universités s’est maintenue en même temps que les inégalités significatives entre elles (en termes de sélection et de moyens attribués), et le paysage de l’enseignement supérieur est devenu « illisible » en s’enrichissant d’un ensemble d’écoles et de cursus dans des établissements le plus souvent privés avec sélection à l’entrée, au point que la part des universités est passée de 75 % en 1970 à 60 % aujourd’hui.

Dans ce contexte, le creusement des inégalités procède de « l’agrégation de petites inégalités » que l’on observe à tous les niveaux, s’appuyant sur la diversification voire la « fragmentation » des filières et des modalités d’apprentissage, mais aussi sur des phénomènes de discrimination (garçons/filles, publics issus de l’immigration), sur les pratiques d’évaluation mises en œuvre dès l’école primaire, sur les « biais sociaux » dans la manière d’orienter les élèves par des enseignants qui vont « favoriser les élèves socialement et culturellement proches », sur l’adage maintes fois répété « si tu travailles bien, tu seras récompensé » qui en appelle à la responsabilité de chacun dans la poursuite de son parcours scolaire, et aussi (et peut-être surtout) sur les stratégies « consuméristes » des familles. Conscients ou non, les choix de ces dernières accentuent les inégalités scolaires ; les plus favorisées se « mobilisent afin d’accroître les chances de succès de leurs enfants, « obsédées (qu’elles sont) par la quête de la distinction », elles se livrent à une « défense acharnée des structures inégalitaires ». Le phénomène touche maintenant des familles dans toutes les couches de la société, mais plus il s’élargit, « plus les groupes sociaux captifs du système voient leur position scolaire se dégrader de manière relative ». Dans ce contexte, les mesures prises pour contrecarrer les inégalités peuvent avoir des effets pervers ; ainsi « la scolarisation précoce visant a priori à favoriser les enfants les moins favorisés avantage aussi les plus favorisés quand la grande section de maternelle se transforme, de fait, en antichambre du cours préparatoire », dès lors que les parents devenus « des coachs scolaires » se mobilisent pour la réussite de leurs enfants.

Ainsi l’objectif affiché de l’égalité des chances est devenu un leurre. Répété à l’envi, il fait des inégalités « des épreuves personnelles dans lesquelles chacun mesure sa propre valeur », ce qui amène à culpabiliser les élèves et les étudiants lorsqu’ils échouent. « Ainsi chacun se sent méprisé ou menacé d’être méprisé à l’aune de ses performances scolaires ». L’école est « moins injuste qu’hier, mais plus cruelle » et aussi plus difficile pour les enseignants. C’est pourquoi la motivation des élèves et la confiance en soi diminuent régulièrement au cours des années de collège (le taux de « motivés » descend sous la barre des 25 % en classe de troisième). Et ceci engendre « dans les filières et les établissements les plus ségrégués des attitudes anti-scolaires où les bons élèves sont moqués, traités de bouffons ou encore accusés de trahison ou de collaboration » et où se manifeste la « haine » de l’école.

Ces phénomènes semblent caractéristiques de l’école française, « école du savoir, centrée sur la leçon et la restitution », à la différence des modèles à l’œuvre dans les autres pays développés ; on distingue « les pays de tradition protestante où l’on conçoit l’école comme une communauté démocratique valorisant l’expression, l’autonomie et le travail collectif, les pays méditerranéens où l’école est une communauté bienveillante soucieuse du bien-être émotionnel des élèves, ou encore les pays asiatiques qui ont adopté le modèle de l’excellence pour tous ». À cette école du savoir « sont associées une confiance en soi limitée, une certaine passivité à l’égard du maître, un grand pessimisme des élèves qui ne se sentent jamais à la hauteur des attentes d’une institution dont les traditions pédagogiques comportent une multitude de rites d’humiliation scolaire…, annotations méprisantes, insultes parfois, plaisanteries douteuses… au point que 49 % des collégiens et lycéens se sont sentis humiliés et blessés ». Les auteurs citent ici Pierre Merle (L’Élève humilié. L’école un espace de non-droit, PUF, 2005) et ajoutent que « tout se passe comme si le vieux style pédagogique de la discipline républicaine n’avait guère changé en dépit des accusations récurrentes de laxisme et de pédagogisme…, comme si nous avions essayé de faire entrer l’école de masse dans la pédagogie et la culture d’une école républicaine figée dans l’image d’un âge d’or ». À l’opposé le modèle horizontal qui prévaut dans les pays du Nord semble développer la confiance, la coopération et l’estime de soi. La France reste le pays où c’est l’élève qui a compris qui lève le doigt et pas celui qui n’a pas compris !

L’école n’est pas qu’une machine à fabriquer des élites

Ces observations sont incontestables. Mais le parti pris de polariser l’attention sur la fabrication des élites et sur les phénomènes d’exclusion tout en s’appuyant sur des phénomènes concernant l’ensemble du système est porteur d’ambiguïtés. La métaphore de la distillation est sans doute pertinente pour analyser la fabrication des « élites », mais elle montre ses limites dès lors qu’elle semble indiquer qu’une seule et même logique fonctionnerait à tous les niveaux du système. Elle devient même trompeuse si on lui fait dire qu’elle crée de l’échec scolaire à chaque étape du processus et donc qu’il n’existe qu’une seule voie « royale » pour la réussite scolaire. En effet, tous les élèves n’ont pas aux débuts de leur parcours scolaire l’intention d’intégrer une grande école et il semble très exagéré de laisser entendre qu’on sort de l’école vainqueur ou vaincu. On peut souhaiter devenir dessinateur industriel, archéologue, vétérinaire, geek, chauffeur routier, policier, journaliste, cuisinier, infirmier, kinésithérapeute ou autre, sans que ce soit un choix par défaut après l’échec à exceller à un niveau plus élevé de la hiérarchie scolaire.

C’est ainsi par exemple que les filières conduisant au BTS ou au DUT sont plus souvent considérées comme des filières d’excellence et il semble très excessif de prétendre que « c’est bien en raison de leur faiblesse scolaire relative qu’ils (les étudiants) ont été orientés dans ces filières technologiques (3) » ; de même beaucoup de jeunes choisissent la voie professionnelle conduisant au bac pro tout simplement parce que la filière générale ne leur convient pas ; en témoigne en particulier l’augmentation récente des flux vers l’apprentissage en fin de collège. Et la réaction à ce phénomène d’un ancien haut responsable de l’éducation nationale disant qu’il s’agissait pour le ministère de « sous-traiter l’échec scolaire au patronat » en dit long sur les résistances du mammouth à valoriser et promouvoir la voie professionnelle.

Les conclusions tirées de l’observation de la « fabrication » des élites ne peuvent donc pas être généralisées à l’ensemble du système. Il n’y a pas que de l’échec scolaire à toutes les étapes. La colonne de distillation a plusieurs branches où les bifurcations traduisent souvent des choix délibérés et constituent des voies de réussite scolaire. C’est le cas pour l’enseignement technique et professionnel au-delà du bac. Plutôt que de ne voir dans la multiplicité des baccalauréats professionnels et autres filières de l’enseignement supérieur qu’un « maquis » propice aux « embuscades » de la méritocratie républicaine, les critiques devraient plutôt chercher à identifier les réussites scolaires qui ont pu s’y manifester à l’écart de la colonne de distillation.

Le livre n’examine pas les politiques menées

Or ces politiques ont donné des résultats. L’identification et l’analyse fouillées des multiples situations d’inégalités entre les élèves tout au long des parcours scolaires ne s’accompagnent pas de l’examen de quelques-unes parmi les plus emblématiques des politiques conduites par le ministère pour contrecarrer la logique univoque de la distillation continue. Basée essentiellement sur des statistiques concernant les gagnants et les perdants et sur leur ressenti, l’analyse ne se donne pas les moyens de saisir les phénomènes dans leur totalité.

C’est le cas des politiques concernant les développements de l’enseignement technique et professionnel. Il est erroné de ne voir dans le baccalauréat professionnel qu’un bac au rabais visant seulement la production d’ouvriers bacheliers  et complexifiant encore le tri en fin d’études secondaires, alors qu’il s’agissait en 1985 pour ses initiateurs d’une réforme de « progrès social » destinée à promouvoir l’enseignement professionnel — en même temps qu’elle répondait à un besoin du marché de l’emploi d’améliorer la qualification des sortants de l’enseignement professionnel — en instaurant une voie d’égale dignité avec l’enseignement général débouchant sur le baccalauréat. La réforme n’a sans doute pas donné tous les fruits que promettaient ses promoteurs, mais elle a eu le mérite de décloisonner les filières de CAP et de BEP dont les débouchés se situaient à des niveaux inférieurs à celui du bac. Quelques dix années plus tard, une nouvelle réforme ouvrait avec succès la voie de l’apprentissage à tous les niveaux d’éducation. Et aujourd’hui, avec les réformes de l’apprentissage engagées en 2018 par la loi « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » et la réforme de la voie scolaire « Transformer le lycée professionnel : former les talents aux métiers de demain » on a observé une augmentation significative des flux d’élèves sortant des collèges vers les filières d’apprentissage (voir dans Metis « L’apprentissage en France : mission impossible ? », Jean-Raymond Masson, octobre 2018)

D’autres politiques auraient également mérité d’être analysées compte tenu de leurs ambitions « démocratiques » afin d’en cerner les réussites ou les échecs et d’en comprendre les raisons. Il s’agit en particulier de la politique des zones puis des réseaux d’éducation prioritaires à partir de 1982 et ses multiples ajustements, et en particulier le dédoublement des classes de CP et la modulation des moyens alloués aux établissements, de la mise en œuvre en 2003 du « socle commun (4) » dont on apprend que « le principe s’est dilué et qu’il n’a jamais été une priorité. Du coup, on se demande bien comment la diminution substantielle des sorties sans qualification dans les dernières années a été atteinte ; comment cet objectif démocratique majeur sur lequel la France butait depuis si longtemps a-t-il été atteint ? Les politiques d’insertion sociale et de l’emploi sont également mentionnées brièvement comme « la garantie jeune ». Quant au développement des évaluations dans le primaire, n’y a-t-il pas un contresens à les présenter comme des outils de discrimination porteurs d’échecs scolaires alors que l’objectif est de repérer les élèves à risque d’échec afin de mieux les aider à réussir ?

Faute de telles analyses, le texte donne à penser que les multiples réformes du système scolaire conduites depuis les débuts de la massification scolaire et que les auteurs traduisent par le « toujours plus », ont eu pour objectif principal d’empêcher une véritable démocratisation qui aurait bousculé les hiérarchies sociales. Elles auraient ainsi fait en sorte de « tout changer afin que rien ne change ».

Les diplômes et le marché de l’emploi

Le deuxième chapitre étudie les relations entre l’école et l’emploi. Le message principal est celui d’un déclassement généralisé des diplômes en raison du décalage entre l’augmentation rapide des diplômés de l’enseignement supérieur en France comme dans (presque) tous les pays européens (5), et l’offre d’emplois disponibles à ce niveau. Cette croissance était encouragée par les postulats de « l’économie de la connaissance » qui constituaient les bases de la stratégie de Lisbonne (6) au début des années 2000, et selon lesquelles l’augmentation du niveau d’éducation d’une société était une promesse d’efficacité et d’équité. Cependant, dans l’enquête conduite en 2019 par Pôle emploi sur les besoins en main-d’œuvre place « dans le top 10 des emplois les plus recherchés des postes très majoritairement considérés comme peu qualifiés, agents d’entretien, serveurs, aides-cuisiniers, aides-soignants, manutentionnaires… le seul groupe échappant à cette règle étant celui des ingénieurs et cadres de l’informatique ».

L’analyse s’appuie sur le comportement des employeurs, mais elle est biaisée d’entrée de jeu en raison du choix de ne pas traiter des diplômes des écoles d’ingénieurs ni des écoles de commerce (qui n’ont pas subi de déclassement) et plus généralement d’ignorer les recrutements qui se font sur la base des compétences techniques (même s’ils représentent un tiers des cas). C’est ainsi que dans la majorité restante, face à l’inflation des diplômés, à la concurrence accrue entre eux et au caractère de moins en moins discriminant des diplômes, les employeurs déclarent aujourd’hui rechercher des qualités très générales de sérieux, de sociabilité et de fiabilité. Ils s’appuient pour ce faire sur la « garantie » que « signale » un bon rang dans la hiérarchie des diplômes, ainsi que sur la possession par les candidats de compétences relationnelles et comportementales : motivation, autonomie, goût du travail en groupe… les fameuses soft skills « dont il semble que l’absence pénalise avant tout les jeunes en échec scolaire ou de milieu populaire ». Cette pratique conduirait « à une surenchère des plus instruits qui permet aux inégalités de perdurer et qui dévalue les perdants du système : chaque fois que des individus plus éduqués y gagnent sur le plan individuel, quelqu’un de moins éduqué, et qui faisait le même travail, y perd ».

Cette observation appelle la critique ; en cohérence avec la question posée avec le titre du chapitre, « Des diplômes utiles à tous et à chacun ? », elle témoigne d’une vision figée voire malthusienne d’un marché de l’emploi comme un jeu à somme nulle dont l’offre serait constante et les besoins en compétences fixés une fois pour toutes. La réalité semble toute autre dès lors qu’on regarde ce qui se passe entreprise par entreprise, où il est bien certain que les changements technologiques et organisationnels massifs intervenus depuis les années 1970 y compris dans le secteur des services ont appelé la mobilisation de savoirs et de compétences nouvelles — y compris techniques — à tous les niveaux.

La dramatisation des enjeux de mobilité sociale

Malgré tout la concurrence entre diplômés est bien là, comme le montrent les travaux du CEREQ sur les parcours des jeunes sortant du système éducatif ; posséder un diplôme constitue bien un avantage sur le marché du travail, et leur rôle protecteur se renforce, car l’écart entre diplômés et non-diplômés s’accroît au fil du temps. Au bout du compte, « les moins qualifiés courent un risque croissant de mise à l’écart au sein d’une population de plus en plus diplômée ». En revanche, « à déclassement objectif identique, on se sent moins souvent déclassé dans les milieux populaires et davantage déclassé quand on est enfant de cadres » ce qui conduit ces derniers à des réactions plus vigoureuses.

Ce qui mène à l’examen de la mobilité sociale. En France, à la différence d’autres pays où la méritocratie est moins prononcée, l’acquisition des diplômes en constitue un enjeu majeur. Les générations « dorées » des années 1940 ont bénéficié d’une expansion des diplômes en même temps que du plein emploi et d’une croissance élevée ; l’ascenseur social n’a cessé de grimper. Il n’en est plus rien maintenant où « la structure des emplois, du moins pour les hommes, est de plus en plus proche de celle de leurs pères ». Dès lors, la mobilité sociale est considérablement réduite et l’ascenseur social monte chez les uns tandis qu’il descend chez les autres, même si « les mouvements ascendants restent encore plus fréquents ». Aujourd’hui, un fils de cadre sur 2 et une fille sur 3 risquent de descendre. C’est pourquoi ces derniers et leurs familles sont amenés à « développer des stratégies musclées pour garder leurs places, en se concentrant (surtout pour les garçons) sur les études scientifiques dans le secondaire puis dans les grandes écoles ». Grâce à leurs positions et leurs réseaux, les parents « vont (aussi) s’efforcer de limiter les dégâts en cas d’échec, protéger les uns tout en poussant encore plus les autres ». C’est ainsi que « les groupes sociaux les plus privilégiés résistent à la concurrence due à la massification ». Ces phénomènes s’observent dans tous les pays développés, mais ils sont particulièrement marqués en France.

Au bout du compte même s’il y a eu « un certain accroissement de la fluidité sociale », ces changements sont jugés modestes par les auteurs à l’aune des promesses de la démocratisation de l’éducation. « Globalement, la concurrence n’a jamais été aussi rude pour l’accès aux emplois et aux statuts sociaux les plus attractifs et les conséquences d’un échec scolaire sont aujourd’hui bien plus lourdes qu’il y a quelques décennies… L’idéologie méritocratique est là, « en embuscade », pour justifier cette responsabilité personnelle des individus. Elle inclut toute une rhétorique de l’employabilité qui renvoie aux individus la responsabilité de se former pour être capable de se vendre. Dès lors les désillusions sont fréquentes et peuvent provoquer « une véritable souffrance » notamment chez les jeunes des milieux populaires qui ont atteint des niveaux d’études bien supérieurs à ceux de leurs parents et n’ont pas obtenu une meilleure position sociale ». Il s’agit des « effets pervers de la démocratisation scolaire (ni voulus ni anticipés) : elle accentue la stigmatisation des non-diplômés qui contribue en retour au creusement des inégalités de parcours d’insertion. Au total, l’existence de rendements de l’éducation très positifs aux plus hauts niveaux, ceux des grandes écoles, aussi sélectives qu’onéreuses va de pair avec des effets de dévaluation en cascade aux niveaux inférieurs ».

L’école, les savoirs, la culture et les théories du complot

Sous le titre « L’école et la démocratie », le troisième chapitre entend répondre aux effets de l’école sur les savoirs, la culture et les valeurs démocratiques. L’affaire est plus complexe car l’école n’est plus seule face à ces ambitions comme elle a pu l’être dans le passé. Elle doit composer  avec les écrans et les réseaux sociaux auxquels les élèves consacrent souvent plus de temps qu’aux apprentissages scolaires. Avec la mixité qui est la règle depuis les années 1960, l’expansion irrésistible des réseaux sociaux a contribué à la pénétration des cultures juvéniles au sein de l’école et pas seulement des cours de récréation. Ces espaces échappent pour l’essentiel au contrôle des familles et de l’école. Ainsi, l’école a perdu son monopole culturel et sa capacité éducative a faibli en même temps qu’elle se massifiait. La « socialisation juvénile lui échappe » au moment où les adolescents et les jeunes sont de plus en plus nombreux à être scolarisés de plus en plus longtemps.

Quant à la culture, les pratiques « cultivées », théâtre, musée, expositions, concerts classiques, déclinent lentement tout en restant plus développées chez les plus éduqués, tandis que la culture des écrans se développe massivement et que les différences de pratiques culturelles entre les jeunes en fonction de leur milieu social sont moins prononcées que chez les adultes.

Mais c’est surtout sur la question des savoirs que se penche longuement le livre. Les auteurs reviennent sur l’inflation des diplômes et l’importance donnée par l’école à des savoirs toujours plus « abstraits » en décalage croissant avec les compétences mobilisées au quotidien (y compris dans l’exercice d’une profession) et susceptibles de contribuer aux mécaniques de l’échec scolaire et de l’exclusion. Selon les travaux du sociologue Roger Girod (Le savoir réel de l’homme moderne : essais introductifs, PUF, 1991) le niveau réel de ces compétences du quotidien est bien moins corrélé avec le milieu social d’origine que ne l’est le niveau scolaire ; ce phénomène est également attesté par l’enquête PIAAC (2012) sur les compétences des adultes. Cette enquête montre par ailleurs qu’en dépit de résultats médiocres sur l’échelle des compétences en lecture, la France se situe parmi les meilleurs du point de vue de la productivité de la main d’œuvre. C’est dire « qu’on n’apprend pas seulement dans les murs de l’école », qu’à côté d’Internet, les environnements professionnels et la vie quotidienne jouent un rôle majeur dans les apprentissages. Du coup, on peut s’interroger sur la légitimité des hiérarchies sociales fondées sur l’école et dénoncer « les rentes à vie données à ceux qui ont su, aux âges tendres, exceller à l’école », ainsi que la stigmatisation qui a pu s’établir sur ceux qui n’ont pas réussi du fait de « l’intériorisation de leur échec »

Pour autant, il reste à se demander d’où viennent les faiblesses constatées par PIAAC sur les compétences cognitives des Français : seraient-elles liées aux dérives de l’abstraction des programmes solaires et/ou à la pédagogie méritocratique ? mais aussi ne seraient-elles pas des handicaps dans les processus de montée en compétences et de reconversion qu’imposent de plus en plus les transformations de l’économie ? il en va de même avec les mauvais résultats de la France dans les enquêtes PISA qui conduisent à se demander comment font les autres pays vis à vis de ce décalage et des savoirs « abstraits » que véhicule l’école ?

La faiblesse des performances des élèves en matière de culture scientifique doit également être incriminée, à côté de la pratique massive des écrans et des réseaux sociaux (et de l’influence des fondamentalismes) dans le succès des théories complotistes et les difficultés de l’école à les combattre ; par exemple les croyances selon lesquelles « Dieu a créé l’homme et la Terre il y a moins de 10 000 ans », ou bien « il est possible que la terre soit plate » ou encore que « les attentats de 2015 contre Charlie hebdo et contre l’Hyper Cascher résultent d’un complot », que l’on constate chez d’imposantes minorités de jeunes de 18 à 24 ans, et significativement bien plus que chez les adultes, selon une enquête de l’IFOP en 2017. Mais en conclure comme le fait l’ouvrage « que l’éducation formelle semble relativement inadéquate » à traiter le problème semble un peu court, dès lors qu’on vient d’apprendre avec la publication des résultats de l’enquête TIMSS 2019 que la France se situe à l’avant dernier rang des pays de l’OCDE pour les connaissances en mathématiques et en sciences des élèves de CM1 et de quatrième.

L’école, la confiance dans les autres et les institutions, et la confiance en soi

La France se distingue significativement de ses voisins européens sur la question de la confiance accordée aux autres ainsi qu’aux institutions : 18 % seulement des Français pensent que les autres sont dignes de confiance contre 74 % des Norvégiens ! De même seuls des pays comme la Russie ou la Turquie semblent avoir moins confiance dans leurs dirigeants que la France. La défiance apparaît bien installée dans notre culture civique et il semble que la massification scolaire n’y a rien changé. Cependant « les plus éduqués sont plus confiants que les moins éduqués, que ce soit dans les autres, dans les institutions, dans le système politique, et dans la science… Tandis que les individus peu diplômés ont une moindre confiance dans leur capacité à participer à la vie politique et plus largement, à choisir leur vie en toute autonomie. Il s’ensuit le sentiment d’être impuissant, ignoré et méprisé par ceux qui savent : les experts, les « intellos », ceux qui s’autoproclament intelligents ». Et les auteurs en veulent pour preuve le mouvement des Gilets jaunes « qui a davantage attaqué les élus, les technocrates et les diplômés, que les patrons ».

C’est peut-être aussi ce qui est à l’œuvre dans la montée de l’abstention lors des élections. Chez les jeunes, l’intérêt pour la politique et le vote dépendent du niveau d’éducation. Ce phénomène n’est pas nouveau et n’a pas été sensiblement affecté par la massification scolaire. Cependant un nouveau clivage est apparu depuis les années 1970 entre les jeunes les plus diplômés, à la fois plus libéraux, plus critiques, plus à gauche, plus à l’extrême gauche, plus écologistes, et les moins diplômés, tenants des valeurs traditionnelles ainsi que des valeurs anti démocratiques, défendant plus souvent l’égalité sociale et accordant peu de confiance à la politique et dans les institutions. Cette observation n’est pas spécifique à la France. Des études conduites aux États-Unis conduisent à des conclusions analogues.

En revanche, les jeunes Français se distinguent quant à la perception de leur avenir ; ils semblent « particulièrement inquiets, pessimistes et surtout dépourvus de confiance en soi, contrairement aux jeunes Anglais, Espagnols et Italiens alors que leur situation n’est pas plus mauvaise (sinon moins) sur le plan du chômage ou de la précarité ». (La situation n’est peut-être pas si grave si, comme indiqué plus haut, 73 % des jeunes ayant quitté l’école en 2010 se disent optimistes quant à leur avenir professionnel contre 62 % pour ceux qui l’avaient quitté en 1992)

Les responsabilités de la méritocratie

La méritocratie, la pierre de touche de l’école républicaine, semble aujourd’hui vaciller sous l’effet des inégalités sociales. L’adhésion reste forte à ses principes, notamment à celui de la recherche « d’une façon juste de produire des inégalités », particulièrement auprès de ceux qui en ont bénéficié, surtout lorsqu’ils sont passés par des concours. Mais, selon des enquêtes récentes, les Français dans leur ensemble estiment plus souvent que les habitants des pays voisins que les inégalités sociales n’ont pas de fondement légitime et qu’elles sont injustes. Tout en adhérant au principe de la méritocratie ils en condamnent en même temps les conséquences inégalitaires. C’est ainsi que nombreux — et particulièrement les plus jeunes — sont portés « à tenir injuste le monde du travail parce que les capacités et les mérites n’y seraient pas récompensés et que le diplôme y joue un rôle trop important ». On aboutit ainsi à ce paradoxe d’une France qui adhère à la méritocratie scolaire alors que les inégalités scolaires sont plus fortes, et en même temps en remet en cause les effets sur le marché du travail alors que les inégalités sociales (de revenus) y sont moins prononcées.

Les auteurs semblent y voir les traces que les promesses de la méritocratie républicaine ont pu laisser dans les mémoires surtout quand elles n’ont pas été tenues. Ils prennent soin d’indiquer que la massification scolaire et ses effets pervers n’en sont pas la seule cause, mais le peu de développements qu’ils consacrent à d’autres causes donne le sentiment que la méritocratie républicaine en est bien la raison majeure. Il importe cependant d’aller voir ailleurs, d’analyser plus avant les politiques sociales et de l’emploi et leurs effets redistributifs ; de comprendre que l’école est de moins en moins seule, qu’elle s’insère lentement mais sûrement dans les dynamiques de l’éducation et de la formation tout au long de la vie, avec des relations de plus en plus soutenues avec les entreprises, et qu’elle est aussi concurrencée par Internet et les réseaux sociaux en même temps qu’elle est attaquée par les fondamentalismes et notamment les messages islamistes qui y prospèrent.

Deux nouvelles classes sociales ?

À l’issue de ces démonstrations, les auteurs concluent que les « les vainqueurs de la massification scolaire disposant de toutes les ressources de légitimité, de toutes les opportunités sociales et politiques, adhérant au libéralisme culturel et à la méritocratie, forment une nouvelle « classe » basculant vers la gauche, les Verts et les partis sociaux-libéraux, une classe souvent indignée, mais défendant aussi ses intérêts, notamment scolaires…. Parallèlement, les vaincus de l’école démocratique de masse basculent vers l’absentéisme politique, le nationalisme, le culte des hommes forts, la défiance envers la démocratie, l’hostilité aux immigrés et aux plus pauvres, les populismes et l’extrême droite. Se sentant méprisés par les vainqueurs, les « sachants », les experts, les « cosmopolites », ils retournent alors les valeurs de l’école contre elle-même puisque l’école ne leur a pas donné ce qu’elle promettait ». Et même si l’école n’est pas la seule responsable de cette extrême polarisation, « elle n’a pas été capable de résister aux dérives antidémocratiques, et pour une part, elle participe à leur développement ».

La proposition de deux classes sociales aux deux extrémités du spectre des savoirs n’est pas vraiment convaincante. Elle va bien avec l’usage répété d’une rhétorique guerrière où l’on oppose les vainqueurs et les vaincus (ce qui suppose une intentionnalité de la part des vainqueurs), où l’on compare les parcours scolaires à un tournoi de tennis dans lequel la moitié des participants est éliminée à chaque tour, et où l’idéologie méritocratique est là « en embuscade » pour piéger les apprenants. Elle accrédite l’idée d’une guerre de classes menée par les « puissants », « acharnés » à défendre leurs positions contre des vaincus qui vont chercher à « se venger ».

On peut aussi objecter que ces « classes » sont loin d’être homogènes. C’est ainsi que selon les angles de vue, la définition des vainqueurs va de l’ensemble des « élites diplômées », à « l’élite de l’élite », de ceux qui exercent le pouvoir politique et économique, en passant par les diplômés des grandes écoles. Et on peut se demander ce qu’il en est de ceux qui atteignent le plus haut niveau de la hiérarchie des savoirs dans une discipline donnée à savoir les professeurs agrégés ; font-ils partie de la classe des vainqueurs ou bien de celle des vaincus quand on apprend que les professeurs (à certains points de la démonstration) sont considérés comme des victimes collatérales de la massification scolaire ? Pour ce qui est de la classe des vaincus, là encore ce n’est pas très clair, avec des définitions allant des non-diplômés, des exclus, jusqu’aux victimes de l’échec scolaire à tous les niveaux. Ces définitions semblent couvrir un ensemble composite de populations défavorisées parmi lesquelles figureraient à la fois les enfants de l’immigration, les habitants des banlieues et les « Gilets jaunes ». Peut-on vraiment justifier qu’il s’agisse de deux classes sociales, fussent-elles nouvelles, entre lesquelles s’organiserait une nouvelle « lutte des classes » ? En tout état de cause, on ne voit pas que les frustrations à l’égard de la méritocratie jusqu’à la haine de l’école chez certains des vaincus se soient traduites par un programme de refonte de l’école. C’est pourquoi la métaphore de l’archipel (telle que proposée par Jérôme Fourquet dans L’Archipel français, Le Seuil, 2019) est sans doute plus pertinente pour caractériser ces populations, leurs sentiments et leurs ressentiments.

En conclusion

Au terme de cet article, il convient d’abord de rappeler les principaux messages de l’ouvrage :

Soumise à la logique du « toujours plus », plus de diplômes et de diplômés, plus d’ambition dans les programmes, l’école multiplie les situations d’échec scolaire au bénéfice de la reproduction sociale des élites en organisant (sans le vouloir) la dévalorisation des diplômes et le déclassement des individus ; les connaissances qu’elle diffuse sont de plus en plus abstraites et s’éloignent des savoirs concrets mobilisés dans la vie quotidienne ; son pouvoir socialisant s’amenuise, et la transmission des valeurs passe de plus par les écrans et les réseaux sociaux où elle est contestée, voire attaquée ; l’idéologie méritocratique est là en surplomb pour donner bonne conscience aux vainqueurs et culpabiliser les vaincus, incapables qu’ils ont été de saisir les chances qui leur étaient offertes ; encadrée par des élites gouvernantes issues de la méritocratie qui ne jurent que par l’égalité des chances, des syndicats d’enseignants qui ne voient les solutions qu’au prix de plus de moyens — alors que la France avec 6,8 % du PIB a déjà le second plus haut niveau de dépenses pour l’éducation en Europe — , et des familles acharnées à défendre les inégalités dans le contexte d’une concurrence accrue entre les demandeurs d’emploi et d’un ascenseur social qui descendra bientôt autant qu’il monte, le système est appelé à se perpétuer tout en continuant à creuser les inégalités ; cette situation engendre la montée d’un antagonisme entre la classe des vainqueurs et celle des vaincus qui pourrait conduire ces derniers à se venger.

Une telle analyse radicale appelle des changements radicaux que le chapitre de conclusion énumère ainsi : « il s’agirait d’abord de réduire les inégalités sociales qui, en amont de l’école, conditionnent les aptitudes et les aspirations des élèves », mais aussi, de faire en sorte que « l’école bouleverse ses hiérarchies en contribuant à la valorisation des compétences et des activités vouées à celles et ceux qui ont échoué à l’école », c’est-à-dire les « premiers de corvée » qui continuent à faire marcher le pays en phase de confinement ; il s’agirait enfin de « faire évoluer nos conceptions de la représentation et de la prise de décision politique… et de trouver des procédures nouvelles afin que les moins diplômés aient des occasions de se faire entendre ». Cette proposition d’une véritable « révolution culturelle » à la fois pour l’école et pour la société est évidemment pertinente ; mais si l’on considère les critiques radicales portées par les auteurs au fonctionnement de l’école, et en particulier l’acharnement des vainqueurs à maintenir leur domination, on se dit que c’est « mission impossible ». Mais peut-être doit-on nuancer voire contester certains messages.

Ainsi la dramatisation qui résulte de l’énumération des messages du livre semble parfois excessive et pas toujours appropriée ; la colonne de distillation se divise en plusieurs branches et il y a de la réussite scolaire à tous les étages, y compris dans l’enseignement technique et professionnel ; la pénurie de moyens est incontestable dans l’enseignement primaire ; le déclassement n’est pas généralisé ; le marché de l’emploi n’est pas un jeu à somme nulle et le développement des compétences reste une exigence ; la comparaison avec les autres pays devrait être poussée plus avant afin de relativiser le rôle attribué à l’idéologie méritocratique dans l’échec scolaire ; l ’influence de l’islamisme dans la transmission des savoirs et des valeurs devrait être mentionnée. Pour autant ces remarques n’invalident pas le message du creusement des inégalités scolaires et de ses effets délétères non seulement sur les personnes en échec scolaire, mais aussi sur l’ensemble de la société. Mais la principale objection reste celle de l’absence de prise en compte des politiques conduites avec l’objectif de contrecarrer ces inégalités et de réparer les dégâts de la méritocratie — notamment dans le domaine de la formation et du recrutement des enseignants —, absence qui interdit de constater que certaines ont déjà montré des succès et de penser que l’école a vraiment envie de changer.

D’un autre point de vue, cette dramatisation est cependant nécessaire pour insister sur l’urgence de traiter ces inégalités que les enquêtes PISA 2018 viennent de rappeler, à savoir notamment que « la France reste un des pays où les performances sont le plus dépendantes du statut socio-économique… où de nombreux élèves, en particulier ceux issus des milieux défavorisés, ont des ambitions moins élevées que celles qu’on pourrait attendre au vu de leurs résultats scolaires… et la France est l’un des pays où les élèves ressentent le moins de soutien de la part de leurs enseignants ». Enfin, la dramatisation se justifie pleinement de l’actualité des questions concernant l’école et les valeurs, en référence à la crise des « Gilets jaunes », les succès croissants des thèses complotistes et l’assassinat du professeur Samuel Paty (7). La prise de conscience de cette radicalisation des enjeux concernant l’école et la démocratie est d’autant plus nécessaire et urgente que les solutions ne sont pas évidentes, qu’elles appellent l’école à assumer son rôle de « chef d’orchestre » (selon l’expression d’Edgar Morin dans « Enseigner A vivre, Manifeste pour changer l’éducation » Actes sud, 2014) face au concert des instruments de diffusion des connaissances et des valeurs et en particulier des « cuivres » des réseaux sociaux, et qu’elles concernent toute la société.

C’est ainsi que l’éducation civique et morale ne doit pas rester une leçon parmi d’autres, mais conçue « comme une expérience, un apprentissage actif, une manière de vivre ensemble, de débattre, de s’accorder et de suivre les règles que l’on se donne ». Et l’ouvrage se termine avec ce rappel que de multiples établissements se sont déjà engagés avec succès dans ce type de démarches, comme l’illustre aussi l’expérience vécue par une classe de collège pendant le confinement du printemps dernier et racontée par son professeur Mara Goyet (« Du mammouth au colibri », Le débat 40 ans, mai-août 2020, Gallimard). Pour autant à la question titre « L’école peut-elle sauver la démocratie ? » la réponse reste bien : sans doute, mais sûrement pas toute seule.

Pour en savoir plus

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.