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L’idée générale qui préside à cet essai publié en septembre 2014 est que la montée des inégalités en France n’est pas une fatalité due à la crise économique et à la mondialisation, mais qu’elle relève aussi au sein de la société d’une préférence pour l’inégalité qui traduit un affaiblissement de la solidarité. Dans ce contexte, François Dubet se propose d’identifier les bases d’une solidarité suffisamment robuste pour que nous voulions vraiment l’égalité sociale et pas seulement l’égalité formelle. L’exposé se conclut avec un appel à la construction d’un « imaginaire de la fraternité » qui prend un sens particulier dans le contexte des événements de ce début janvier 2015 à Paris. Peut-être la journée du 11 janvier va-t-elle y contribuer ?

 

SeuilL’essai traite des inégalités sociales au sens large. Selon l’auteur, l’observation des pratiques de chacun montre que « nous choisissons souvent les inégalités sociales tant qu’elles ne heurtent pas nos principes démocratiques ». Deux exemples notables : la ségrégation de l’habitat entre les centres urbains et les différentes couches périphériques provient de choix exprimant la recherche généralisée d’un entre soi social et entraîne la création de zones d’exclusion où se concentrent toutes les difficultés et les inégalités ; le creusement des inégalités scolaires, au-delà de ce que supposeraient les inégalités sociales initiales, s’appuie sur le comportement consumériste des familles et sur la logique interne d’un système éducatif fondé sur la production des élites, alors même que les politiques conduites depuis plus de cinquante ans visent l’égalité des chances.

 

Ces stratégies se nourrissent souvent de la croyance dans le mérite qui amène à penser que les « victimes » des inégalités ne sont pas nécessairement « innocentes », et de la peur du déclassement devenue une « véritable panique morale » au sein des classes moyennes : alors que 0,16% des Français vivent dans la rue, selon les sondages, 60% craignent de finir SDF ! Les syndicats les encouragent en « mobilisant plus facilement les salariés sur la défense des positions et des inégalités acquises que sur la mise en cause de ces inégalités ».

 

Dans l’Histoire, la solidarité, souvent sous la forme de la fraternité, s’est trouvée pleinement associée aux grands moments de l’égalité depuis la Révolution de 1789 jusqu’aux progrès de l’État-providence après 1945. Aujourd’hui pour autant la défiance s’est installée entre les citoyens et leurs dirigeants, mais aussi envers tous les autres. En témoignent les sondages qui notent l’affaiblissement de la cohésion sociale, l’obsession du déclin de la France, la forte augmentation du taux de Français qui estiment qu’il y a trop d’étrangers en France ou encore la proportion élevée de français (43 %) qui ne croient pas que l’impôt soit un acte citoyen.

 

On assiste en fait à l’épuisement du modèle d’intégration à la française basé sur le travail, les institutions et la Nation. Le travail associé au salariat était devenu le creuset de l’État providence ; ce système fonctionnel s’est désarticulé sous l’effet de la mondialisation, de la financiarisation de l’économie, d’un chômage massif et de changements importants dans la gestion des entreprises. Parmi d’autres institutions, l’école républicaine jouait un rôle majeur dans l’adhésion de chacun aux valeurs de la société et en particulier à la laïcité, base d’un partage clair entre le privé et le public, lieu de la solidarité élargie ; mais l’école est aujourd’hui en crise et plus généralement, les institutions ont perdu leur force symbolique et intégratrice face à la montée de l’individualisme. Grâce à sa domination sur l’économie et la société, l’État était le garant de l’intégration et la source du grand récit de la solidarité nationale ; aujourd’hui la construction européenne est vécue comme un abaissement de la souveraineté, la société devient de plus en plus multiculturelle, et les phénomènes d’exclusion s’accroissent.

 

Dès lors, dans l’absence d’un modèle alternatif à celui de la solidarité basée sur l’intégration, l’auteur se tourne vers la notion de cohésion sociale telle qu’elle est promue aujourd’hui par l’OCDE (et la Commission européenne, notamment dans le cadre du fonctionnement du Fonds social européen). Dans cette approche centrée sur l’individu, ce dernier est appelé à se prendre en charge et se réaliser, et les institutions doivent lui permettre d’y parvenir. La justice sociale vise à établir l’égalité des chances plutôt que l’égalité des positions qu’imaginait le modèle de l’intégration. Le travail se concentre sur les opportunités données à chacun plutôt que sur les structures, sur les groupes discriminés plutôt que sur les classes sociales. La solidarité s’appuie sur les ressources des individus et sur la qualité et l’intensité des relations créées au sein de la société, c’est-à-dire de leur capital social, plutôt que sur les valeurs communes et la force des institutions.

 

La théorie du capital social donne un rôle majeur au développement du capital humain notamment à travers l’éducation ; par ailleurs, elle suppose la mise en œuvre de nouveaux modes de gouvernance, le partenariat social, la participation de tous les acteurs concernés aux décisions, la décentralisation, etc. tous dispositifs appelés à contribuer à une cohésion renforcée et que l’État a pour fonction de stimuler et non de commander. La solidarité n’est plus « emboîtée dans la grande société, ses fonctions et ses valeurs ; elle est une production continue de la vie sociale ». Tout en reconnaissant la fragilité de ce cadre en comparaison avec celui de l’intégration et en marquant bien qu’il n’est pas intrinsèquement lié au néolibéralisme en économie, François Dubet se propose de l’adopter afin de penser une politique de la fraternité.

 

Dans cette perspective, l’auteur identifie un ensemble de principes « modestes » susceptibles d’influencer nos pratiques et de « produire la solidarité ». De fait, certaines des mesures avancées paraissent plus ambitieuses qu’il n’est indiqué : « Élargir la démocratie », notamment par la limitation du cumul des mandats, y compris dans le temps, et par un statut de l’élu qui permette de mettre fin à l’endogamie des professionnels de la politique et aux phénomènes de corruption ; étendre « les scènes démocratiques » du type des jurys de citoyens ou des votations suisses afin de mobiliser les citoyens sur les questions qui les concernent ; répondre précisément à la question « qui paie, qui gagne » au sein l’État-providence par un « choc de simplification » mais aussi un effort de transparence indispensables à la légitimité du système de solidarité et à la compréhension des transferts qu’il organise ; « refonder les institutions », en particulier le système éducatif en donnant beaucoup plus d’autonomie aux établissements scolaires, y compris dans le choix des enseignants et des orientations pédagogiques, en développant l’éducation par l’expérience et enfin en luttant contre le décrochage scolaire par l’accent mis sur la motivation à apprendre, la prise d’initiative et le travail en commun [1].

 

Pour autant, la création d’une fraternité ne peut pas se contenter de la mise en œuvre de politiques intelligentes. Il s’agit d’un travail social et politique continu. Dans une société devenue plurielle où les demandes de reconnaissance se multiplient, l’imaginaire de la solidarité ne peut plus être celui du grand récit venu d’en haut de la France intégrée. Pour François Dubet, il ne peut être fondé que sur les droits et les besoins des individus et leur priorité affirmée sur les droits de la communauté, et il ne peut venir que d’une construction progressive, de compromis passés entre les acteurs, d’accommodements trouvés au niveau où les problèmes se posent. Les réformes esquissées plus haut doivent construire une « légitimité démocratique » sur les décombres des anciennes légitimités sacrées tout en s’appuyant sur « des espaces et des scènes permettant de dire ce que nous avons de commun afin d’accepter nos différences ». Vaste programme !

 

[1] Sont également brièvement esquissées par l’auteur d’autres pistes de travail, les relations de travail dans l’entreprise, le partage du travail au sein de la société, la démocratie européenne et les solidarités au niveau mondial.

 

Références complètes

François Dubet. La Préférence pour l’inégalité – Comprendre la crise des solidarités. Coédition Seuil-La République des idées. Septembre 2014

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Ingénieur École Centrale promotion 1968. DEA de statistiques en 1969 et de sociologie en 1978. Une première carrière dans le secteur privé jusqu’en 1981, études urbaines au sein de l’Atelier parisien d’urbanisme, modèles d’optimisation production/vente dans la pétrochimie, études marketing, recherche DGRST sur le tourisme social en 1980.

Une deuxième carrière au sein de l’éducation nationale jusqu’en 1994 avec diverses missions sur l’enseignement technique et la formation professionnelle ; participation active à la création des baccalauréats professionnels ; chargé de mission au sein de la mission interministérielle pour l’Europe centrale et orientale (MICECO).

Une troisième carrière au sein de la Fondation européenne pour la formation à Turin ; responsable de dossiers concernant l’adhésion des nouveaux pays membres de l’Union européenne puis de la coopération avec les pays des Balkans et ceux du pourtour méditerranéen.

Diverses missions depuis 2010 sur les politiques de formation professionnelle au Laos et dans les pays du Maghreb dans le contexte des programmes d’aide de l’Union européenne, de l’UNESCO et de l’Agence Française de Développement.

Un livre Voyages dans les Balkans en 2009.

Cyclotourisme en forêt d’Othe et en montagne ; clarinette classique et jazz ; organisateur de fêtes musicales.