L’apprentissage est un sujet récurrent du débat public français. On déplore les insuffisances de ses développements, en comparant ses effectifs avec ceux de l’Allemagne tandis qu’on exalte sa capacité à favoriser l’insertion professionnelle et à éradiquer le chômage des jeunes. Le sujet revient sur la scène en 2018 avec la loi « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » (du côté du ministère du Travail), ainsi que la réforme de la voie professionnelle scolaire « Transformer le lycée professionnel : former les talents aux métiers de demain » (du côté du ministère de l’Éducation). Jean-Raymond Masson situe la France parmi les pays européens.
Pour Metis, Jean-Louis Dayan a analysé ces deux réformes dans un article récent (« La formation professionnelle en France : deux systèmes, deux réformes et toujours un problème », septembre 2018) où il déplore l’occasion manquée de remettre en cause la frontière entre « voie scolaire et alternance » afin de construire une « voie professionnelle cohérente et homogène » à l’instar du modèle allemand et de son « système dual ». S’appuyant sur une étude approfondie conduite en 2016, une publication récente du CEDEFOP, « Apprenticeship schemes in European countries-A cross-nation overview » consacrée aux systèmes d’apprentissage en Europe permet d’éclairer ces défis.
La définition retenue pour les systèmes d’apprentissage (apprenticeship) analysés est la suivante : des situations d’apprentissage (au sens de learning) dans une entreprise, associées ou non à des situations de travail, combinées ou non à des situations d’apprentissage au sein d’un établissement d’éducation et de formation, dans le cadre d’un contrat entre l’apprenti (ou apprenant) et l’entreprise (« compulsory learning and/or working in a company, in combination or not with learning at an education and training provider, and the contractual link between the learner and the company »). Cette définition exclut donc les systèmes d’alternance sous statut scolaire ; en revanche elle couvre, en ce qui concerne la France, les contrats d’apprentissage et les contrats de professionnalisation. Partant de là, le CEDEFOP a identifié 30 systèmes différents dans 24 pays parmi l’ensemble des États européens (6 seulement en sont dépourvus : Bulgarie, République tchèque, Lituanie, Malte, Slovénie et Slovaquie). L’analyse porte sur les finalités et les principales fonctions associées à ces dispositifs, ainsi que sur leurs principales modalités d’organisation et de fonctionnement. Malgré cette définition resserrée, l’analyse des finalités révèle une très grande diversité de modèles et propose une typologie au sein de laquelle deux groupes rassemblent l’essentiel des cas de figure (2).
L’apprentissage pièce maîtresse de la formation professionnelle initiale
Au sein du groupe A, l’apprentissage est un système en soi, distinct de la formation sous statut scolaire, et qui constitue l’essentiel – voire la totalité – de l’offre de formation professionnelle initiale au niveau secondaire supérieur (niveau V et IV). Se présentant comme un programme, il fournit l’ensemble des compétences nécessaires à l’exercice d’une profession sans constituer pour autant un prérequis pour un emploi précis ; la qualification attribuée est spécifique à la modalité d’apprentissage, de même que les référentiels sur lesquels elle s’appuie ; sa valeur tient donc à la fois à son contenu en même temps qu’aux modalités de son acquisition. La qualification obtenue est équivalente à celle d’un ouvrier qualifié. Elle signale sa source (l’apprentissage) et constitue ainsi un atout sur le marché de l’emploi. C’est le cas en particulier du système dual allemand, mais aussi de l’apprentissage dual en Autriche ou du système d’apprentissage au Danemark. Ce modèle se retrouve en Irlande, en Croatie, en Islande, en Norvège et en Pologne.
Dans ce cas de figure, la durée de la formation est de trois ans dans la plupart des cas. L’alternance entre entreprise et centre de formation est la règle et les référentiels définissent précisément le volume et les contenus de formation dispensés dans l’entreprise ; ils sont obligatoires et laissent peu de marge de manœuvre à cette dernière. C’est ainsi que cette approche de l’apprentissage relève plutôt de la formation que de l’adaptation à l’emploi, même si, in fine, elle contribue à une meilleure insertion professionnelle.
L’apprentissage : parcours parmi d’autres en vue de la qualification
Au sein du groupe B, l’apprentissage est partie intégrante du système formel d’enseignement et de formation professionnels (VET systems) au sein duquel il constitue une modalité parmi d’autres du parcours entrepris en vue de l’acquisition d’une qualification ; dans ce cas, la qualification tient aux acquis d’apprentissage (learning outcomes) et non aux modalités de ces acquisitions. C’est le cas le plus fréquent en Europe, comme en France où les diplômes et autres certifications nationales peuvent être acquis par la formation initiale de type scolaire, par l’apprentissage, par la formation continue ou encore par la VAE. Dans ces pays, l’apprentissage s’organise souvent en complémentarité – voire en concurrence – avec la formation en alternance sous statut scolaire, s’adressant aux mêmes élèves et aux mêmes entreprises. Au sein du groupe B figurent les deux systèmes français d’apprentissage et des contrats de professionnalisation, ainsi que les dispositifs d’apprentissage mis en œuvre en Belgique (Flandre) et au Royaume-Uni (Angleterre et Écosse) ; dans ces pays, il s’agit de parcours qualifiants complets. Mais on y trouve aussi l’Italie, la Finlande, la Suède et la Belgique francophone où les parcours d’apprentissage peuvent aussi être partiels, intégrés à des parcours complets incluant d’autres modalités de formation. Les Pays-Bas et le Portugal constituent des cas à part dans la mesure où tout en étant intégré au système général, l’apprentissage est organisé en programmes du type de ceux du groupe A.
Ici, la durée des parcours d’apprentissage est très variable, de quelques mois à cinq ans selon les cas (de six mois à quatre ans en France pour l’apprentissage et de six à douze mois pour la professionnalisation). Contrairement au groupe A, l’alternance n’est pas toujours la règle : en France comme au Royaume-Uni l’apprentissage (comme le contrat de professionnalisation) peut être mis en œuvre entièrement dans l’entreprise. En même temps, la régulation des modalités des apprentissages en entreprise est beaucoup plus souple (voire absente) dans le groupe B que dans le groupe A : leur durée et leurs contenus peuvent varier d’une entreprise à une autre ; en conséquence, même si la qualification obtenue ne spécifie pas les modalités de son acquisition, le risque est grand qu’elle soit mal reconnue au-delà de l’entreprise où l’apprentissage a été effectué. En outre, le contrat avec l’entreprise peut être un contrat d’apprentissage ou un contrat de travail. C’est ainsi que dans ce groupe, l’apprentissage relève également des politiques de l’emploi.
Des différences majeures entre les deux conceptions
En liaison avec ces différences structurelles entre les deux approches, l’analyse identifie d’autres distinctions majeures et soulève quelques questions clefs. Comme on l’a vu, le groupe B rassemble la grande majorité des cas. En l’absence d’un système ancré dans une longue tradition, l’apprentissage comme une voie parmi d’autres pour atteindre une qualification semble plus facile à mettre en œuvre, même si la coexistence de plusieurs voies est sans doute plus coûteuse. Cette approche plus flexible s’adapte bien à l’objectif d’individualisation des parcours. Mieux, elle permet d’étendre l’apprentissage à des niveaux de qualification supérieure, comme c’est le cas en France, tandis qu’il reste cantonné au niveau de fin d’études secondaires au sein du groupe A comme en Allemagne. Il peut également couvrir un champ plus étendu de fonctions, depuis la formation initiale jusqu’aux mesures actives du marché de l’emploi et à la formation des adultes.
En outre, le niveau élevé de flexibilité dans la mise en œuvre du contrat d’apprentissage (groupe B) peut constituer un atout en vue du possible recrutement de l’apprenti par l’entreprise d’accueil. En revanche il limite la comparabilité entre les expériences individuelles ; ce phénomène peut justifier le fait que la qualification ne mentionne pas les modalités de son acquisition ; mais en même temps, cette absence nuit à la reconnaissance de la valeur de la qualification acquise par apprentissage au-delà de l’entreprise d’accueil. Par ailleurs, dans les cas de coexistence entre apprentissage et alternance sous statut scolaire, il peut être difficile pour l’entreprise de bien apprécier les différences entre les différentes modalités, ce qui peut nourrir des confusions néfastes à la qualité de l’apprentissage. Que dire d’une TPE qui reçoit dans la même période plusieurs sollicitations en vue de l’établissement d’un contrat d’apprentissage, d’un contrat de professionnalisation ou d’un stage obligatoire dans le cadre d’une formation en alternance ?
Ainsi, lorsque l’apprentissage coexiste avec un système d’alternance sous statut scolaire, il est la voie royale d’accès à la qualification dans les pays du groupe A où la qualification mentionne explicitement les modalités de son acquisition ; en revanche, il a tendance à constituer une voie de seconde chance dans les pays du groupe B où la qualification se résume aux acquis d’apprentissage et où l’on privilégie la voie scolaire (à l’exception du Royaume-Uni et de la Suède).
Retour sur le match France/Allemagne
Au terme de cette analyse, on se demande s’il y a vraiment un match ? Il semble plutôt que les deux protagonistes ne jouent pas dans la même catégorie, ou pas avec les mêmes règles, même si on se contente d’observer le terrain des formations professionnelles de niveau V et IV. D’un côté un système quasi unique de FPI, le système dual, ancré de longue date dans la culture germanique, mis en œuvre au travers de programmes structurés dans des entreprises de toute taille, et qui continue à attirer massivement les jeunes, y compris de nombreux titulaires de l’Abitur (le baccalauréat allemand).
De l’autre, en France, une grande diversité d’approches basées sur l’alternance entre centre de formation et lieu de travail. Un ensemble de dispositifs aux finalités plurielles éclaté entre une série d’acteurs pas toujours bien coordonnés, des modalités diverses de gouvernance et de mise en œuvre qui rendent l’ensemble peu lisible, notamment pour les entreprises appelées à accueillir des élèves ou stagiaires. Un ensemble au sein duquel l’apprentissage, malgré de nombreuses réformes et les engagements des acteurs, reste un dispositif minoritaire qui ne constitue qu’une voie de deuxième chance et dont les effectifs stagnent, cantonné le plus souvent dans des TPE. Interrogé en 2015 par Claude-Emmanuel Triomphe, Morgan Moretti, alors délégué général de l’Association nationale des apprentis de France, dressait un tableau des difficultés de l’apprentissage. Il dénonçait en premier lieu l’absence de véritable stratégie liée à l’absence de considération pour les questions pédagogiques et pour la formation des personnels des CFA dans le contexte des changements accélérés du travail en entreprise (« L’apprentissage a besoin d’une stratégie de conduite du changement », Metis, 29 septembre 2015).
Au total, la différence essentielle entre la France et l’Allemagne tient sans doute à cette différence entre les groupes A et B de l’analyse du CEDEFOP. Du côté allemand, un programme bien structuré – au prix d’une certaine rigidité -, construit sur la base de référentiels spécifiques (qui donnent toute leur importance à la pédagogie) bâtis en partenariat entre les représentants de l’éducation et les partenaires sociaux, qui constitue un signal sur le marché du travail. Du côté français, un parcours parmi d’autres qui permet d’atteindre une qualification donnée, mais dont la modalité d’acquisition est ignorée et dont la valeur ajoutée sur le marché n’est pas avérée (voir l’analyse par Jean-Louis Dayan des taux d’insertion respectifs selon les filières de formation). À ce stade, toujours sur le terrain des formations de niveaux V et IV, ne serait-ce que sur le plan des effectifs d’apprentis, il semble que l’Allemagne ait pris l’avantage.
Mais peut-être peut-on voir là aussi la possibilité de reprendre le match, d’imaginer une seconde mi-temps qui se jouerait sur le terrain des formations de niveau supérieur et de la formation tout au long de la vie (FTLV). Ici, la logique de parcours prend tout son intérêt. Son déploiement va être facilité par la variété des propositions qui peuvent être faites à chacun à différents moments de la vie, selon qu’il entend poursuivre ou reprendre des études, améliorer ses compétences et/ou sa situation professionnelle, faire valider une qualification, préparer une reconversion… Dans ces circonstances, ce qui importe, c’est l’engagement de l’individu dans un processus de formation ; dès lors, la flexibilité et la diversité des approches proposées deviennent des atouts, à condition bien sûr que leur qualité soit avérée et qu’un accompagnement pertinent puisse les rendre lisibles. Cette approche favorisant des parcours de plus en plus individualisés est d’ailleurs celle qui guide la grande majorité des pays dans les réformes actuelles de leurs systèmes de FPI. Et quand on considère l’indicateur de la participation des 25-64 ans à la formation tout au long de la vie, la France est dans le peloton de tête des pays européens avec 18,6 % tandis que l’Allemagne n’atteint que 6,1 % (Enquête « force de travail 2015 »). Dès lors, on peut se demander si l’intérêt et la priorité accordés en Allemagne au système dual n’auraient pas pour corollaire une moindre attention apportée à la FTLV. Dans son match avec l’Allemagne, la France aurait-elle égalisé ?
À noter que cette difficulté à concilier les performances en matière de FPI et de FTLV apparaît également au Danemark. Ce pays dispose à la fois d’un système d’apprentissage du premier type (groupe A) et d’un système performant de formation continue qui le situe avec 31,3 % au premier rang pour la participation des adultes à la FTLV, mais l’apprentissage a perdu de son pouvoir d’attraction ce qui a conduit le gouvernement à introduire des notes minimales pour l’entrée en apprentissage afin d’enrayer le processus de dévalorisation (« Comment revaloriser la formation professionnelle ? L’exemple du Danemark » Metis, 28 novembre 2016).
La réconciliation entre enseignement professionnel et apprentissage
Sans revenir sur l’analyse par Jean-Louis Dayan des réformes en cours, il convient de noter qu’avec la loi « sur la liberté de choisir son avenir professionnel », l’apprentissage se trouve renforcé dans sa finalité de parcours individuel vers l’emploi et la FTLV. À cet effet, il s’appuie en particulier sur une amélioration du statut d’apprenti, le passage à 30 ans de l’âge limite d’entrée en apprentissage, une gouvernance simplifiée et un rôle accru des entreprises et des branches professionnelles.
Quant au système éducatif, il y a bien longtemps qu’on cherche à intégrer l’apprentissage dans des ensembles communs, mais sans résultat probant. D’abord en 2001 sous l’impulsion de Jean-Luc Mélenchon, ministre délégué à l’Enseignement professionnel avec la création du label « lycée des métiers », attribué par les recteurs à des lycées professionnels qui accueillent des publics de statuts différents, élèves, apprentis, stagiaires… On en dénombre aujourd’hui plus de 1000, mais sans que l’apprentissage y soit systématiquement présent, tant s’en faut. En 2013 étaient mis en place des « campus des métiers et des qualifications » regroupant des établissements d’enseignement secondaire et d’enseignement supérieur, de formation initiale ou continue ; l’ensemble étant construit autour d’un « secteur d’activité d’excellence correspondant à un enjeu économique national ou régional soutenu par la collectivité et les entreprises ». Le label étant attribué par une commission quadripartite réunissant les ministères de l’Education, de l’Enseignement supérieur, de l’Emploi et de l’Economie ; le cahier des charges mentionnait la possibilité pour ces campus de comporter des CFA. 78 campus sont recensés aujourd’hui, mais la présentation des données sur le site du MEN ne permet pas de savoir dans quelle mesure l’objectif de l’accueil de CFA a été tenu.
Tirant les leçons de ces initiatives, c’est une nouvelle dynamique qu’entend impulser Jean-Michel Blanquer en ce qui concerne les lycées professionnels et leur prise en compte de l’apprentissage. Telle que présentée à l’occasion des réunions de pré-rentrée fin août, la réforme entend faire naître une nouvelle génération de campus des métiers et des qualifications sur la base d’un cahier des charges enrichi (à la fois lieu de formation, de vie et d’innovation) ; chaque lycée professionnel devra être intégré à un de ces nouveaux campus d’excellence. Dans ce cadre, l’objectif est d’accueillir « de l’apprentissage dans tous les lycées professionnels… en offrant une diversité de parcours et en sécurisant les transitions entre les deux modalités de formation ». C’est ainsi qu’en fin de première professionnelle, l’élève se verra offrir « le choix de faire sa terminale soit par la voie scolaire, soit en apprentissage ». Il s’agit ainsi de faire droit aux vœux des élèves recueillis en fin de troisième, qui montrent en 2018 une augmentation marquée du choix d’une formation en apprentissage. La transformation de ces vœux en contrats d’apprentissage effectifs doit être effective grâce à une mobilisation conjointe des acteurs de l’éducation et de l’emploi dès la rentrée 2018. Un exemple de cette mobilisation conjointe était donné le 8 octobre avec la signature d’une convention entre la Fédération des travaux publics, Muriel Pénicaud et Jean-Michel Blanquer, portant notamment sur l’augmentation de 50 % du nombre d’apprentis dans les cinq prochaines années.
Au total, on peut sans doute regretter que les deux réformes n’aient pas permis de bâtir un système intégré, cohérent et homogène, synthèse des deux formules. Mais c’était sans doute mission impossible compte tenu des spécificités des deux systèmes, de leurs traditions et de leurs finalités, et aussi de la méfiance à l’égard des entreprises – et donc de l’apprentissage – qui reste grande au sein du système éducatif comme en témoignait en septembre dernier une tribune publiée dans Libération sous le titre « Pauvreté : la grande illusion des filières professionnelles ». Les premiers pas de la réforme Blanquer ne constituent-ils pas les prémices de la réconciliation entre enseignement professionnel et apprentissage que souhaitait Louis Gallois en 2017 ?
(à suivre)
Notes :
(1) Dans la suite de l’article, pour éviter les confusions liées aux deux sens du mot « apprentissage » dans la langue française, je choisis la présentation en italique « apprentissage » lorsqu’il s’agit du travail de l’apprenant (learning) quel que soit le lieu où il apprend, et je réserve la présentation en romain « apprentissage » (apprenticeship) pour la modalité de formation professionnelle initiale en entreprise sous statut d’apprenti.
(2) Au sein du troisième groupe l’apprentissage est hybride ; il combine des éléments des deux premiers groupes ; il concerne plutôt des jeunes en difficulté et la fonction d’apprentissage relève plutôt d’objectifs d’inclusion sociale et d’emploi. On ne le rencontre que dans un tout petit nombre de pays et notamment en Belgique francophone.
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