La revalorisation de certains emplois, invisibles, déconsidérés, faiblement rémunérés, semble être à l’ordre du jour. Mais comment s’y prendre concrètement ? Identifier les contenus de travail, prendre en compte les aspirations sociales et le corps social dans son ensemble. Philippe Denimal, sociologue du travail et consultant, explicite les acquis de son expérience d’intervention dans des entreprises et des branches professionnelles.
Les politiques fixent le cap, le passé nous éclaire, des outils existent. Deux dispositifs éprouvés permettent de mieux prendre la mesure des écarts entre la réalité de ces emplois et la juste reconnaissance attendue par le corps social. L’identification précise des contenus de travail constitue une première étape nécessaire. C’est elle qui seule peut déterminer l’objet de la valorisation qui doit être faite ensuite. Puis, dans une seconde étape, l’évaluation de ces contenus de travail doit intégrer les aspirations sociales sans pour autant renier les hiérarchies existantes qui s’expliquent et sont admises pour une part. Ainsi, les pratiques de formalisation et d’évaluation des emplois méritent-elles d’évoluer pour rendre compte de ce qui est et n’est plus accepté par la société elle-même. Une régulation complexe, mais néanmoins connue, doit s’engager dans le cadre d’une concertation entre partenaires sociaux.
La reconnaissance du travail est une affaire à la fois hautement symbolique et très concrète, traitée diversement selon les époques, les cultures, les pays. Qu’en est-il de la revalorisation des emplois dont on fait mine de découvrir l’utilité sociale à l’occasion de la crise sanitaire ?
Femmes et hommes, titulaires de ces emplois de caissier, cantonnier, agent de nettoyage, ouvrier agricole, aide-soignant, auxiliaire de vie, travailleur social, manutentionnaire, livreur… appellent en effet notre attention. « Nous ne pourrons plus entretenir longtemps ce paradoxe qui consiste à déprécier la plupart des activités qui déterminent la qualité de la vie quotidienne » écrivait Paul Santelmann il y a presque 20 ans… (voir : Paul Santelmann, Qualification ou compétences. En finir avec la notion d’emplois non qualifiés, Éditions Liaisons, 2002.)
La nécessité d’évaluer le travail, et plus exactement la valeur des emplois, naît d’abord de l’importance de les différencier socialement. Les premières divisions du travail organisées ont conduit à des contenus de travail aussi divers et variés que l’agencement des activités le nécessitait. Historiquement, la répartition des rôles entre le maître et l’apprenti crée d’emblée une hiérarchie entre celui qui dispose du savoir et le partage, et celui qui acquiert ses connaissances en réalisant le travail sous l’œil de l’expérimenté. Si aucune rétribution monétaire n’est accordée à l’origine — et y compris entre maître et compagnon —, les attributions de chacun ont des valeurs distinctes qui sont socialement parfaitement identifiées.
Le salaire et la régulation salariale visent pour leur part la recherche de l’équité et permettent d’agir sur les inégalités observées. Cette équité est elle-même de nature sociale bien entendu. Aucune loi ni règle universelle n’explique les différentiations en termes de rétribution. François Dubet parle remarquablement à ce sujet des « inégalités justes » (voir : François Dubet, Injustices. L’expérience des inégalités au travail, Éditions Points, 2013). En dernière analyse, c’est l’acceptable social qui régule.
Une histoire sociale
Si les revendications salariales des compagnons ont pu être dopées par la raréfaction de la main-d’œuvre du fait des ravages de la peste au bas Moyen-Age, à partir du milieu du XIVe siècle et jusqu’au début du XVe, c’est bien le corps social et les choix politiques qui vont être faits qui pourraient avoir un effet sur les salaires de certains emplois à l’issue de la crise sanitaire que nous connaissons.
Les tarifs journaliers et autres barèmes de salaires élaborés à la suite de conflits majeurs ou d’âpres négociations au cours du XIXe siècle sont destinés à défendre une corporation ou éviter les pratiques de dumping des employeurs au travers de distorsions de concurrence.
Aujourd’hui, la problématique est différente en ce qu’il s’agit de repenser les niveaux de salaire d’emplois les uns par rapport aux autres.
Ainsi, les uns évoquent l’attribution de primes, les autres l’augmentation du SMIC, d’autres encore une reconnaissance de l’utilité sociale des emplois. Examinons ces propositions.
Les primes, accordées par l’État, voire de généreux donateurs dans le cadre de cagnottes, ou les entreprises qui en ont les moyens, ont un effet symbolique, mais non pérenne et ne résolvent pas du tout le problème de la reconnaissance dans la durée. De plus, dans le secteur privé, des inégalités naissent nécessairement entre les salariés des entreprises accordant ces primes et les autres. Joli paradoxe que de générer de nouvelles inégalités en cherchant l’équité.
Une revalorisation du SMIC n’aurait qu’une action sur les plus bas salaires, c’est-à-dire sur une partie seulement des emplois qui nécessiteraient une autre reconnaissance.
Quant à la piste de la valorisation de l’utilité sociale, elle est illusoire. Tous les emplois sont utiles, à un titre ou à un autre ! Et si la notion de bullshit job a eu son heure de gloire, il faut bien admettre qu’elle n’a pas de sens collectif. Pas de sens économique, pas de sens social, ces emplois sont à débusquer et à éradiquer s’ils existent ici ou là. En revanche, que le sentiment d’inutilité existe ne fait pas l’ombre d’un doute. Mais on peut agir sur ce point, nous le verrons.
Tenter de créer une hiérarchie d’emplois en fonction de leur utilité est vain et même risqué au titre de l’acceptabilité du corps social qui est requise.
Les revalorisations souhaitables méritent mieux que les raccourcis que l’on peut entendre.
La piste à privilégier consiste plutôt à faire évoluer les hiérarchies salariales qui sont le fruit de l’histoire et des négociations sociales en repensant les grilles établies. Certainement pas en faisant table rase de l’existant, mais en demandant aux partenaires sociaux de s’interroger sur les deux éléments principaux qui conduisent à l’évaluation des emplois : d’une part la description précise des activités qui constituent les emplois et d’autre part les critères qui permettent de valoriser ces emplois.
D’abord, les voir
On parle d’emplois invisibles. Ils ne le sont pas. Nous manquons d’attention, et peut-être d’attentions, voilà tout. Ici, la caissière assimilée à une machine que l’on ne salue pas en poursuivant sa conversation téléphonique, là le balayeur dans la rue ni regardé ni remercié, ailleurs la manutentionnaire même pas imaginée et pourtant maillon essentiel du colis livré ou bien encore l’aide-soignant à qui l’on fait remarquer qu’il est « payé pour ça ».
« Facile comme le boulot d’un autre »… Le travail que l’on n’a jamais exercé soi-même est, quand on l’envisage, vite considéré comme très peu qualifié… ou très qualifié à l’inverse. La vérité est toujours entre les deux. N’importe quel emploi requiert des aptitudes et des compétences. Insistons sur ce point : il n’existe pas d’emploi non qualifié.
Lorsque l’on se penche avec précision sur le contenu des emplois, comme peut — doit — le faire n’importe quel responsable d’équipe, il apparaît des éléments, des savoirs et savoir-faire qui peuvent être occultés si cet effort de formalisation n’est pas fait. Ce décryptage a tant de mérites.
Il nous permet en premier lieu de sortir des a priori ou des préjugés que nous avons en tête depuis toujours. Ceux qui nous rendent la vie confortable parce qu’ils nous font faire l’économie d’une vraie réflexion ou d’un approfondissement. On croit souvent connaître certains emplois, mais nos œillères nous empêchent de tout voir ou de voir tout court.
Pour les titulaires, il s’agit donc aussi d’une reconnaissance symbolique. Elle est essentielle, avant même de parler d’autres formes possibles, en particulier monétaires. Reconnaître chacun dans sa fonction sociale, c’est le reconnaître avec respect et bienveillance comme un humain, un égal, participant à la vie collective.
Cette meilleure information des titulaires sur leur propre emploi est saine, elle permet à chacun de mieux comprendre sa place dans l’organisation du travail globale et donc de mieux s’y mouvoir et interagir avec les autres. Le sentiment d’inutilité potentiellement ressenti peut être atténué voire disparaître du fait d’une meilleure compréhension de « sa place au travail ». La plus grande visibilité offerte sur les différents métiers exercés, la répartition et l’articulation des rôles, la description de chaque emploi contribuent évidemment à se sentir l’un des rouages requis dans une organisation donnée.
Au-delà, cette formalisation ouvre de nouvelles perspectives relativement aux déroulements de carrière puisque l’on peut agir en pleine connaissance de cause et avec tous les éléments à sa disposition pour une prochaine ou future progression professionnelle. De même, les actions de formation peuvent-elles être mieux adaptées, plus conformes aux déficits de compétences éventuels ou aux attentes des salariés pour, précisément, acquérir de nouvelles qualifications destinées à être valorisées par la suite, à court ou moyen terme.
À propos de formation, comment expliquer que les emplois les moins qualifiés soient depuis si longtemps les extraordinaires et paradoxaux parents pauvres des politiques habituellement développées ? Qui plus est, parmi ceux-ci, nous trouvons les personnels qui ne maîtrisent pas ou trop peu la langue française. De la même façon, comment expliquer qu’aucune véritable politique ne soit déployée avec volontarisme pour faire cesser cette extraordinaire injustice ? La garantie d’employabilité qui figure dans le Code du travail (Art. L. 6321-1) n’est apparemment pas suffisante. Le combat contre l’illettrisme doit se mener hors et en milieu de travail, il en va de la lutte contre les inégalités comme de la qualité de nos rapports sociaux et plus encore de la dignité et de l’honneur d’une démocratie.
Pour les encadrants, l’élaboration de descriptifs d’emploi constitue l’un des meilleurs moyens pour améliorer le fonctionnement de l’équipe, échanger avec les uns et les autres, optimiser la répartition du travail et les modes d’organisation, mais aussi faciliter les recrutements en étant plus précis sur les attendus des emplois.
Il convient donc d’élaborer et d’actualiser régulièrement des descriptifs d’emploi assez fins pour rendre compte de toutes les dimensions des situations de travail. Et puisque l’on conçoit difficilement de réaliser ce travail seul dans un bureau en s’aidant de fiches standard, il faut aller sur le terrain, échanger avec les salariés dont c’est le quotidien, faire preuve d’empathie à leur égard, réfléchir à tous ces éléments tellement intégrés qu’ils sont devenus invisibles à leurs propres yeux. Ce travail conjoint est riche en ce qu’il est profondément humain. Et profitable en ce qu’il est source d’efficacité.
Qui mieux que le management aidé méthodologiquement par la fonction ressources humaines est susceptible de réaliser ce travail ? Et n’est-ce pas un moyen parmi d’autres de créer du lien social ou de l’enrichir, de maintenir ou d’améliorer les relations professionnelles, de développer ou d’apaiser le dialogue avec les organisations syndicales ? Nous le pensons. Et nous pensons donc que cette opération visant à décrypter et à rendre visibles les contenus de travail est décidément salutaire à plus d’un titre.
Un responsable « comp & ben » (1) d’une très grande entreprise française affirmait il y a peu lors de l’une de nos séances de travail au sein d’une non moins grande branche professionnelle que les descriptifs d’emploi n’étaient pour lui rien d’autre que « de la bureaucratie inutile ». À des années-lumière de ce que nous venons d’évoquer.
En s’attachant aux emplois pour ce qu’ils sont, avec la précision descriptive requise, et non pour ce que l’absence d’analyse pourrait nous laisser penser, nous sommes en capacité de les évaluer valablement et complètement.
Ainsi pouvons-nous rechercher dans les emplois qui semblent déconsidérés ou trop peu valorisés aujourd’hui, les éléments qui mériteraient d’être davantage pris en compte.
Ensuite, les considérer
Observer avec finesse la réalité des emplois, en saisir toutes les facettes — qu’il s’agisse des emplois à reconsidérer ou des autres —, voilà donc une tâche utile et passionnante.
La valorisation de toutes les composantes des emplois nécessite de se pencher sur la question des classifications des branches professionnelles, celles qui établissent les grilles salariales et qui définissent pour chaque niveau de qualification les seuils en deçà desquels les entreprises ne peuvent pas rémunérer les salariés titulaires d’un emploi du niveau identifié (voir : Philippe Denimal, Rémunération et reconnaissance du travail. Classification, compétences, appréciation, dialogue social, Editions Liaisons, 2016).
Rappelons tout d’abord qu’il n’y a pas de meilleur moyen connu pour évaluer les emplois que de recourir à ce que l’on nomme les critères classants, adoptés en France pour la première fois dans la métallurgie en 1975. L’objectif est de prendre des angles de vue différents et complémentaires pour comparer en termes d’exigences les différentes situations de travail. Les critères les plus fréquents sont ceux qui mesurent les éléments les plus techniques — la complexité, les connaissances requises —, les aspects liés à la responsabilité — l’autonomie, la contribution — et les différents types d’exigence relationnelle — le management, la communication interne et externe. Le vocabulaire peut différer bien sûr, mais les notions sont toujours proches de celles-ci. C’est cette savante alchimie qui doit répondre aux attentes des acteurs dans leur plus grande diversité. Telle est l’ambition et la mission complexe que prennent en charge les partenaires sociaux réunis pour élaborer une nouvelle classification.
Lesdits critères ne doivent pas être redondants : reconnaître les mêmes aspects plusieurs fois serait excessif en ce que les emplois correspondants le mieux à ces aspects seraient survalorisés au regard des autres. Et les critères doivent également, à l’inverse, être complets : omettre des éléments importants dans la valorisation produite pourrait conduire à des formes de discrimination ou à dévaloriser les emplois qui seraient particulièrement concernés par ces exigences méthodologiquement occultées.
L’exemple du critère d’exigence relationnelle trop longtemps ignoré, notamment parce qu’il ne figurait pas dans la grille de la métallurgie — qui a servi d’étalon pour d’autres branches pendant longtemps —, est instructif. Non seulement ce secteur rassemblait beaucoup de « métiers d’hommes », mais nous étions dans les années 70 avec son cortège d’idées reçues relatives au travail féminin.
Alors même que les descriptions d’emploi sont en principe dépourvues d’indications de genre, il est néanmoins possible de générer une discrimination à l’égard des femmes en ne valorisant pas les points forts des situations de travail à prédominance féminine. Gardons-nous de ces effets pervers, trop peu visibles, en les décryptant efficacement. Tel est bien le rôle des négociateurs au sein des branches professionnelles et leur responsabilité lorsqu’ils choisissent les critères et qu’ils élaborent les classifications. Sans parler du rôle évident des intervenants sur ces questions.
C’est en faisant cette impasse sur l’exigence relationnelle que nombre d’emplois, ceux précisément tournés vers les autres, collègues, publics, clients, patients, n’ont pas été justement valorisés par le passé. En se focalisant sur les aspects les plus techniques ou ceux liés aux responsabilités assumées, les négociateurs ont fait des choix acceptés socialement, mais non exempts d’impensés. Circonstance aggravante — ou concomitante plus exactement — ces emplois étaient souvent à prédominance féminine : lorsqu’il s’agit d’expliquer les écarts salariaux historiques entre femmes et hommes, cette affaire-là n’est pas neutre. Les effets de ces pratiques se font encore cruellement sentir aujourd’hui.
Au fil du temps, les experts et les partenaires sociaux se sont efforcés d’améliorer les choses pour embrasser tout le spectre de la valorisation, tout en élaborant en concertation et sur mesure les éléments méthodologiques respectueux des spécificités des branches. Il n’y a point d’incompatibilité entre les deux objectifs.
Or, c’est une question semblable qui se pose aujourd’hui à ces mêmes acteurs avec une acuité particulière relativement aux emplois insuffisamment reconnus. Le problème ne résulte cette fois plus de critères occultés ou auxquels personne n’avait songé jusqu’alors, mais bien plutôt de formes de valorisations différemment pratiquées.
Des pistes s’offrent assez aisément aux intervenants et aux négociateurs si l’on veut rendre compte de ces formes diverses d’utilité sociale qui n’étaient sans doute pas assez présentes jusqu’alors. Ils peuvent le faire de manière fine et intelligible au travers de certains critères habituellement utilisés.
Citons quelques exemples parmi d’autres.
L’autonomie requise dans l’emploi, mais aussi l’exigence relationnelle, méritent ainsi d’être réinterrogées à l’aune des situations de crise que les métiers de l’aide, du soin ou du paramédical assument pour le plus grand bien de l’ensemble du corps médical, des patients ou des personnes en situation de fragilité.
La responsabilité, la contribution, l’impact qu’ont les emplois de l’assainissement, du nettoyage ou de la propreté sont-ils évalués à leur juste valeur compte tenu des enjeux écologiques ou des défis sanitaires auxquels sont confrontées les organisations ?
Interrogeons-nous aussi sur la coopération dans l’entreprise, autrement dit le relationnel tourné vers l’interne : une revalorisation n’est-elle pas envisageable pour les métiers de la manutention, du transport ou de la sécurité pour lesquels la coordination avec les collègues est essentielle au bon déroulement des processus ?
Il est vraisemblable que le regard que nous pouvons porter dans ce sens s’appliquerait à nombre de ces emplois qui sont trop peu considérés aujourd’hui.
L’histoire sociale montre de quelle manière les choses peuvent évoluer, lorsqu’il ne se produit pas de ruptures majeures, pour néanmoins intégrer des nouvelles donnes et de nouvelles attentes. N’ayons pas peur de nous y engager résolument maintenant.
Reste à ce que le législateur incite, d’une manière ou d’une autre, les branches à engager ces travaux et à ce que les partenaires sociaux s’emparent de cette opportunité pour, non pas faire la révolution en renversant la table ni bien sûr reproduire l’existant de manière stérile, mais faire évoluer l’acceptable social en initiant une dynamique susceptible de conduire à une reconnaissance plus proche de ce que le corps social attend, dans l’intérêt collectif.
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