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Le vent souffle et les branches professionnelles s’agitent, non seulement parce que le législateur a modifié au fil du temps leur importance au regard des prérogatives des entreprises qui ont davantage la main, mais surtout parce que les restructurations en cours constituent un changement profond dans le paysage des relations sociales. Philippe Denimal, sociologue du travail-consultant, décrit le chantier mené avec fermeté et « tact » par le ministère du Travail.

Un objectif initial raisonnable

Lorsque le rapport Poisson de 2009 mentionnait les 942 conventions collectives, chacune des branches pouvant en accueillir plusieurs, on savait déjà depuis longtemps qu’elles étaient en nombre excessif.

En janvier 2004 pour la première fois, le rapport de la commission présidée par Michel de Virville évoquait dans sa cinquantième proposition (sur 50) : « Le ministre pourrait appeler les partenaires sociaux à favoriser le regroupement des branches pour aboutir au total à moins d’une centaine de branches. Cette évolution ne pourrait que favoriser l’effectivité des textes conventionnels ».

À cette époque, on était sûr de son petit effet à l’évocation des exemples magnifiques des « tisseurs à domicile rubaniers de la région de Saint-Étienne », des « ouvriers de la fabrication des sacs en papier de Saint-Julien de la Haute-Vienne », ou des « guides et accompagnateurs en milieu amazonien », avec des grilles salariales encore exprimées en francs. On ressent une petite émotion semblable lorsque l’on déniche un « liftier », un « garçon d’étage » ou un « employé aux écritures » dans une vieille classification conventionnelle avec une liste à la Prévert d’emplois repères.

Maquis et branchages

Il n’est pas contestable qu’il fallait agir : un tel maquis n’était pas conforme au principe de régulation sociale que visent les branches professionnelles au travers de l’élaboration de normes, notamment pour éviter les effets de dumping social. En outre, cet « éparpillement conventionnel » était de nature à disperser les forces et à affaiblir les négociations voire à les annihiler. Dans certains cas, c’est la présence même de négociateurs qui faisait défaut. La situation n’était guère propice pour faire vivre un dialogue social efficace au profit des salariés comme des entreprises, à supposer qu’iceux et icelles existassent encore. La « mutualisation des moyens » fut donc érigée en objectif majeur — « objectif d’intérêt général » — pour renforcer le rôle des branches en leur donnant plus de poids pour participer pleinement à l’espace socio-professionnel. Des critères, pour certains potentiellement contestables et contestés, furent donc utilisés (cf. infra).

Certaines conventions collectives ne devaient leur existence, et ne la doivent encore parfois, qu’à de vieilles segmentations — sinon querelles — d’origine économique ou sociale. Elles pouvaient ou peuvent être très proches d’autres branches sinon dans une sorte de concurrence peu glorieuse et guère profitable.

Il fallait agir et les différents gouvernements, toutes tendances confondues, ont œuvré dans ce sens en déployant des moyens avec… plus ou moins de volontarisme.

Partant du constat que 13 % des conventions collectives concentraient 73 % de l’emploi salarié, la réforme de la formation professionnelle de 2014 a donné une orientation et proposé des outils pour permettre une diminution du nombre de branches dans le but de renforcer la démocratie sociale.

Sédimentation législative

La direction générale du travail (DGT) a présidé la Sous-commission de la restructuration des branches professionnelles (SCRBP), créée en 2015, émanation de la Commission nationale de la négociation collective, de l’emploi et de la formation professionnelle (CNNC), instances toutes deux tripartites (Etat et partenaires sociaux). Sa mise en sommeil mi-2019 fut consécutive à l’attente des recommandations du rapport Ramain (cf. infra).

À la suite de la loi de 2014, celle relative au dialogue social et à l’emploi de 2015 a renforcé les dispositions précédentes, mais sans le succès escompté et les deux rapports remis au Premier ministre au cours de cette même année (Jean-Denis Combrexelle puis Patrick Quinqueton) évoquaient la nécessité de se donner davantage de moyens pour engager vraiment le processus de restructuration.

En application des critères fixés par la loi travail et du décret du 15 novembre 2016, le premier arrêté ministériel de janvier 2017 « portant fusion de champs conventionnels » a véritablement lancé le bal en rapprochant neuf branches à d’autres plus importantes qui présentaient des conditions sociales et économiques analogues « eu égard à l’intérêt général attaché à la restructuration des branches professionnelles » (art. L. 2261-32 du Code du travail). Le texte précise que les stipulations en vigueur de la convention rattachée peuvent rester annexées à la convention collective de rattachement.

Parmi les neuf branches, les tisseurs à domicile rubaniers de la région de Saint-Étienne ont ainsi rejoint sans surprise l’industrie textile. De même, la convention de la tapisserie d’art d’Aubusson-Felletin a été fusionnée avec la branche de la fabrication de l’ameublement.

La DGT s’est attachée aux petites branches puis à celles n’ayant pas négocié sur un ou plusieurs thèmes relevant de la négociation obligatoire sur les salaires (art. L. 2241-1 et s.), l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (art. L. 2241-3 et s.) et les classifications (art. L. 2241-7 et s.) au cours des trois dernières années. Elle s’est penchée également sur les conventions collectives territoriales en se rapprochant des secteurs concernés.

Dans le cadre d’une démarche volontaire, quelques mois plus tard, la verrerie travaillée mécaniquement au chalumeau, les métiers du verre, la fabrication du verre à la main (les cristalleries) et l’industrie du vitrail ont fusionné. L’annexion des dispositions collectives existantes a permis de différer les effets des dénonciations des anciennes conventions en les rendant applicables durant cinq ans. L’accord conclu prévoit une refonte de la convention collective de la branche absorbante, première citée, et la partie patronale s’est engagée à négocier en recherchant des dispositions qui ne seront pas moins favorables que celles des cristalleries.

Les ordonnances de 2017 ont fixé un nouvel objectif plus ambitieux devant conduire à une centaine de branches, comme cela avait été annoncé lors de la campagne électorale du candidat devenu président. Le programme du mouvement En Marche ! stipulait « Une démarche volontariste sera engagée pour réduire fortement le nombre de branches : nous pouvons viser d’en avoir entre 50 et 100 ».

La loi dite « Avenir professionnel » de septembre 2018 apporte des précisions relatives aux critères permettant au ministère du Travail de procéder aux fusions de branches. Sont visées : les moins de 5 000 salariés, les branches peu ou pas actives en termes d’activité conventionnelle ou de négociations, les champs géographiques restreints, la faible part des entreprises adhérentes à une organisation patronale (moins de 5 %) ou l’incapacité à assurer « la plénitude de ses compétences en matière de formation professionnelle et d’apprentissage ».

Dans la chronologie, il ne faut point oublier le rapport Ramain commandé par la ministre du Travail en janvier 2019 pour accélérer le rythme des restructurations. Très attendu, il est finalement sorti avec la mention « non définitif » début 2020 (non daté) et personne n’ignorait qu’il constituerait la version ultime. Pour l’anecdote, ce « rapport sur la restructuration des branches professionnelles » citait dans la même veine que les exemples que nous évoquions en introduction, la branche subsistante des « praticiens conseils de la sécurité sociale » forte de ses… 33 salariés.

Globalement, la DGT s’est attelée à sa délicate tâche avec, disons-le, un relatif discernement et sans créer de troubles au-delà du raisonnable. La force de la puissance publique adoucie par le tact de l’Administration du travail visant à ne pas trop heurter les fédérations patronales ni inquiéter les organisations syndicales.

Démarches multiples

Au fil des années, le nombre de branches professionnelles a diminué. La loi travail avait fixé l’objectif à 200 en trois ans. Il fut presque atteint puisque la DGT en dénombrait 220 en février 2020 sur la base des 687 répertoriées hors agriculture. Le secteur agricole en comptait quant à lui 220 et l’objectif est toujours fixé à « 15 à 20 ». Le rapport Ramain en mentionne encore 37.

Pour certaines conventions collectives que nous connaissons bien dans le champ de l’économie sociale et solidaire, il subsiste des interrogations. Les entreprises sociales pour l’habitat méritent-elles un regroupement avec les offices publics de l’habitat et les sociétés coopératives d’HLM ? Les métiers paraissent semblables, mais les manières d’appréhender les missions sont diverses. La mutualité peut-elle fusionner avec les assurances et les institutions de retraite complémentaire qui sont sur des marchés proches même si les modalités d’intervention diffèrent ? L’appartenance revendiquée — et réelle — à l’économie sociale peut-elle constituer une spécificité telle pour les entreprises qu’elles puissent maintenir leur système conventionnel propre ? Le rapport Ramain envisage clairement ces rapprochements, les partenaires sociaux desdites branches y sont plutôt hostiles, tant du côté employeurs que syndical.

A contrario, les partenaires sociaux de nombreuses branches ont engagé réflexions et travaux qui conduiront à des rapprochements volontaires, avec ou sans annexe permettant la survivance de dispositions spécifiques. A titre d’exemple, l’industrie de la fabrication des ciments vise un rapprochement avec les industries chimiques, sans annexe.

D’autres rapprochements de branches volontaires peuvent conduire à la négociation d’une nouvelle convention collective. Nous accompagnons ainsi dans ce sens le négoce de l’ameublement qui souhaite se lier aux commerces et services de l’audiovisuel, de l’électronique et de l’équipement électroménager.

En guise d’éclairage complémentaire en dehors des recommandations ou injonctions de la DGT, concomitamment et non sans rapport, les organisations professionnelles de l’habitat social (450 salariés), se sont sabordées, conventionnellement parlant, en dénonçant leur convention collective nationale fin 2018, malgré de toutes récentes négociations, au profit d’un accord interentreprises qui garantissait la continuité des dispositions antérieures. De fait, les salariés répartis dans une trentaine d’organismes sont venus grossir les rangs des salariés qui ne bénéficient pas d’une couverture conventionnelle. Ces derniers représentent 5 % des salariés en France selon la Dares (au 31 décembre 2019) ou « entre 2 et 4 % » selon « les services du ministère du Travail » que cite le rapport Ramain, alors qu’il était annoncé l’effet inverse dans le cadre de ces restructurations. Souhaitons qu’il n’y ait pas trop de situations semblables.

Enfin, les conventions collectives à champ géographique réduit ont fait et font encore l’objet d’une grande attention. Ainsi, 34 conventions collectives régionales ou locales du bâtiment ont été rattachées aux quatre conventions collectives nationales. Quant aux 78 conventions territoriales de la métallurgie, elles sont intégrées dans un processus plus large de négociation du dispositif conventionnel global faisant suite à un accord de méthode signé en 2016 par l’union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM) et toutes les organisations syndicales représentatives (cinq à l’époque). La réflexion du côté de l’UIMM avait été lancée quelques années auparavant. Un chantier technique et social colossal portant sur neuf thèmes qui touchent à l’ensemble de l’architecture de la branche.

Élagage sévère pour réinventer le champ sans faire crever le végétal

Sans tomber dans la petite histoire people, il faut noter qu’à l’occasion d’un conflit interne mal traité (lié à l’Inspection du travail) conduisant à la démission du directeur général du travail, c’est Pierre Ramain, auteur du rapport susnommé, qui fut nommé directeur général du travail en un temps record à l’été dernier.

En mars 2020, on dénombrait, hors agriculture, 250 branches. Si l’on tient compte de celles qui se trouvaient encore dans une procédure de fusion administrative, il en résulterait selon le ministère du Travail un nombre réduit à 217 branches.

Le rapport Ramain suggère donc un cadre renouvelé pour offrir un nouveau — dernier ? – souffle au mouvement de restructuration tout en posant des garanties permettant d’éviter que ne soient relevées d’éventuelles atteintes aux libertés conventionnelles des partenaires sociaux qui pourraient évidemment être censurées par le Conseil constitutionnel. Ce fut le cas avec une question prioritaire de constitutionnalité dans le secteur des spectacles l’an dernier. Il s’agirait en particulier de clarifier en le précisant le critère de la cohérence du champ d’application des conventions collectives lors des fusions et également de garantir la possibilité de règles spécifiques fixées par accord qui ne viseraient que certaines catégories de salariés ou d’entreprises, les fameuses annexes.

La question juridique qui se pose alors est celle de la représentativité syndicale et patronale : qui est susceptible de signer ces accords annexes ? Le rapport prend position pour un type de représentativité unique, envisagé au niveau de la branche rassemblée. Dans l’hypothèse où une petite branche fusionnerait au sein d’une branche importante, la difficulté serait alors de parvenir à maintenir les représentativités spécifiques antérieures. Ce n’est pas sans générer de nouvelles craintes, à l’issue du cycle de transition cinq ans, pour les métiers particuliers qui nécessitent ajustements ou aménagements propres pour garantir leur prise en compte et à éviter de les voir noyés dans des dispositifs par trop généraux.

Autant il était nécessaire de clarifier le paysage des branches professionnelles au regard de la situation initiale et de réduire leur nombre, l’émiettement n’étant certainement profitable pour personne, autant nous ne pensons pas qu’un objectif jusqu’au-boutiste puisse être porteur de bénéfices pour aucun des acteurs concernés. Si l’on pousse le raisonnement trop loin, les branches perdraient de leur sens, leur rôle de maillon intermédiaire à l’exacte interface entre les salariés et les entreprises d’une part et le Code du travail d’autre part serait affaibli ou minoré.

Dans cet esprit, le rapport Ramain considère qu’un schéma cible à 50 branches serait possible, mais qu’il serait très contesté et qu’il « perdrait plus en cohérence qu’il ne gagnerait en simplicité ». Nous partageons ô combien ce point de vue !

Et pourquoi pas onze ? On entend parfois cette petite musique ridicule : il serait ainsi possible de caler la jauge à l’aune des regroupements effectués en 2019 pour donner naissance aux Opérateurs de compétences (OPCO) chargés d’accompagner la formation professionnelle, notamment le financement et les certifications, faisant suite aux Organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA). Ecartons cette idée saugrenue, la problématique, les missions et les ambitions sont tellement différentes !

« À plus long terme », selon l’expression utilisée dans le rapport Ramain qui suggère dans l’immédiat une douzaine de branches pour l’industrie, il serait possible de n’en constituer plus qu’une… tout comme il n’existe désormais qu’un opérateur de compétences dit « interindustriel » (OPCO 2i). Les « enjeux forts et convergents que connaissent l’ensemble des entreprises industrielles » ne parviennent pas à nous convaincre pour ce qui nous concerne, mais qui peut en juger valablement s’il s’agit d’un terme long ?…

Il nous semble qu’une centaine de branches, avec le maintien de quelques conventions collectives spécifiques dans certaines d’entre elles, peut constituer un bon moyen, et suffisant, pour fournir auxdites branches la force de leur cohérence et leur pleine légitimité. Ne cherchons pas à en faire trop — trop peu en l’occurrence — au risque de constituer de drôles d’assemblages sans racines et déconnectés du milieu au service duquel elles doivent être. À ce déficit d’harmonie s’ajouteraient sans doute une incompréhension des acteurs sociaux et un grand éloignement de la réalité du terrain et des métiers. La finesse en termes d’analyse et de négociation serait altérée sinon compromise. N’importe quelle négociation suppose de désigner un objet précis — un thème précis, mais aussi un champ parfaitement identifié — pour avoir quelque chance de réussite. Si ce champ est trop vaste, la tentation du repli sur soi et l’adoption de postures de retrait pourraient l’emporter et ruiner les espoirs d’amélioration du dialogue social.

Il convient enfin de s’interroger sur la capacité des acteurs syndicaux et patronaux à engager — et à s’engager résolument dans — les négociations sur des dispositions conventionnelles communes s’appliquant à des secteurs, des entreprises, des métiers, des emplois, des salariés plus divers et nombreux que dans l’environnement antérieur. Il faudrait pour cela réunir trois conditions : un volontarisme sans faille, de l’expertise sur l’ensemble des points à aborder et des rapports de force équilibrés. Il n’est pas certain que nous soyons dans cette situation optimale, mais le défi à relever fait lui-même envie.

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Sociologue du travail et consultant depuis une trentaine d’années. Après avoir bénéficié des enseignements d’Alain Binet, René Bureau, Albert Memmi, Renaud Sainsaulieu… j’ai toujours exercé mon activité en combinant cette sociologie qui m’a façonné et les très opérationnelles ressources humaines.
Les problématiques que je traite touchent à la rémunération et à la reconnaissance du travail. J’accompagne les commissions paritaires de branches professionnelles ou les partenaires sociaux dans les entreprises : la concertation sur ces sujets sensibles est nécessaire, complexe, passionnante.