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Cette contribution fait suite à celle parue le 6 avril 2020 dans laquelle Philippe Denimal faisait état de la reconnaissance et de la valorisation salariale des emplois déconsidérés souvent évoqués dans notre actualité de crise sanitaire. La mesure directe de l’utilité sociale est inopérante en termes de rétribution. Mais des négociations peuvent s’engager sur la base des dispositifs existants. Et pourquoi pas un revenu universel inconditionnel qui pourrait générer des effets particulièrement intéressants sur ces emplois ? Les rôles que peuvent jouer les différents acteurs sociaux sont évoqués ici.

Ainsi, à la suite de l’événement majeur et inédit que nous traversons, différentes actions concomitantes devront être menées pour, dans ce domaine au moins, ne pas relancer le système à l’identique en se contentant d’octroyer quelques primes ici ou là, défiscalisées ou non, d’ailleurs fonction des moyens de l’entreprise ou du secteur d’activité… donc susceptibles de générer ou de renforcer des inégalités de traitement. Ce n’est pas non plus la prime d’activité versée aux ménages les plus modestes qui est susceptible d’apporter une réponse lisible et satisfaisante en termes de reconnaissance.

Les acteurs politiques

L’État doit de toute évidence donner l’impulsion nécessaire, au travers d’encouragements, de recommandations ou de contraintes, pour lancer une démarche ambitieuse et fournir un cadre législatif qui permette au monde du travail de s’emparer du sujet et d’élaborer des dispositifs concrets pour faire évoluer la rémunération de ces emplois trop peu considérés.

S’agissant spécifiquement d’un revenu universel inconditionnel, c’est évidemment encore plus vrai. La solution la plus viable économiquement serait de la penser au niveau européen comme nous l’avons dit, mais la question est de savoir si nous avons les moyens… d’attendre. Et comment imaginer la chose rapidement alors que l’Europe, et singulièrement l’Europe sociale, si elle existe bien, n’est pour autant pas à la hauteur des espérances. Songeons seulement à la difficulté de faire émerger la notion de SMIC, sous une forme ou sous une autre, au sein des Vingt-Sept.

La mise en œuvre uniquement en France, sans chercher à entraîner d’autres locomotives européennes, est néanmoins possible, car les distorsions existent déjà bel et bien et n’empêchent pas notre pays d’être compétitif dans nombre de domaines. En revanche, la force d’une décision prise à plusieurs — rejoints par d’autres ensuite — serait démultipliée et génératrice d’un souffle formidable pour les peuples européens et pour la communauté européenne elle-même.

Il nous faut en tout état de cause une décision hardie, un courage politique, un choc sociétal — national ou supranational donc —, pour enclencher quoi que ce soit dans ce domaine. On peut se montrer dubitatif ou sceptique sur ces revalorisations salariales ou sur un revenu universel inconditionnel, mais ce sera tout de même l’une des pierres angulaires sociales pour progresser intelligemment et raisonnablement dans les prochaines décennies.

La France est dotée de structures dédiées à différentes formes de prospective, destinées à anticiper le monde comme il ira ou comme il pourrait aller. Mais les traductions opérationnelles de ces réflexions et études ne sont guère visibles. Force est de constater que la planification n’a plus la cote, et ce n’est pas tant du fait des connotations historiques qui lui sont attachées, mais bien plus sûrement parce qu’elle est prise dans le tourbillon de la réactivité ambiante et des investissements courts-termistes délétères.

Les branches professionnelles

Du côté des branches professionnelles, elles peuvent intervenir dans le cadre des négociations paritaires à deux titres. D’une part lors du réexamen des classifications (1) qui peut conduire à envisager de nouveaux critères pour valoriser davantage certains aspects des emplois potentiellement minorés jusqu’alors. D’autre part, lors de la détermination ou de l’évolution des minima salariaux, en ce que les augmentations peuvent être différenciées par classes dans la plupart des cas (2) : il est ainsi possible d’accorder des revalorisations plus importantes à des catégories d’emplois ciblées. Or, les minima fixés dans les classifications déterminent statistiquement deux tiers à trois quarts de la rémunération des salariés selon les branches. Et la modération salariale érigée en dogme peut être socialement dommageable.

Ces négociations et ces accords de branche ont des conséquences très directes sur les salaires. La refonte d’une grille de classification ou les évolutions des minima salariaux conduisent potentiellement à des réajustements à la hausse des rémunérations des titulaires d’emploi qui se trouveraient en-dessous du mini nouvellement déterminé. C’est en particulier le cas des personnels qui se situent précisément au salaire minimum de leur classe d’emploi. Si la valeur du seuil augmente, le respect de la nouvelle classification impose de modifier leur salaire pour qu’il entre en conformité.

Les regroupements et autres fusions de branches professionnelles débutés en 2014, encore en cours aujourd’hui (3), peuvent, si l’on ne sombre pas dans l’excès, renforcer leur rôle. Il faut profiter de cette opportunité. Le champ de la négociation collective méritait d’être clarifié et les branches ainsi constituées vont rassembler en cohérence davantage de salariés. Les textes qui seront signés par les partenaires sociaux n’en auront que plus de poids. L’histoire montre que le mimétisme fonctionne assez bien entre elles : les idées innovantes ou les bonnes pratiques sont reprises, traduites, améliorées par d’autres et il en va notamment ainsi des grilles de classification. Que l’une d’elles avance résolument dans un sens et cela peut rapidement faire tache d’huile.

Les organisations

S’agissant des entreprises, elles peuvent jouer sur l’un de leurs registres préférés : l’individualisation salariale. Si elles doivent légalement appliquer le plus strictement du monde les dispositions relatives à la classification (4), elles sont libres de déterminer leur politique de rémunération qui permet de donner du relief aux minima salariaux. Bien sûr, si tout cela doit être dûment encadré, si aucune forme de discrimination n’est tolérée, si chacun doit être informé des méthodes ou techniques d’évaluation et si ces dispositifs doivent être pertinents au regard de la finalité poursuivie (5), il n’en reste pas moins que chaque entreprise peut accorder des surplus de salaires à titre individuel ou catégoriels pour reconnaître des efforts personnels ou une contribution particulière. Là encore, au risque de nous répéter, la maîtrise de la masse salariale érigée en dogme peut être ici socialement dommageable et économiquement pas optimale.

Très concrètement, des augmentations peuvent reconnaître des aspects mal, peu ou trop peu reconnus par le passé, dès lors que l’équité préside aux décisions, que les modalités d’attribution sont transparentes, que les objectifs recherchés sont légitimes et pertinents. L’entreprise a la main et ses choix sont de nature politique, ils véhiculent des messages importants auprès des salariés, qu’ils soient d’ailleurs en attente de revalorisation ou pas.

L’effet d’entraînement peut jouer un rôle en ce que les entreprises les plus importantes peuvent avoir une influence, dans la durée, sur les plus petites. La Fonction publique mériterait sans doute une attention particulière de ce point de vue, non seulement du fait de l’ampleur de ses trois versants en termes d’effectifs et de son rôle sociétal majeur, mais aussi parce qu’elle comprend à l’évidence nombre de métiers à revaloriser.

Les partenaires sociaux

Pour ce qui les concerne, les partenaires sociaux sont — ou devraient être — au-devant de la scène. Bien sûr, côté syndical, les revendications salariales, générales ou ciblées sur certaines catégories de personnel, sont connues et régulièrement évoquées, même si elles le sont dans des formes et au travers d’actions différentes selon les étiquettes. Bien sûr, côté patronal, le coût du travail, la concurrence effrénée et la pérennité des organisations sont convoqués derechef pour répondre aux revendications outrancières. Chacun sa posture. Chacun, potentiellement, ses excès. La société se gausse et le téléspectateur s’amuse de ces visions souvent caricaturales. La société y perd son latin, les rejette tous sans le discernement qui devrait la conduire à louer ses représentants, et se perd finalement dans des batailles stériles. Les organisations syndicales intéressent moins que les ronds-points. Le patronat ne sait pas donner envie.

Las… il faudrait pourtant une volonté partagée et des actions résolues pour que le bien commun constitue un but. Les voies du compromis sont-elles si impénétrables ? Ces représentants et représentantes savent que ces compromis sont possibles — avec leur part de conquête et leur part de renoncement — et qu’ils peuvent être admis des uns comme des autres. À terme, à n’en pas douter, elles valoriseront leurs actions et leurs organisations.

Les gouvernants sont également à convoquer à cet endroit, car ils doivent s’appuyer sur ces « corps intermédiaires » à la moindre occasion plutôt que de les mépriser ou de les reléguer aux accessoires. Comment faire sans représentants, des citoyens, des salariés, des employeurs… ?

Les citoyens

Les femmes et les hommes, titulaires d’emplois valorisés ou moins valorisés, travailleurs et non travailleurs, sont directement concernés. On ne peut pas leur demander d’être acteurs malgré eux ou de partir la fleur au fusil pour mener un combat. Il faut trouver les moyens de faire adhérer chacun à une œuvre commune et collective qui ne passe pas nécessairement par la reconnaissance d’un intérêt propre. Cela passe par la fin des défiances multiples à l’égard de tout ce qui incarne le pouvoir et les formes de représentativité justement, mais pas seulement. Et la tâche semble vouée à l’échec tant notre situation d’aujourd’hui paraît bloquée pour reconstruire de la confiance. Il faut pourtant trouver ces moyens : poussée plus loin, cette défiance généralisée et souvent irrationnelle est susceptible de nous conduire à un pire social et démocratique. Cela nous ramène une fois encore au rôle essentiel du personnel politique et de l’État.

À ce sujet, la référence, tant de fois évoquée, au Conseil national de la Résistance et à son programme de 1944 est éclairante à plus d’un titre. Né de volontés rassemblées, le Conseil a non seulement élaboré un « plan d’action immédiate » pour faire face à la situation d’occupation, mais a dans le même temps anticipé les « mesures à appliquer dès la libération du territoire ». Ce sont de multiples compromis qu’il a fallu trouver, avec des forces politiques et sociales d’une grande diversité, c’est un euphémisme. Il ne s’agit pas de mettre en avant un contenu — nous pourrions le faire —, mais c’est avant tout la méthode qui est admirable dans une période autrement singulière que celle que nous vivons en ce moment.

À l’État donc de prendre ses responsabilités, de donner un souffle, d’adopter les dispositions législatives nécessaires, de mettre au point aussi, pourquoi pas, un éventuel revenu universel inconditionnel, avec ou sans complices. Aux branches de moderniser les outils et d’envisager les négociations salariales en étant attentif aux points saillants. Aux entreprises d’utiliser le levier des mesures individuelles pour accentuer le mouvement engagé. Aux partenaires sociaux de saisir leur chance pour établir un dialogue comme il n’en a plus existé depuis trop longtemps, pour parvenir à des compromis satisfaisants. Aux citoyens d’œuvrer à une construction collective nouvelle et riche de promesses avec l’optimisme requis.

Les systèmes de rétribution sont d’une complexité telle, et tellement imbriqués les uns dans les autres, que l’alchimie globale qui préside à l’équilibre social qu’ils visent mérite d’être pensée de manière systémique en mesurant chacun des effets des différentes évolutions envisagées. Mais il est certain que c’est en combinant différentes actions, en agissant concrètement sur de multiples leviers, qu’une évolution significative peut avoir lieu. Il est tout aussi certain qu’elle doive avoir lieu.

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Sociologue du travail et consultant depuis une trentaine d’années. Après avoir bénéficié des enseignements d’Alain Binet, René Bureau, Albert Memmi, Renaud Sainsaulieu… j’ai toujours exercé mon activité en combinant cette sociologie qui m’a façonné et les très opérationnelles ressources humaines.
Les problématiques que je traite touchent à la rémunération et à la reconnaissance du travail. J’accompagne les commissions paritaires de branches professionnelles ou les partenaires sociaux dans les entreprises : la concertation sur ces sujets sensibles est nécessaire, complexe, passionnante.