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Certes l’adage dit « le travail c’est la santé », mais la littérature dominante sur le travail donnerait plutôt l’impression que c’est le chemin le plus court vers le pétage de plomb. Des discours récurrents reviennent à la surface affirmant la fin du travail, ou pour le moins qu’il n’y en aura pas pour tout le monde, justifiant pour certains la mise en place d’un revenu universel pour y pallier. Comme si en matière de transition énergétique ou de soins aux personnes, les besoins en travail, et donc en emplois, n’existaient pas…

Aussi nous sommes nous sentis interrogés quand on a attiré notre attention sur « un modèle de soutien à l’emploi pour des personnes atteintes de troubles mentaux graves ». Comment, le travail, source de risques psycho-sociaux comme chacun sait, pourrait se transformer en thérapie pour des personnes atteintes de troubles mentaux graves ? Certes l’ergothérapie a pignon sur rue dans les établissements spécialisés depuis bien longtemps. Mais enfin il s’agit de faire du macramé, de la vannerie ou de la peinture, au mieux du jardinage, pas du travail « pour de vrai ». On connait aussi depuis longtemps en France les Établissements Spécialisés d’Aide par le travail, les ESAT, pour personnes handicapées, près de 200, rien qu’en Auvergne-Rhône-Alpes. On crée du travail « adapté » pour une communauté de personnes diminuées dans leur capacité. Mais non, ici il s’agit de travail « régulier », disent nos amis québécois, en milieu ordinaire dirait-on de ce côté-ci de l’Atlantique. Un bien aussi rare, aussi précieux, et en même temps aussi dangereux, pour cette population ? En plus un produit venu d’Amérique, le monde de la compétition absolue ? Ce n’était pas possible. Nous avons décidé d’y aller voir de plus près.

À vrai dire, au-delà de la préoccupation du rétablissement de personnes atteintes de troubles mentaux graves, notre fil rouge de la lecture des documents et de l’entretien qui a suivi, était de voir si ce modèle était susceptible d’enrichir ce que nous savons déjà concernant les processus et les résultats des démarches d’insertion socio-professionnelle de tout public fragilisé, population en grande pauvreté, chômeurs de longue durée, jeunes NEET (Not in Education, Employment or Training), 963 000 en 2018 âgés de 16 à 25 ans, excusez du peu… et combien seront-ils fin 2021 après la crise que nous connaissons ?

Nous remercions très chaleureusement le professeur Éric Latimer, économiste de la santé, directeur du programme de recherche « Santé mentale et Société » au centre de recherche de l’hôpital Douglas, Université Mac Gill de Montréal. N’étant pas praticien ni de la santé mentale ni du travail, il a été sollicité pour faire l’évaluation de l’expérimentation du début des années 2000 par Tania Lecomte, professeur de psychologie à la faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal, qui a joué en ce domaine un rôle de pionnière, puisque le Québec a constitué le premier terrain d’expérimentation du modèle IPS – Individual Placement and Support (placement et soutien individuel) – en dehors des États-Unis. Il nous a non seulement permis d’accéder à une littérature en français de première main décrivant le programme IPS, son expérimentation et son évaluation, mais il a également accepté de répondre pendant une heure aux questions que la lecture avait suscitées.

Le modèle IPS, a été conçu puis mis en œuvre dans les années 1980 puis théorisé dans les années 90 par une travailleuse sociale, Deborah Becker et un médecin, le docteur Drake aux États-Unis. Notre propos n’est pas dans le cadre de cet article de décrire en détail le contenu du programme et son développement dans le temps, mais plutôt d’identifier les caractéristiques et les conditions qui rendent possibles une efficacité « thérapeutique » du travail en milieu ordinaire.

Workingfirst 

Le nom même que se donnent les équipes mettant en œuvre le programme, « workingfirst », exprime bien le postulat de base : toutes les autres méthodes thérapeutiques qui peuvent être employées parallèlement, notamment chimiques, deviennent secondes par rapport au travail. De même le placement est premier, la formation viendra après, si besoin. L’objectif est bien le rétablissement, pas l’occupation ; rétablissement obtenu par l’intégration dans une communauté de travail en s’appuyant sur les forces de l’individu. C’est le retour à un milieu « naturel ».

Le modèle est formellement caractérisé par huit principes de base :

  • Viser l’emploi compétitif, avec le salaire minimum ou plus dans des emplois ouverts à tous
  • Une recherche rapide d’emploi, placer en sautant les étapes préparatoires
  • Donner la priorité aux préférences du « client », le terme de patient ou malade, voire d’usager ou de demandeur d’emploi est banni.
  • Accompagner individuellement et à long terme
  • Un accompagnant intégré au service et à l’équipe clinique
  • Aucun client voulant travailler n’est exclu
  • Le développement des relations avec les employeurs est fonction des préférences des clients
  • Le client est informé des conséquences de la rémunération de son travail sur les prestations et indemnités dont il peut bénéficier.

Le conseiller à l’emploi, un homme-orchestre

Même si tout est important dans une démarche, et les rapports d’évaluation consultés insistent sur la fidélité au modèle comme facteur de réussite, trois aspects nous paraissent particulièrement déterminants.

Créer la confiance avec le client

Interrogé sur ce qui, selon lui, fait la spécificité majeure de ce programme par rapport à d’autres, Éric Latimer met en avant le caractère extrêmement individualisé de l’intervention. Elle est fondée sur les intérêts, les capacités, les aspirations de la personne. On ne cherchera en aucun cas à forcer son choix en matière d’emploi. Si une personne veut travailler dans la réparation automobile, et bien on visitera 26 garages pour le satisfaire (cas réel). C’est également « le client » qui décide ce qu’on peut dire de sa maladie au futur employeur. Dans la moitié des situations seulement une divulgation serait faite. Certains conseillers à l’emploi iraient jusqu’à imprimer des (vraies-fausses ?) cartes d’affaires pour apparaitre comme de banals intermédiaires sur le marché de l’emploi. Cela peut paraitre étonnant. Sans doute y-a-t-il l’explicite et l’implicite, le commencement et le parcours, d’autant plus que le conseiller à l’emploi se constitue forcément un réseau d’entreprises, même si celui-ci est constamment enrichi en fonction des besoins des nouveaux clients. Ceci est d’autant plus probable que lorsqu’on interroge Éric Latimer sur les motivations des employeurs qui jouent le jeu, il met en avant le fait que beaucoup d’entre eux ont connu dans leur entourage quelqu’un de ce type. On comprend bien que derrière cette pratique, c’est la non-stigmatisation qui est essentielle. Que le client se sente une personne normale dans un environnement normal. « Je peux vivre normalement », c’est cela qui permet le rétablissement, qui soigne.

Créer la confiance avec l’employeur

Le conseiller à l’emploi doit réaliser 6 visites d’entreprises par semaine, soit une journée à une journée et demie. Ayant une vingtaine de clients à accompagner, il passe en tout 70 % de son temps à l’extérieur du bureau. La méthode de recherche d’employeur est formalisée sous le titre des « trois tasses de thé ». Le premier contact n’a pour objectif que de s’assurer qu’on pourra voir l’employeur une deuxième fois. Le second, plus long, vise à bien comprendre la nature du travail pour s’assurer qu’elle correspond aux aspirations et capacités du client. Ce n’est qu’au troisième qu’est testée la possibilité de placement. Dans la majorité des cas le conseiller a en tête un client particulier, mais il peut arriver qu’il ait une démarche plus généraliste. Établir une relation forte avec l’employeur apparait essentiel pour la suite. À la demande du client ou de l’employeur, il va pouvoir le cas échéant aider la personne à maitriser les tâches ou jouer un rôle de médiation avec le supérieur hiérarchique.

Créer la confiance avec l’équipe clinique

Le conseiller à l’emploi est intégré à l’équipe clinique. Son rôle spécifique est d’influencer l’ensemble de l’équipe à « penser emploi » dans sa vision de l’évolution des clients dont elle est responsable. Le travail est perçu d’abord comme une démarche thérapeutique et pas comme devant déboucher fatalement sur un emploi régulier durable. Ce n’est pas une démarche d’insertion professionnelle, mais une démarche de rétablissement de la personne. Dur à comprendre pour des obsédés de l’insertion… Cela change radicalement les critères d’évaluation. Le conseiller doit d’abord convaincre les thérapeutes que pour une personne un emploi régulier est possible. Ensuite ce n’est pas parce que la méthode thérapeutique « emploi » est mise en œuvre que les autres ressources sont abandonnées, soit parallèlement soit successivement. Il n’est pas constaté une réduction du besoin en autres ressources, médicaments, hospitalisation. L’objectif est de parvenir à une stratégie globale de rétablissement intégrant la dimension travail.

Quel travail, pour qui ?

Eric Latimer distingue trois types de situations

  • Les clients avec lesquels ça ne fonctionne pas. Sur un horizon d’un à deux ans, environ le tiers ou la moitié des clients d’un programme IPS ne parviennent pas à trouver un emploi régulier.
  • Ceux, le groupe central, qui travaillent une partie du temps. Cela ne veut pas dire du temps partiel, c’est la situation ultra-majoritaire, mais une succession de périodes de travail et de non-travail.
  • Ceux enfin pour lesquels cela va durer longtemps. Cela va concerner 5 à 10 % de l’effectif de départ.

La plupart des emplois obtenus n’exigent pas d’habiletés particulières. Il faut dire que la majorité de la population concernée est composée de jeunes psychotiques qui n’ont pas pu poursuivre un cursus de formation professionnelle. Mais quand une expérience antérieure a existé, et que l’envie existe de renouer avec cette identité elle est évidemment valorisée (exemple du mécanicien auto).

La plupart des emplois sont également à temps partiel, voire surtout au début, très partiels. Le mécanicien auto a commencé par quatre heures par semaine. Il ne doit pas être facile de convaincre un patron d’embaucher de cette manière. Belle capacité du conseiller à l’emploi. Le titulaire d’une maitrise de sciences ayant eu un épisode psychotique s’est retrouvé sans emploi. On lui a proposé un travail d’analyse de données 5 heures par semaine, puis 10, puis plus. Il s’est marié, a eu des enfants, une voiture ; le couple s’est défait, il a eu alors des difficultés à gérer la relation avec sa fille, a dû s’arrêter pour un nouvel épisode psychotique, a trouvé d’autres emplois et a maintenant la garde partagée de sa fille. Une vie ordinaire…

Un psychiatre raconte qu’un de ses clients en centre de jour arrivait juste à arroser les plantes. Bénéficiaire du programme IPS, le psychiatre le perd de vue, jusqu’au jour où, plusieurs années plus tard, il le retrouve sur une piste de ski et entame la conversation : il avait trouvé un job dans une banque et avait une voiture. L’histoire ne dit pas s’il avait « une blonde ».

Un programme efficient ?

Il est clair qu’avec les yeux d’un évaluateur de politique de l’emploi, sans même parler de la Cour des comptes (voir son rapport de 2018 sur le plan 500 000 de François Hollande), un tel programme passerait immédiatement à la trappe. Ce n’est pas d’emploi dont il s’agit, mais de rétablissement, de santé. Simplement qui dit rétablissement, dit forcément travail, non ? Sans doute pour un petit moment encore le travail, le métier, fait partie de l’identité. C’est ce que dit l’évaluateur Éric Mortimer : « la personne qui travaille est conduite à changer d’identité. Je ne suis plus un malade, je suis un citoyen ordinaire. On essaie, on ne peut rien prédire à l’avance ; les cliniciens sont souvent surpris par les résultats ».

C’est à l’aune de l’inclusion sociale que le rétablissement du client doit être jugé, disent les évaluateurs du programme IPS, pas à celle de l’emploi durable, même s’il y a quelques success-stories : « en dernière analyse, à l’heure actuelle, c’est dans la mesure où l’on attribue une valeur importante à la plus grande inclusion sociale que favorise l’IPS pour une part importante de clients et à un coût relativement modeste en comparaison avec d’autres interventions en santé, qu’on peut considérer l’IPS comme une intervention efficiente [Corrigan et al., 2008]. »

En guise de conclusion : quelques résonnances franco-françaises

Ce court article ne peut donner qu’une approche très superficielle du programme IPS. Les personnes qui souhaiteraient en approfondir la problématique spécifique santé mentale pourront utilement se reporter à la monographie rédigée sous la direction d’Éric Mortimer (1).

Pour les acteurs de l’insertion-formation-emploi, il n’est peut-être pas inutile de rappeler quelques pratiques se rapprochant des principes du programme IPS.

La première date de 1991, la préhistoire. ATD-Quart-Monde suggère au président de la Région Rhône-Alpes et au préfet de région la mise en place d’une mission expérimentale visant à l’insertion dans des entreprises du secteur concurrentiel de personnes vivant dans l’extrême pauvreté. Cette mission, créée au sein de l’agence ARAVIS, a fonctionné pendant 3 ans, a réussi à créer un réseau d’entreprises et à insérer un nombre respectable de personnes. Création d’un lien de confiance avec l’entreprise, en étant à l’écoute de ses attentes, comme de celle des personnes, accompagnement dans la durée. Bien sûr, nous étions en France, donc une fois l’expérimentation réalisée, sans véritable évaluation, il fut décidé que cet objectif rentrerait dans les taches généralistes de l’agence, ni moyens, ni organisation spécifique. On devine ce qui se passa. Mais bien sûr c’était il y a longtemps.

La seconde date de 2009, Pôle emploi venait de naître. Ses dirigeants (ou plus haut ?) ont décidé de modifier les contrats des opérateurs agissant pour son compte en accompagnement de l’insertion des demandeurs d’emploi. Désormais ils ne recevraient une partie de leur rémunération que si la personne accompagnée était toujours présente six mois après son embauche : un vrai changement de métier, de placier à intégrateur, un médiateur entre le nouvel embauché et son entreprise. L’accompagnement dans la durée. Au fait, comment ça se passe aujourd’hui ?

La troisième, la question de la mise au travail préalable à une éventuelle formation, traverse à la fois les stratégies d’alternance et d’insertion. Ce à quoi aspirent les personnes longtemps éloignées de l’emploi, c’est à travailler pas à se former, sauf exception. Et c’est bien souvent la réalisation d’un travail qui peut donner l’appétit, la sécurité et l’énergie de reprendre une formation. Nous voudrions citer l’exemple de l’action « Territoires zéro chômeur de longue durée » de Villeurbanne Saint-Jean (voir l’interview de Yvon Condamin dans Metis, février 2019). A côté de la mise en place de l’entreprise à but d’emploi, innovation du dispositif, un effort tout particulier a été fait pour mobiliser toutes les entreprises du territoire pour y intégrer des demandeurs d’emploi. Il serait intéressant de voir le parcours, comparé de ceux des demandeurs d’emploi, car comme pour IPS ce sont elles essentiellement qui ouvrent leurs portes.

Comme la République, la nature humaine est une et indivisible, quels que soient les maux dont souffrent les personnes, recherche d’identité, d’estime de soi, d’insertion sociale sont universelles. Pas étonnant que les bonnes recettes soient les mêmes. Mais des deux côtés de l’Atlantique convaincre sur les critères d’évaluation pour attribuer les moyens demande apparemment le même effort…

Pour en savoir plus :

« Le handicap dans l’entreprise, raconté par des travailleurs presque ordinaires », Danielle Kaisergruber dans Metis, 26 février 2016 – à propos du livre Des Combattants peu ordinaires de Clotilde de Gastines

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Économiste du travail

Parcours professionnel : chercheur à l’université Pierre Mendes-France de Grenoble puis au CEREQ; chargé de mission au Secrétariat Régional pour les Affaires Régionales (préfecture de région Rhône-Alpes); directeur de l’Agence régionale pour la valorisation sociale (ARAVIS) à Lyon, directeur de l’information et de la communication, puis directeur scientifique et DGA de l’ANACT.

Fonction représentative: mandat CFDT au CESER Rhône-Alpes; premier vice-président, puis président de la commission Orientation, Éducation, formation, parcours professionnels (2008-2017).

Ce qui me caractérise : besoin de lier l’action à la réflexion et vis-et versa ; franchisseur de frontières : on m’ a souvent qualifié de « à la fois » syndicaliste et patron; c’est toujours placé, ou on m’a placé, dans des postures de médiation sociale; régionaliste et décentralisateur convaincu.

Centres d’intérêt : tropisme pour l’Afrique et les questions de développement, aime refaire le monde, sans oublier la montagne, la photographie, les voyages !