Le livre « Des combattants peu ordinaires » c’est le portrait d’une entreprise et de ses salariés handicapés, dressé par eux-mêmes. Autant de textes et de photos que de salariés (96) qui disent leur travail, leurs parcours, leurs espoirs. Le livre a été fait à partir d’enregistrements, retranscrits et réécrits par Clotilde de Gastines, que chacun a pu relire et valider. Ils ont aussi pu choisir leur photo parmi celles réalisées par Giovani Nardelli. Un livre, peu ordinaire, à découvrir et dont Metis vous présente un « montage ».
Arrêt sur image : l’entreprise
Asnières Industries Adaptées (AIA) est une laverie industrielle située en région parisienne. Ses salariés sont tous des personnes atteintes de handicaps, arrivés là après des parcours difficiles, tous passés par la case chômage, souvent déjà avancés en âge. En fait c’est une deuxième vie (ou troisième, ou quatrième) pour la plupart. Pour l’entreprise aussi : AIA a été créée il y a vingt-trois ans avec l’aide de Wenceslas Baudrillart, c’était alors un mix d’entreprise d’insertion et d’ « atelier protégé » mis en place à la suite de l’arrêt de l’ « Atelier social » de Renault, lorsque l’usine de Boulogne-Billancourt a été fermée en 1992. Un partenariat avec une association innovante de Cholet (AMIPI), qui avait créé des ateliers pour personnes handicapées, permet d’installer à Clamart puis à Asnières cette entreprise si particulière. C’est d’abord une entreprise industrielle de câblage, sous-traitante de l’industrie automobile. Mais au début du 21e siècle, les activités de câblage se délocalisent. Il faut soit arrêter soit penser à sa reconversion. Changement de cap radical : le choix sera celui de la blanchisserie industrielle, avec le nettoyage de tout le linge que l’on trouve dans les avions : têtières, draps, couvertures, serviettes de table… C’est un secteur très différent, les investissements y sont lourds, les conditions de travail plus difficiles. Pour de nombreux salariés, les hommes surtout, laver du linge ne correspond pas à l’image qu’ils se font de l’industrie, ni du travail. Au moment de la crise financière de 2008, la blanchisserie est en mesure de sortir ses premiers articles lavés, repassés, conditionnés, pour les cabines de voyageurs Air France. Mauvaise et difficile période, mais la volonté et la persévérance permettront de poursuivre et de se développer.
En somme une entreprise comme les autres, qui subit les crises, vit des hauts et des bas, doit répondre aux exigences de ses clients : délais impératifs des compagnies aériennes dont les avions n’attendent pas, mise en concurrence régulière, haut niveau de qualité exigée, réactivité, polyvalence. « Blanchisseur est un métier modeste. Le passager de première classe devant lequel on dispose nappes, serviettes, couverts, dont la tête repose sur une taie d’oreiller sans faux pli, ne songe pas un instant à qui lui a apporté cela, à la répétition quotidienne, y compris les jours fériés, Aïd, Noël, Kippour, de gestes fatigants au fil des années, 20 ans d’ancienneté pour certains. 20 ans de fatigue du soir, 20 ans de réveil matinal, très matinal. » (Wenceslas Baudrillart).
Arrêt sur image : les parcours
Quatre-vingt seize personnes travaillent chez AIA, dont quatre-vingt huit travailleurs handicapés, hommes et femmes, de toutes origines. Six jours sur sept. En deux équipes, de 6h30 à 13h30 et de 13h30 à 20h30. Le travail est dur. Les locaux sont vastes, difficiles à chauffer en hiver et trop chauds l’été. Il y règne une odeur moite de linge. Le bruit est important comme dans de nombreux lieux industriels. Des demandes d’améliorations sont formulées. « Le soir j’étais lessivé ! » dit l’un des salariés avec humour après la reconversion.
Leurs parcours sont incroyablement variés : travail dans des entreprises de chauffage, puis dans le « drive », la livraison de repas, pour Abdelaziz Bennomari qui devient magasinier dans une entreprise d’informatique. Il y prend la responsabilité du service d’ordonnancement, puis après une période de chômage entre chez AIA juste au moment de la fin de l’activité câblage. Il est maintenant « l’homme-orchestre » de l’ordonnancement pour toute la la blanchisserie.
Travail dans le cuir pour les vedettes du spectacle, puis lavage de couvertures chez Net Eclair à Roissy, pour Fadila Djemli. Enfin, après trois ans de chômage, des formations à l’informatique, AIA pour cette « femme de terrain » qui coordonne les équipes de l’après-midi.
« L’atelier protégé, ça me faisait peur, j’aurais préféré le milieu normal. Mais pas mal d’entreprises refusent d’embaucher des personnes handicapées, et préfèrent payer l’amende » (Abdallah Zakour qui a fait de la maçonnerie, mais ne pouvait travailler dans le bâtiment pour cause de scoliose grave). Avant d’arriver dans l’entreprise de câblerie puis à la laverie industrielle, beaucoup ont connu des discriminations, celles du handicap, celles de l’adresse (Karim Chalalf). « Cette entreprise adaptée, c’est le premier endroit où j’ai trouvé un CDI à 39 ans », dit Raymond Radjendirane, d’origine Tamoul.
Ahmed Maazouze a été entraîneur de football au Maroc, s’est occupé de l’entretien des cabines téléphoniques de France Telecom à l’époque où elles existaient, a fait du nettoyage de vitres : c’est dans cette activité qu’il a eu un grave accident de voiture. Pour lui chez AIA « Les gens se donnent à fond, ce sont des gladiateurs, des combattants. Ils oublient leur handicap et ils ont le respect qu’ils méritent. »
Beaucoup sont arrivés chez AIA par la COTOREP, la mairie d’Asnières, Pôle emploi, le Centre d’insertion pour Cérébro-lésés, le bouche à oreille.. « une bonne entreprise… » dit-on. Les handicaps, ils sont là parfois depuis la naissance, ou bien sont arrivés avec les accidents de la vie (rupture d’anévrisme, accidents de voiture ou domestiques), beaucoup se sont fabriqués dans le travail lui-même (Hafid Loucif, son père venu de Kabylie a eu grave accident du travail, son frère, soudeur dans le bâtiment, décédé sur un chantier. Il est délégué du personnel et délégué syndical). Mais au bout du bout : « Ici les gens sont travailleurs. Ils ne sont pas handicapés ». (Norredine Bousba)
Arrêt sur image : le travail
Les machines sont aussi grosses et impressionnantes que les petits napperons blancs (dessous de verre), les serviettes de table sont fins et fragiles. Les gestes doivent être précis, assurés et très physiques lorsqu’il s’agit de sortir de grandes quantités de linge mouillé et lourd d’une « lessiveuse ». La qualité, le rythme, la productivité : les exigences sont les mêmes qu’ailleurs. Mais le caractère « d’entreprise adaptée » (en convention avec le ministère du travail) et la philosophie de gestion d’AIA conduisent à une attention permanente aux gestes de travail, les changements de poste sont fréquents pour répondre aux exigences de production mais aussi pour que les personnes ne fassent pas toujours les mêmes gestes et évitent les TMS (troubles musculeux-squelettiques). En somme une gestion individualisée des postes de travail, une attention vigilante à chacun tenant compte des contre-indications médicales. Une organisation du travail « artisanale » dans un monde tout à fait « industriel », dans lequel d’ailleurs une part importante des salaires suit les rendements, ce que certains comprennent mal. Une grande polyvalence qui se marie avec la mise en valeur des compétences et des forces de chacun, en complémentarité avec les autres. Et en tenant compte des faiblesses : qui n’en a pas ?
Christian Bois : « Les patrons n’imaginaient pas tout ce que j’étais capable de faire avec mes six doigts…Difficile aussi de travailler à contre-courant, à Noël et le Jour de l’An, six jours sur sept de mai à septembre… »
Clémentine Vemba, « au moment de la conversion en blanchisserie, elle s’attache à être aussi polyvalente que possible pour ménager ses articulations et son dos ».
La Directrice des ressources humaines, maintenant Directrice adjointe, Brigitte Béchard, a mis en place une formation aux savoirs de base qui a permis à de nombreux salariés de rattraper certains des handicaps scolaires dus à leurs parcours hasardeux. Partant de la gestion administrative, elle a appris le métier au fur et à mesure et en se formant dans différents organismes extérieurs.
La collaboration entre les uns et les autres est favorisée par le fait de travailler en alternance sur des postes différents, le sentiment de participer à une même aventure commune est partagé : ce qui n’empêche pas les coups de stress, ou les coups de gueule. Et les critiques : « Je ne comprends rien à cette histoire de pourcentage, ce n’est pas assez transparent » ! Brahim Kajji vise bien sûr la part de salaire au rendement.
Malika Guenfoud, première femme adjointe au directeur d’équipe du matin, après une hernie des cervicales et après cinq d’ans de chômage. Elle vient aussi un samedi sur trois pour gérer le linge de Qatar Airways : « Ici j’étais la première femme à être nommée chef. Ca a été un peu dur au début avec quelques opérateurs… »
La morale de l’histoire
Il y a dans cette entreprise « peu ordinaire » – dans la manière dont elle est gérée, dans le vécu de ses salariés qui travaillent dur – de nombreux enseignements. L’attention à la polyvalence, à une organisation du travail souple (au-delà de la très grande rigidité qu’induisent les machines et leur fonctionnement) est obligatoire du fait des handicaps et des différentes indications médicales qui les accompagnent, mais elle est aussi très positive en elle-même. Elle permet une plus grande variété des situations de travail, une connaissance de l’ensemble de l’entreprise et non d’un seul poste, une meilleure compréhension des enjeux d’organisation et de coopération.
Il y a dans cette entreprise « des combattants peu ordinaires » : Wenceslas Baudrillart le souligne dans son avant-propos : « Ils auraient pu jouer avec notre système de protection sociale. Allocations aux adultes handicapés, allocations de logement, allocations familiales, allocations départementales et communales en Ile de France, CMU-C leur assureraient un revenu régulier, non imposable. Ils ont choisi de travailler ».
Il y a ce constat fait par l’un d’entre eux à propos des crises d’épilepsie : « Maintenant, on voit moins les fragilités » : le travail ne devrait-il pas être un lieu où l’on peut oublier ses faiblesses ?
Pour aller plus loin
– Metis Europe Dossier Handicap, septembre 2015
– Des combattants peu ordinaires, Editions AIA, 13 rue Louis Armand, 92600 Asnières
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