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Comment mesurer la performance et les impacts d’une entreprise sur le réchauffement climatique, sur la protection de la biodiversité, sur le recyclage des matières premières ? Dans ces domaines complexes, les instruments portent le nom barbare de données extra-financières. Notre vaillant ministre des Finances s’est courageusement opposé à la vente d’une chaîne de supermarchés à des investisseurs canadiens. Si les légumineuses calibrées et les boîtes de petits pois sont des produits stratégiques, qu’en sera-t-il de l’information extra-financière ? Cette information que presque toutes les entreprises devront prochainement produire permet tout simplement d’évaluer leur performance, de guider les choix de gestion de leurs dirigeants et d’orienter les investissements.

Extra-financière ou ESG ?

L’information extra-financière s’est développée en parallèle de l’intérêt porté à la responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Le terme même d’« extra-financière » repose sur un contresens, qui illustre la domination sans partage des financiers sur l’information concernant les entreprises. Il y aurait donc l’information financière, la bonne, la vraie, la crédible… et puis le reste, l’extra-financière, pour amuser la galerie. L’information extra-financière serait donc extra-ordinaire ?

C’est aussi un bon indicateur de l’incompréhension de ce qu’est la RSE, encore perçue par beaucoup comme « la cerise sur le gâteau » : je fais mon business « as usual », mais à la fin de l’année, je sors mon chéquier pour soutenir une cause humanitaire ou environnementale. La RSE, au contraire, est le levain qui fait lever la pâte de ce gâteau. Qu’il suffise de rappeler le livre vert de la Commission européenne de 2001, première expression publique de l’UE sur la RSE, qui déjà, prenait quelques années d’avance en la définissant comme « l’intégration volontaire par les entreprises des préoccupations sociétales et environnementales à leurs activités commerciales et leurs relations avec les parties prenantes ».

Il n’y a donc pas d’un côté l’information financière et de l’autre l’extra-financière : la Commission avait parfaitement perçu la nécessité de l’intégration, qui permet d’obtenir une vision complète et informée. Le « reporting intégré », intelligemment poussé par des organismes internationaux comme l’IIRC (International Integrated Reporting Council) s’impose progressivement en France. D’après l’étude « Integrated thinking 2020 : De l’intention au discours de preuve » de Capitalcom (29 septembre 2020), 47 entreprises du SBF 120 ont publié un rapport intégré en 2020, un chiffre en hausse spectaculaire depuis 5 ans — multiplié par quinze. On se gaussera dans 20 ans, des entreprises qui en 2021, s’obstinaient encore à produire un rapport financier d’un côté et un rapport RSE de l’autre…

L’information extra-financière a pour objectif de permettre une évaluation de la politique des entreprises sur trois dimensions : environnement (E), social/sociétal (S) et gouvernance (G). D’où le terme désormais consacré d’information ESG, qui malgré ses origines très financières, me semble largement préférable à ce détestable « extra-financière ». L’information ESG peut être considérée comme le système métrique de la RSE de l’entreprise, qui complète les dispositifs de reporting déjà existants sur la performance financière. Le Graal de « l’image fidèle » se rapproche, puisque la vue que nous avons sur l’entreprise n’est plus amputée des dimensions qui sont de plus en plus essentielles à une compréhension pertinente. Ce brave Henry Ford (1863-1947) avait compris depuis l’entre-deux-guerres que la valeur de l’entreprise n’est approchée que très approximativement par les données financières : « Les deux choses les plus importantes n’apparaissent pas au bilan de l’entreprise : sa réputation et ses hommes » (voir dans Management & RSE : « Sommes-nous tous du capital humain ? »).

L’évaluation d’une entreprise ne peut plus se baser uniquement sur ses performances économiques et financières, mais doit tenir compte de son comportement vis-à-vis de l’environnement, du respect des valeurs sociales et de l’éthique, de son engagement sociétal et de son gouvernement d’entreprise. Combinée à l’information financière « traditionnelle », l’information extra-financière apporte une vue holistique de l’entreprise, dont la performance doit être appréciée selon les trois versants du Développement durable, économique, sociale et environnementale — ou la fameuse « triple bottom line » chère aux Anglo-saxons, résumée par les trois P : people, planet, profit. L’objectif du reporting ESG et de la notation ESG est donc d’assurer la transparence de l’entreprise sur l’ensemble de ces aspects pour mieux évaluer la gestion des risques auxquels elle fait face et plus largement sa responsabilité vis-à-vis de l’environnement, de la société et finalement de ses parties prenantes (salariés, partenaires, pouvoirs publics, sous-traitants, clients, investisseurs…).

Quand la France était souveraine en reporting ESG

La France est un pays colbertiste, parfois bureaucratique, pour le meilleur et pour le pire. Nous pouvons ainsi nous enorgueillir d’avoir été le premier pays au monde à exiger des entreprises un reporting ESG, devenu obligatoire pour les entreprises cotées en bourse dès 2001, avec la loi NRE sur les nouvelles régulations économiques. Ses exigences — notamment climatiques — et son périmètre ont ensuite été augmentés par la loi Grenelle 2 (2010) puis par la loi de programmation sur la transition énergétique (2015). L’exigence de reporting s’insinue partout, on l’a vu avec la loi sur le devoir de vigilance. Mais on peut mentionner aussi l’article 29 de la loi Énergie Climat, adoptée en 2019, qui prévoit de définir les obligations de reporting des investisseurs sur les risques climatiques et la biodiversité. Applicable dès 2022, son décret d’application, sorti le 27 mai 2021, s’impose à tous les investisseurs qui gèrent plus de 500 millions d’euros, ce qui couvre un large spectre du secteur financier français.

Mais fort heureusement, la France est aussi un pays ingénieux pour contaminer ses partenaires. Nous avons donc convaincu les autres pays de l’UE de l’intérêt d’imposer un reporting ESG. Après de longues années de débat, l’UE s’est ralliée à cette idée, mais avec une philosophie et une approche très différentes, si bien que la directive européenne d’octobre 2014 sur la transparence et la publication d’informations non financières (NFRD) a apporté aux entreprises une méthodologie robuste et utile (voir dans Management & RSE : « RSE : d’un modèle de conformité à la dynamique de compétitivité »). Le reporting dit « extra-financier » s’est ainsi transformé en Déclaration de performance extra-financière (DPEF) dans la transposition de la directive en droit français (Décret n°2017-1265 du 9 août 2017 pris pour l’application de l’ordonnance n°2017-1180 du 19 juillet 2017 relative à la publication d’informations non financières).

Quand la France était souveraine en notation ESG

La France a également été un précurseur en matière de notation ESG. C’est en 1997 qu’a été créée l’agence Arèse, fondée à Paris par Geneviève Férone, première agence mondiale de notation sociale et environnementale sur les entreprises cotées, dont elle assura la présidence jusqu’en juin 2002 (rachat par Vigeo). La France (et des Françaises et des Français) ont joué un rôle majeur pour inventer ce nouveau métier de notation ESG (voir dans Management & RSE : « Nicole Notat : “L’entreprise responsable est un levier de transformation” »).

Les agences ESG traitent les données ESG des entreprises, harmonisées, classées, hiérarchisées, pondérées et synthétisées en classement (notes) par secteurs d’activité. Ces agences travaillent essentiellement pour les investisseurs. Il n’existe pas de façon standard de mesurer les performances ESG et chaque agence applique sa propre méthodologie. À partir des informations déclarées par les entreprises, des réponses aux (nombreux) questionnaires qu’elles adressent aux entreprises, couplées à d’autres sources comme celles des ONG, des syndicats, des médias ou d’organismes gouvernementaux, des entretiens avec les dirigeants, elles évaluent les pratiques ESG d’une entreprise et les comparent au sein d’un secteur d’activité. Ces agences de notation ESG sont rémunérées par les investisseurs et non par les émetteurs de titres, contrairement à ce que pratiquent les acteurs traditionnels du rating financier. Cela limite les conflits d’intérêts potentiels. Une entreprise peut toutefois commander une « notation sollicitée ».

Mais voilà… la convergence inévitable entre données financières et données extra-financières allait faire entrer le monde protégé des agences ESG en turbulences, si bien que la France, et plus largement l’Europe, perdront leur souveraineté en l’espace de quelques années.

La montée en puissance de l’Europe

La directive européenne de 2014 sur la transparence et la publication d’informations non financières (NFRD) fait actuellement l’objet d’une révision.

Le 21 avril 2021, la Commission européenne a adopté une proposition de directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (« Corporate Sustainability Reporting Directive », CSRD, le nouvel acronyme à retenir !), qui modifie les exigences de reporting existantes. Par rapport aux exigences de la désormais presque défunte NFRD, les principales nouveautés de cette proposition sont les suivantes :

  1. Extension du champ d’application des exigences en matière de rapports non financiers à d’autres entreprises, y compris toutes les grandes entreprises et les sociétés cotées (à l’exception des micro-entreprises cotées).
  2. Exigence de la certification des informations sur le développement durable par un organisme extérieur. Il s’agit ici d’étendre à l’ensemble des pays membres les choix effectués par trois d’entre eux dans le cadre de la transposition de la directive de 2014 : la France (avec l’OTI, organisme tiers indépendant, qui certifie la DPEF), l’Italie et l’Espagne.
  3. Homogénéisation des indicateurs ESG qui sont demandés aux entreprises, conformément aux normes européennes obligatoires en matière de rapports sur le développement durable. Cette normalisation à échelle européenne sera définie par le groupe de travail présidé par le Français Patrick de Cambourg. Placé sous l’autorité de l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group), l’autorité de régulation de la comptabilité financière, il a publié un premier rapport en mars 2021 et commence à travailler sur sa mise en œuvre et un référentiel.
  4. Publication de toutes les informations dans le cadre des rapports de gestion des entreprises, et diffusion dans un format numérique lisible informatiquement.

La directive modifie quatre textes législatifs existants : la directive comptable, la directive sur l’audit, le règlement sur l’audit, et la directive sur la transparence.

Ces évolutions illustrent le « sens de l’urgence » perceptible au Parlement européen et à la Commission sur le développement durable depuis le « green deal ». Plusieurs consultations de la Commission européenne viennent d’être ouvertes ou sont en cours : révision de la NFRD, future directive sur le devoir de vigilance pour les entreprises européennes ou opérant dans l’UE, énergies renouvelables et efficacité énergétique, criminalité environnementale, transports durables… Il faut aussi mettre la question des données ESG en perspective avec l’initiative du Parlement européen qui a adopté en décembre 2020 un rapport sur la gouvernance durable des entreprises. Élaboré par un député français, le centriste Pascal Durand (« Rapport sur la gouvernance d’entreprise durable »), il demande aux entreprises de se préoccuper davantage de la planète, des êtres humains et des enjeux du long terme (voir mon édito dans Metis : « Avons-nous encore le temps ? », 29 mars 2021). Reste alors à leur fournir les indicateurs solides et partagés pour guider cette transformation.

L’enjeu stratégique de la normalisation : Europe vs États -Unis

Pour diffuser les données les plus pertinentes pour leurs activités et répondre aux attentes de leurs parties prenantes, les entreprises utilisent des référentiels internationaux, qui permettent d’assurer une certaine standardisation même si celle-ci reste insuffisante à ce jour. On peut citer notamment :

  • Le standard ISO 26000 (non certifiable, mais évaluable)
  • La Global Reporting initiative (GRI)
  • Les Objectifs de Développement Durable (ODD) et ses objectifs sous-jacents (169 objectifs pour répondre aux 17 ODD)
  • Les lignes directrices de la Task Force on Climate Financial Disclosure (TCFD)
  • Le CDP, ex Carbon Disclosure Project, une organisation à but non lucratif dédiée au suivi des émissions de gaz à effet de serre
  • Le Sustainability Accounting Standards Board (SASB)
  • Le Climate Disclosure Standards Board (CDSB)
  • La Taxonomie européenne sur les activités vertes, classification standardisée mise en place par l’Union européenne dans le cadre du Green Deal pour l’aider à atteindre son objectif de neutralité carbone en évaluant la durabilité de 70 activités économiques représentant 93 % des émissions de gaz à effet de serre de l’UE

L’harmonisation des normes ESG entre les différentes entreprises est fortement demandée par les investisseurs et fait l’objet d’une âpre bataille entre les acteurs de la notation et des référentiels ESG. L’enjeu est stratégique, car ce sont ces normes qui vont définir la valeur globale (valeur financière + valeur ESG) des entreprises, qui tend de plus en plus à orienter la valeur des actions en bourse. Cela a notamment été le cas en 2020 où les entreprises ayant les meilleures notes ESG ont surperformé par rapport aux indices de référence.

Cette bataille des normes a une dimension géopolitique. D’un côté, l’Union européenne, pionnière de la notation ESG, travaille à la révision de la directive sur le reporting de durabilité (CSRD), qui doit justement amener à une meilleure harmonisation des normes, et ce dans une logique de double matérialité, c’est-à-dire que les informations présentées dans le rapport de gestion des entreprises doivent permettre de comprendre à la fois les impacts de l’entreprise sur son environnement et de l’environnement sur l’entreprise. De l’autre, les acteurs privés américains se rapprochent pour promouvoir leur cadre de reporting. En septembre 2020, les principaux organismes normalisateurs internationaux, le CDP, la GRI, le SASB, l’IIRC et le CDSB ont annoncé qu’ils allaient travailler ensemble pour établir un standard de reporting complet, « Comprehensive Corporate Reporting ». Enfin, une fusion de l’IIRC et de du SASB a été annoncé en novembre 2020, donnant naissance à une future « Value Reporting Foundation ». Ces acteurs, qui font référence à l’international, ont donc bien repris la main.

Il faudra aussi compter sur la fondation IFRS, qui gère les normes comptables au niveau international. Celle-ci travaille actuellement sur des standards de reporting durable.

L’OPA américaine sur les agences européennes

Dans le domaine de l’information financière, les Américains ont une puissance hégémonique depuis que la finance existe. Et cette hégémonie continue à se renforcer, comme le montre une excellente enquête de l’hebdomadaire Challenges : « Trois agences de notation de crédit américaines, Fitch Ratings, Moody’s et Standard & Poor’s (S&P) font la pluie et le beau temps sur le paysage économique européen. Ces monstres centenaires détiennent ensemble 91 % du marché européen en 2020, contre 87 % en 2012, selon l’Autorité européenne des marchés financiers. La dépendance est totale » (« Les agences de notation – Les géants américains font la pluie et le beau temps », Challenges, 15 avril 2021). A ces trois poids lourds s’ajoutent deux autres agences américaines importantes, MSCI (Morgan Stanley Capital International) et Morningstar. Cette domination sans partage s’est parachevée en 2018 avec le rachat par Hearst de Fitch — dont le français Fimalac, détenu et dirigé par le milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière était actionnaire. Elle va durer. « Depuis la crise de 2008, les barrières à l’entrée sur ce marché très régulé rendent l’essor de nouveaux acteurs de plus en plus difficile, que ce soit les exigences réglementaires ou l’acceptation des investisseurs internationaux », relevait Aymeric Poizot, DG France de Fitch fin 2019 (« Finance: l’agence de notation Fitch se met au vert », Challenges, 28 novembre 2019).

Parallèlement à leurs efforts évoqués plus haut sur la normalisation ESG, les acteurs nord-américains rattrapent leur retard sur la notation ESG en utilisant leur atout maître : la force de frappe de leurs agences de notation financière dont la rentabilité est artificiellement gonflée par leur situation de quasi-monopole. Ils rachètent méthodiquement la quasi-totalité des agences de notation ESG européennes :

  • L’américain ISS (Institutional Shareholder Services), le spécialiste américain du conseil aux actionnaires, a racheté ces dernières années plusieurs agences spécialisées dans l’évaluation ESG : le suédois Europe Ethix en 2015, le suisse South Pole en 2016, spécialisé dans la notation sur le climat, et surtout la pépite l’Allemande Oekom Research (créée en 1993) en 2018. Il a créé une ligne de business intitulée ISS-ESG pour agréger ces différents savoir-faire.
  • En octobre 2016, S&P (Standards & Poors, l’icône américaine de Wall Street) a mis la main sur Trucost, une agence britannique reconnue pour ses notations environnementales. Puis, elle a acheté les activités ESG de RobecoSAM, basée à Zurich, fin 2019. S&P propose aux investisseurs plus de 150 indices S&P Dow Jones, qui sont construits en intégrant des paramètres ESG. Parmi eux, le très ancien et très respecté Dow Jones Sustainability Index (DJSI), créé en 1999, qui repose désormais sur des données de l’agence RobecoSAM.
  • En avril 2019, le géant Moody’s a fait l’acquisition du Franco-Britannique Vigeo Eiris présidé par Nicole Notat, ensuite renommé V.E. Une cible de choix résultant de la fusion en octobre 2015 du numéro un français Vigeo, déjà leader européen, et de son homologue britannique Eiris. Quelques mois plus tard, en août 2019, Moody’s a complété cette acquisition par le rachat de la startup américaine Four Twenty Seven, spécialisée dans la collecte et l’analyse des données sur le risque climatique.
  • En juin 2019, le London Stock Exchange a racheté le français Beyond Ratings, créé en 2014 et spécialisé dans l’intégration de critères ESG dans la notation de risque crédit, pour développer sa stratégie de fabrication d’indices ESG.
  • En 2020, l’expert de la notation financière des fonds Morningstar a acquis 100 % du capital de l’agence néerlandaise Sustainalytics (dont il avait pris 40 % en 2017), un acteur historique de la notation ESG fortement présent aux Pays-Bas, mais aussi en Allemagne et en Espagne.

On observe aussi des prises de participation structurantes de la part des fonds d’investissement américains. En janvier 2020, EcoVadis, l’une des plus belles réussites françaises de ces dernières années, qui a construit une plateforme d’évaluation ESG des PME assez remarquable (50 000 fournisseurs), a levé 200 millions de dollars (180 millions d’euros). Pas auprès de Bpifrance, mais auprès du fonds d’investissement américain CVC Growth Partners, une des branches de CVC Capital Partners. Créée en 2007, EcoVadis est aujourd’hui l’une des plateformes d’évaluation RSE des entreprises de référence en France et dans le monde, avec des bureaux à New York, Tokyo ou Melbourne. Ces cinq dernières années, elle affiche une croissance de 40 % par an et emploie plus de 625 personnes, dont une centaine en France.

Certains fournisseurs de données se sont également positionnés pour proposer des bases de données ESG. Il s’agit de données brutes, permettant aux investisseurs de réaliser leur propre analyse sur la base des informations extra-financières disponibles. Dans cette discipline, la domination américaine est sans appel. Par exemple, Asset4 combine données financières et extra-financières et a été le premier à proposer ce type de services. Il a été racheté par Thomson Reuters (désormais rebaptisé Refinitiv) en 2009.

Au-delà de la notation proprement dite, d’autres organisations issues de la société civile ou du monde foisonnant des « organisations non gouvernementales » (ONG) évaluent les pratiques des entreprises et parfois, réalisent des classements et des notations sur leur thématique d’expertise. Ainsi Transparency International intervient sur le champ de la corruption, Freedom House sur celui des droits de l’homme, Greenpeace ou le WWF sur l’environnement. Dans ce monde également, les grandes organisations internationales s’imposent.

Et enfin, il y a les labels, une autre façon d’utiliser les données ESG pour octroyer ou non un label, qui permet à l’entreprise de rendre plus visibles les efforts de progrès qu’elle entreprend. Là encore, nous avons en France le plus ancien et respecté label francophone, Lucie, fort d’un référentiel solide et adossé à l’ISO 26000 [déclaration d’intérêts : l’auteur de cet article fait partie, à titre bénévole, du Comité de labellisation de Lucie]. Mais le label à la mode, c’est B-Corp, directement importé des États-Unis, avec un effort d’adaptation au contexte réglementaire et culturel européen minimal.

Que reste-t-il en Europe ? Les acteurs européens se cantonnent à des marchés plus spécialisés. En mars 2017, deux agences françaises Spread Research (une agence de notation crédit agréée par l’ESMA) et EthiFinance (agence de notation extra-financière créée par Emmanuel de La Ville, à l’origine en 2004 du Gaïa Rating) se sont associés pour lancer Qivalio, qui se présente comme la première agence de notation européenne intégrée (financière et extra-financière) et évalue essentiellement des ETI et PME cotées. Qivalio a bénéficié d’une augmentation de capital de 3 millions d’euros en 2019, ce qui devrait lui permettre d’élargir sa couverture. Standard Ethics, une agence européenne dont les sièges se trouvent à Londres et à Bruxelles continue à creuser le sillon de l’ESG. Parmi les acteurs spécialisés, on peut aussi mentionner Proxinvest en France, qui travaille exclusivement sur les questions de gouvernance (rémunération des dirigeants, organisation des pouvoirs, droits des actionnaires minoritaires, etc.).

L’appétit des groupes américains fait déjà craindre une position dominante sur ce créneau… Après l’hégémonie des « Big Three » sur le marché de la notation financière en Europe (passée de 87 % en 2012 à 91 % en 2020), ils s’emparent également de l’extra-financier dans une belle indifférence des États et des établissements bancaires et financiers. Comme le remarque un rapport du Sénat, « alors que l’Europe est pionnière en matière d’ESG, on a assisté à la mainmise progressive de groupes américains sur un marché fragmenté entre petits acteurs indépendants » (Lamure.E, Le Nay.J, « Comment valoriser les entreprises responsables et engagées ? Rapport d’information fait au nom de la délégation aux entreprises du Sénat », n° 572 (2019-2020), 25 juin 2020). Où en sont les parts de marché dans l’extra-financier ? Certainement moindres que dans le financier compte tenu de la maturité beaucoup moins avancée du marché. Dans une étude récente, l’Institut Montaigne estime sans citer sa source que « aujourd’hui, les cinq acteurs les plus importants contrôlent 55 % du marché de la notation extra-financière » (« Le capitalisme responsable : une chance pour l’Europe », rapport de l’Institut Montaigne et du Comité Médicis, septembre 2020).

Pourquoi est-ce stratégique ?

On connaît les conséquences de l’hégémonie des agences de notation financière américaines sur l’Europe. Songeons par exemple que ce sont les notes qu’elles attribuent aux titres de dettes qui déterminent leurs achats sur les marchés par la Banque centrale européenne (BCE). Ce n’est pas pour rien qu’elles ont été montrées du doigt lors de la crise des subprimes de 2008 : S&P et Moody’s ont accordé des notations favorables aux fonds de titrisation — ces créances douteuses et mélangées, qui ont fragilisé les comptes des banques, puis fait basculer l’économie mondiale. Des chefs d’entreprises et des institutions financières ont aussi pointé leur méthodologie construite sur des critères inadaptés au tissu économique européen, principalement familial, et aux levées de fonds européennes plus modestes. Leur indépendance est douteuse — l’Autorité européenne a condamné cinq filiales de Moody’s à une amende de 3,2 millions d’euros, fin mars 2021, pour avoir enfreint les règles d’indépendance fixées par le régulateur. Enfin, l’article de Challenges relève que « leur système de notation est procyclique, ce qui a tendance à aggraver les crises : quand l’économie va mal, les notes baissent, ce qui réduit d’autant la capacité de refinancement des banques ». Il a fallu attendre la dégradation en flèche de la note de 400 entreprises européennes par Fitch en janvier 2020, pour que la BCE prenne ses distances avec ces agences en élargissant ses critères.

L’information ESG, qui était auparavant une petite niche réservée aux spécialistes de l’investissement ISR (investissement socialement responsable), devient stratégique parce que le monde des investisseurs a basculé : toutes les banques et institutions financières, tous les opérateurs de l’épargne ont désormais compris qu’une évaluation robuste ne peut plus faire l’économie des données ESG. Elles sont d’ailleurs désormais au cœur de produits financiers spécialisés, commercialisés par ces mêmes établissements financiers, par exemple les « green bonds », obligations qui reposent sur l’atteinte de certains ratios ESG. Comme la RSE quelques années avant elle, l’information ESG qui était la cerise se transforme en gâteau…

Novethic résume bien les objectifs de l’information ESG :

  • Se conformer aux impératifs réglementaires (compliance) ;
  • Piloter sa démarche et sa performance RSE grâce à un suivi de progrès ;
  • Servir de base à l’évaluation de sa performance par des investisseurs, éventuellement via les analyses des agences de notation, et de plus en plus par des banques (pour des prêts à impacts par exemple) ;
  • Communiquer et crédibiliser sa démarche auprès des donneurs d’ordres (via des plateformes type EcoVadis qui notent les fournisseurs) ;
  • Communiquer auprès de ses parties prenantes externes, comme les ONG qui peuvent s’en servir comme preuves des engagements des entreprises ;
  • Crédibiliser sa démarche grâce à des indicateurs auditables par les Organisations Tiers Indépendantes (OTI) et/ou des labels RSE.

Au-delà, on peut prévoir qu’elle déterminera en grande partie l’orientation des flux d’investissement, soit vers des valeurs privilégiant le court terme et la valeur actionnariale (modèle de capitalisme anglo-saxon), soit vers des valeurs plus axées sur le long terme et la satisfaction des parties prenantes, dans la philosophie du capitalisme Rhénan (Michel Albert), de « l’économie sociale de marché » (UE) et de la loi PACTE (France). Si elle oriente les flux d’investissement, cela signifie aussi que par ricochet, elle orientera les choix de gestion des dirigeants, plus ou moins favorables à une croissance respectueuse des ressources.

Les dirigeants d’entreprise sont de plus en plus conscients de cet enjeu stratégique. L’IFA (institut français des administrateurs) vient de publier un excellent rapport « Le conseil d’administration et l’information extra-financière » (avril 2021), qui commence par poser ainsi le cadre : « L’entreprise devra adapter son modèle d’affaires aux conditions d’une économie durable, qui associe rentabilité à long terme, justice sociale et protection de l’environnement ainsi qu’aux contraintes qu’engendrent les transitions écologique, sociale et numérique ». Tout est dit !

Au même titre que la comptabilité est le langage des flux financiers, l’information ESG est le langage de la performance. L’une comme l’autre ne sont pas neutres. Elles sont le reflet du système de pensée qui leur a donné naissance. Le court-termisme américain produit la « fair value » et les normes IFRS, qui ensuite s’imposent à la planète entière si les régulateurs européens n’y prennent pas garde. De même, une donnée ESG est un objet culturel qui embarque une idéologie. Je prends l’exemple d’un indicateur : « qualité du dialogue social ». Dans telle agence française, il est défini comme le budget temps alloué aux représentants du personnel. Dans ce cas, les entreprises françaises sont remarquablement placées parce que nous avons en France, un dialogue social très formel. Dans telle agence américaine, il est défini comme la réponse du dirigeant de l’entreprise à une question posée par les enquêtes internationales « le point de vue des représentants du personnel a-t-il modifié les décisions de l’entreprise dans les 12 derniers mois ? ». Dans ce cas, au contraire, les entreprises françaises sont très mal placées (pour la même raison : les droits formels ne sont pas des droits réels).

Pour apprécier une même réalité, par exemple l’empreinte de l’entreprise sur le réchauffement climatique, vous pouvez lui demander le pourcentage des énergies non carbonées dans sa consommation d’électricité : les entreprises françaises feront un excellent score, grâce (ou à cause) du poids du nucléaire dans notre pays, héritage du gaullisme industriel. Ou vous pouvez suivre la proportion d’énergies renouvelables dans sa consommation d’électricité : au contraire, les entreprises françaises feront un score médiocre du fait de notre retard de développement du solaire et de l’éolien — là aussi grâce ou à cause du nucléaire.

Pour avoir eu l’occasion de travailler avec plusieurs entreprises se débattant avec les questionnaires envoyés par les agences de notation et leurs grilles d’analyse, j’ai pu constater que les agences américaines sont plus sensibles à la question des discriminations (y compris LGBT, oui, oui…), de la corruption, du dialogue avec les « communities », alors que les agences européennes — ou ce qu’il en reste — mettent davantage l’accent sur les questions sociales. Y voir une opposition entre un modèle communautariste et un modèle plus bismarckien ou républicain ne serait pas totalement fortuit…

Comme le disait Olivia Grégoire, secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale, solidaire et responsable, dans une interview à la Tribune en avril 2020, « dans le cadre du pacte vert présenté par la Commission européenne avant la crise du Covid-19, l’Europe présentera une révision de la directive sur la notation de la performance extra financière. La crise sanitaire nous montre qu’il y a urgence à accélérer sur ce sujet, car nous avons affaire à une compétition internationale sur l’indicateur de la performance extra-financière. Ce n’est pas un sujet technique, mais bien de souveraineté européenne sur le plan économique. Nous avons déjà délégué les normes comptables IFRS aux Américains. Si nous ne définissons pas nos propres critères, les États-Unis pourraient être en mesure de nous imposer les leurs ».

Voilà qui est rassurant : l’exigence de souveraineté est déjà présente à Bercy. Il ne reste plus qu’à la faire passer des boîtes de petits pois au système métrique des entreprises.

Quelle réplique ?

Les velléités de création d’une agence de notation européenne, idée pourtant portée par la Commission après la crise financière de 2008, puis plus récemment par l’Allemagne, n’ont malheureusement pas abouti. La Commission européenne souhaite favoriser la création d’un « normalisateur européen du reporting extra-financier », qui aura la charge d’édicter les règles encadrant le contenu du reporting et qui pourra s’inspirer des initiatives internationales existantes. Il faut s’appuyer sur cette volonté en l’élargissant dans deux directions :

  1. D’ici quelques années, la valeur ajoutée ne sera plus dans les données, mais dans leur traitement. Ce que les entreprises sont prêtes à payer, c’est moins les données que l’intelligence des données, c’est-à-dire la façon dont les indicateurs interagissent pour expliquer comment la valeur se crée. La question n’est donc plus la normalisation des données, mais leur traitement. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas d’une agence de normalisation, mais bien d’une agence d’évaluation (plutôt que de notation).
  2. Il y a une opportunité évidente à offrir une approche « FESG » (Financière, Environnementale, Sociale et de Gouvernance), c’est-à-dire une approche véritablement holistique, centrée sur le concept de performance globale, qui permettrait de mieux comprendre comment les indicateurs financiers et ESG s’articulent et les liens de causalité qui favorisent la création de valeur.

Il faut saisir l’opportunité de la révision de la directive européenne, qui va amplifier la disponibilité des données. En fonction des critères de taille proposés par la directive, j’estime le nombre d’entreprises de l’UE soumises à l’obligation de reporting à 11 700 (grandes entreprises et sociétés financières) aujourd’hui pour la directive NFRD et à 49 000 (entreprises de plus de 250 salariés, cotées et non cotées) pour la future CSRD, soit un quadruplement.

Les entreprises doivent se préparer à l’entrée en application prochaine de la CSRD. Sa transposition en droit français pourrait intervenir d’ici à fin 2022 ou début 2023. Autrement dit, la plupart des entreprises de plus de 250 salariés seront très prochainement soumises à des obligations beaucoup plus importantes en matière de publication de données ESG, sans doute à partir des exercices ouverts au 1er janvier 2023. Sur la base de la proposition de la Commission publiée le 21 avril pour la directive CSRD, le Parlement européen et le Conseil vont maintenant s’atteler à négocier un texte législatif final.

Les données vont donc devenir beaucoup plus abondantes (davantage d’entreprises déclarant davantage d’indicateurs), plus normalisées (travaux en cours de l’EFRAG), mais aussi plus facilement manipulables (au sens physique des traitements informatiques). Comme le remarque le rapport de l’IFA cité plus haut, « l’accès à la donnée extra-financière pourrait être facilité par l’ambition de l’Europe de se doter d’une base de données ESG européenne en accès libre selon le modèle du Single Access Point (ESEF) ». L’IFA rappelle d’ailleurs que les sociétés dont les titres financiers sont négociés sur un marché réglementé au sein de l’Union européenne doivent publier, à compter de 2021, leur rapport financier annuel sous un format électronique unique européen.

Ces trois caractéristiques, abondance, normalisation et accessibilité, vont disrupter le secteur des agences ESG, car elles se traduiront par une chute des barrières à l’entrée. C’est le moment pour un acteur européen de se positionner.

Et justement, les entreprises européennes ont montré récemment qu’elles ne sont pas dénuées de capacités de riposte, face à l’offensive américaine :

  • En 2019, la Bourse de Londres a acquis Refinitiv (anciennement Thomson Reuters), un fournisseur de données et d’analyses financières, pour 23 milliards d’euros. Le fait que la Grande-Bretagne soit sortie de l’UE n’exclut pas une alliance sur le vieux continent.
  • Fin 2020, Deutsche Börse, la Bourse allemande, a acheté ISS.
  • Les autres acteurs européens sont tous à la recherche d’alliances et de taille critique.

Ce qui manque c’est l’acteur qui pourrait fédérer et agglomérer ces initiatives ; un équivalent de la Caisse des Dépôts française au niveau européen, avec la banque publique d’investissement qui lui est adossée. La BCE pourrait-elle jouer ce rôle ? Ou pourrait-elle participer à une initiative rassemblant les agences, les grands investisseurs européens et un acteur technologique de type Atos, Capgemini ou Siemens ? Une fois encore, il faudra que l’Europe trouve les ressorts pour nous surprendre (voir dans Management et RSE : « L’enlèvement d’Europe »).

Conclusion

En mai 2021, Olivia Grégoire a annoncé la plateforme « Impact : savoir faire et faire savoir ». Cette plateforme permet aux entreprises de publier leurs données de performance ESG et de mesurer leur impact environnemental et social. Les citoyens pourront ainsi mesurer la réalité des engagements des entreprises en matière d’économie durable. « Nos concitoyens orientent leurs choix en faveur des entreprises dans lesquelles ils souhaitent acheter, travailler ou investir. Et pour faire un choix éclairé, ils ont besoin d’informations sur vos actions sociales et en faveur de l’environnement. Cette plateforme vous permet d’affirmer vos pratiques en la matière ». Cette base de données ESG peut aussi aider les entreprises qui ne se contentent pas de proclamer leur Raison d’être — ainsi que les encourage la loi PACTE — mais se dotent d’un tableau de bord opérationnel pour suivre la réalisation de cette raison d’être. La France, qui présidera le Conseil de l’UE à partir de janvier 2022, peut peser sur le débat, comme elle l’a fait précédemment avec un autre type de données, les données personnelles, une volonté dont est issu le RGPD.

L’Europe doit se doter des instruments de mesure qui lui permettront de réguler l’économie sociale de marché qu’elle entend construire, en contrepoint du capitalisme actionnarial anglo-saxon et du capitalisme d’État chinois. L’Europe sans son système métrique n’est qu’un concept.

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.