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« Le temps des cathédrales surplombe et déjoue le temps des hommes, » écrivait Marc Lambron. Quelques mois après l’incendie parisien d’une cathédrale, quelque chose a changé : c’est désormais le temps d’un virus – sa vitesse de propagation, ses mutations malignes, ses variants insondables – qui dicte le comportement des hommes.

Le temps de la course : virus vs vaccination

Au début, nous pensions que l’Homme avait gagné la course : alors qu’il a fallu 9 ans pour développer un vaccin contre la rougeole et 20 ans contre la polio, c’est en novembre 2020 que le premier vaccin contre le coronavirus a été annoncé, à peine un an après le début supposé de l’épidémie. Et puis les petits hommes ont repris le dessus. À quoi tient le rendez-vous manqué de la France avec le vaccin ? Les lecteurs de Metis savent que le travail, la connaissance intime du travail, a joué un rôle important. Pour gagner du temps, Sanofi a acheté un réactif auprès d’un centre de recherche plutôt que de le développer lui-même, mais il n’a pas bien évalué la quantité d’antigènes présente dans les injections, si bien qu’il n’a découvert qu’à la fin de l’essai de phase 2 que son vaccin était sous-dosé et ne déclenchait pas une réponse immunitaire suffisante chez les personnes âgées. Il lui a donc fallu tout reprendre à zéro. « C’est un loupé monstrueux », tacle un ancien cadre de la maison qui suit de près le dossier (L’Express, 4/02/21). La raison profonde, « c’est la perte de compétences et d’intelligence collective dans l’entreprise. Les protocoles ont pris le pas sur tout, sans que personne ne se demande s’il n’aurait pas fallu vérifier que le réactif correspondait bien au cahier des charges ».

Pendant ce temps, Philippe Martin, président du CAE, a chiffré dans Les Echos l’impact d’une semaine de retard de vaccination, à 2 milliards d’euros de PIB. Et combien de contaminations, de « pertes de chances », selon l’expression désormais consacrée ? Pourtant, la vaccination à la française, c’est « chaque dose en son temps ». Et pendant ce temps-là, l’Europe avance… à l’européenne avec des cahots et du chaos : plutôt que de hurler avec ceux qui lui reprochent tout (se mêler de politiques de santé…) et son contraire (n’avoir pas assez bien négocié avec les labos…) attendons pour lui rendre justice. S’il y a une lumière vacillante au bout du tunnel pandémique, c’est peut-être celle de l’Europe.

Le temps du climat : CCC vs Gouvernement

« Pour le climat il n’y a pas de vaccin, mais un antidote, l’application intégrale des accords de Paris », martelait Laurent Fabius en décembre 2020. La Convention Citoyenne pour le Climat (CCC), qui était justement mandatée pour rendre des préconisations permettant à la France de respecter sa signature des accords de Paris, a reçu un accueil glacial de son commanditaire. Il a conservé ses jokers, mais oublié son « sans filtre ». Transcrit dans la loi climat et dans d’autres textes, le résultat est en demi-teinte, mais clairement en deçà des attentes et des enjeux. Ce numéro de Metis vous propose une analyse des principes de fonctionnement et des attributions de la Convention, qui soulèvent les objections d’André Gauron. Metis a également retranscrit les débats de la Convention, sur l’une des propositions les plus « disruptives », la diminution du temps de travail à 28 heures hebdomadaires, sans baisse de salaire. Alors que le mot « décroissance » n’est jamais prononcé dans ce débat, il est intéressant de constater à quel point les conventionnels apparaissent responsables et soucieux de l’acceptabilité de leurs propositions — celle-ci sera d’ailleurs rejetée par un vote sans appel de la CCC.

Pendant ce temps-là, l’Europe… Je n’ose pas vous reparler du « Green Deal » présenté par Ursula von der Leyen, dont l’objectif officiel et prométhéen est de faire de l’Europe le premier continent neutre en carbone d’ici 2050, avec ses 100 milliards d’euros de budget « pour une transition juste qui embarque tous les citoyens ». Des ambitions considérables et des lenteurs d’exécution qui ne le sont pas moins…

Le temps du télétravail : contaminations vs entreprises

La crise sanitaire a fortement transformé le travail, notamment par la structuration des actifs en quatre lignes distinctes, qui semble survivre aux premiers confinements (voir : « Le travail à l’épreuve du coronavirus : 4 lignes de front »). Bien sûr, le rituel covidien du télétravail finit par araser les meilleures volontés. Mais nous sommes en pandémie et on n’a rien trouvé de plus efficace pour limiter les contaminations tout en préservant l’activité économique. Le télétravail permet de diminuer d’un quart les cas sévères de Covid-19 d’après une étude de l’Institut Pasteur et de l’Assurance Maladie. Il faut donc multiplier les initiatives pour remettre de la sociabilité dans le distanciel, pour ne pas perdre le lien social, malgré ce qui fait « écran ». Voir Danielle Kaisergruber, qui relate la démarche de Res publica, permettant à ses salariés de travailler « anytime and anywhere, mais dans la confiance et la transparence ».

J’entends déjà les grincheux : « facile, dans une petite entreprise »… Citons alors La Mutuelle Générale (1 600 collaborateurs), qui innove également avec ce que son directeur général, Christophe Harrigan, a appelé l’« open-travail ». Celui-ci effectue un véritable renversement des priorités en termes d’organisation du travail. « L’open-travail, c’est le salarié qui choisit son lieu de vie personnel et l’entreprise qui s’adapte à ce choix. C’est un travail qui s’exerce de n’importe où et ce qui doit primer, c’est que chaque salarié dispose d’un lieu de vie agréable et d’un temps de transport négligeable. C’est la qualité de vie personnelle qui doit prévaloir, et qui conditionne l’efficacité et la performance professionnelles, et non l’inverse » (« Après le télétravail, passons à l’open travail ! », Tribune, Le Figaro, 15 juin 2020).

Les avancées opérées par Res publica ou la Mutuelle Générale rappellent le « flexiwork » finlandais. En Finlande, un grand accord de « travail flexible » a été conclu dès 2011, portant sur les horaires, puis en 2019 (donc avant la crise sanitaire), un autre accord sur le « flexwork anytime, anywhere ». Il y est question de travailler régulièrement en dehors de l’entreprise et la durée de travail est fixée à 40 heures avec la mise en place d’une banque du temps pour ceux qui voudraient travailler plus, en particulier les jeunes.

Comment ne pas y voir un lien de cause à effet : la Finlande est l’un des pays qui résiste le mieux au virus. Il y a certainement aussi des causes géographiques et sociologiques, mais au printemps 2020 près de 70 % de la population finlandaise était en télétravail. Là encore, l’Europe est aussi une source d’inspiration, avec sa banque du temps finlandaise, pour nous inciter à un rapport moins frénétique au temps.

Le temps de la création de valeur : société à mission vs pognon

L’actualité a braqué ses projecteurs sur Danone. En assemblée générale, ses actionnaires avaient voté à 99,4 % pour la transformation de leur groupe en « société à mission » en juin dernier, en faisant la première entreprise du CAC 40 à se réclamer de cette qualité, permise par la loi PACTE. À peine 9 mois plus tard, le Conseil d’administration débarque le dirigeant, Emmanuel Faber, qui portait cette mission avec une belle énergie, pour revenir à la bonne vieille dictature du court terme et à la focalisation exclusive sur les résultats financiers et le parcours boursier. Depuis le « double projet » élaboré par Antoine Riboud au début des années 1970, selon lequel performance économique et progrès social vont de pair, Danone semblait pourtant « taillée » pour incarner la société à mission.

La destitution d’Emmanuel Faber sonne-t-elle le glas de la société à mission ? Elle refroidit les enthousiasmes. Pour accompagner bon nombre d’entreprises sur leur transformation en société à mission, je peux en témoigner. Mais il est beaucoup trop tôt pour juger. Les trois fonds d’investissement qui ont obtenu cette destitution ont critiqué la faiblesse des marges, mais n’ont pas mis en cause la pérennité du projet de Danone. Les profondes dissensions au sein du Conseil et les multiples reproches adressés à son dirigeant, management solitaire par exemple, ont joué un rôle. Enfin le silence du Comité de mission de Danone, présidé par Pascal Lamy, pose question puisque la principale attribution de cette instance, elle aussi créée par la loi PACTE, est de veiller à la bonne exécution de la mission que s’est donnée l’entreprise. Bref, c’est sans doute à la prochaine AG des actionnaires, le 29 avril, que le voile sera levé. Les actionnaires ne cessent de parler de responsabilité. On verra s’ils savent la prendre.

Le capitalisme patient n’a pas encore gagné sur l’absolutisme actionnarial du court terme. Mais pendant ce temps-là, ici aussi, l’Europe avance. Dans l’indifférence générale, elle a franchi un pas décisif vers un capitalisme responsable. En décembre 2020, les députés du Parlement européen ont adopté (par 347 voix contre 307) un rapport sur la gouvernance durable des entreprises. Élaboré par un député français, le centriste Pascal Durand (« Rapport sur la gouvernance d’entreprise durable »), il envoie un signal clair aux entreprises : ces dernières doivent se préoccuper davantage de la planète, des êtres humains et des enjeux du long terme.

Cette résolution « invite la Commission à présenter une proposition législative visant à garantir que les obligations des dirigeants ne peuvent être interprétées, à tort, comme équivalant à la maximisation à court terme de la valeur actionnariale, mais qu’elles incluent au contraire l’intérêt à long terme de l’entreprise et de la société dans son ensemble… » (article 19). Comme l’écrit Armand Hatchuel, elle « marque un tournant dans la conception de l’entreprise de l’Union et présente, vu de France, des arguments et des propositions audacieuses qui rejoignent le rapport Notat-Senard (mars 2018) et la loi PACTE (mai 2019) ».

Le texte, favorable à une réforme en profondeur du capitalisme, servira de base à deux nouvelles réglementations en 2021. D’abord, la directive sur la gouvernance durable des entreprises, portée par le Commissaire en charge de la justice, Didier Reynders. Ensuite, une révision de la directive sur la publication des données non financières, promue par la commissaire Mairead McGuinness en charge des services financiers. Pour préparer la future directive sur la gouvernance durable des entreprises, la Commission a versé aux débats un rapport préparatoire, rédigé à sa demande par E&Y, qui à l’étonnement général et à la colère des plus conservateurs, est une véritable déconstruction de la gouvernance telle qu’elle se pratique en Europe (voir : « Study on directors’ duties and sustainable corporate governance », EY report, July 2020).

Pour la lutte contre le virus, pour la résolution de la crise climatique, pour un modèle européen et durable de gouvernance des entreprises, nous n’avons plus le temps d’attendre, de rester englués dans l’utopie. Albert Camus nous a prévenus : « Ce sont les rêveurs qui changent le monde, les autres n’en ont pas le temps ».

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.