Le livre de Pierre Rosanvallon Le Bon gouvernement poursuit l’enquête sur la vraie vie des démocraties, celle qui apparaît lorsqu’on ne les réduit pas à l’élection à intervalle régulier de ceux qui vont légiférer et gouverner. Mettant de côté les corps intermédiaires, l’invisibilité des vies ordinaires ou les idées d’égalité et de singularité, il s’interroge cette fois sur le pouvoir exécutif et plus précisément sur ce qui fonde le sentiment de nombre de nos concitoyens d’être « mal gouverné ».
Pouvoir législatif et pouvoir exécutif
Aux diagnostics de démocraties fragilisées par une crise de la représentation et par l’impossibilité de trouver le bon équilibre entre les pouvoirs législatif et exécutif, Pierre Rosanvallon ajoute celui d’une rupture de la relation entre gouvernés et gouvernants, alors même que l’essentiel des pouvoirs est partout entre les mains des exécutifs.
Les révolutionnaires de 1789 concevaient le pouvoir exécutif comme une simple fonction réduite à « la moindre quantité possible ». Au pouvoir royal et au bon vouloir du prince, ils opposent la « souveraineté de la loi ». Au Siècle des Lumières, celle-ci ne se borne pas à édicter des règles ou des procédures. Elle exprime la vérité de la société et institue un ordre politique juste, efficace et stable, « un ordre sans visage, qui se veut universel et éternel ».
En France l’épisode révolutionnaire et le règne de la loi impersonnelle s’achèvent brutalement. Napoléon incarne le retour du politique comme devant être « une volonté directement active ». « On était fatigué des assemblées », dira-t-il pour se justifier. Ses aventures militaires désastreuses et sa défaite en font ensuite un repoussoir absolu.
Mais il n’y a pas retour à l’identique. Le législateur a cette fois un visage, celui du peuple vivant que les élus sont censés représenter. Les régimes parlementaires qui suivent ne prétendent plus être une étape dans « la marche rationnelle, nécessaire de l’Esprit universel » (Hegel). Ils sont moins le règne de la Raison que celui des notables, des arrangements et de l’instabilité gouvernementale. Gambetta recommande d’écarter du pouvoir « les personnalités excessives ».
La présidentialisation
Les choses ont bien changé. Le pouvoir exécutif concentre désormais l’essentiel des pouvoirs, pas seulement lorsque l’état d’urgence est décrété. Dans les régimes réputés les plus démocratiques la loi est devenue une production de l’exécutif et de la technocratie à son service. La personnalisation du pouvoir gouvernemental et/ou présidentiel est visible sur tous les continents. Dans beaucoup de pays, la désignation au suffrage universel d’un Chef de l’Etat, vaut brevet de démocratie. Dans ceux qui, en raison de l’histoire ou du maintien constitutionnel d’une monarchie, s’en tiennent à l’élection des Assemblées, le chef du gouvernement a un statut comparable. Ni l’Allemagne, ni le Royaume Uni ne connaissent d’instabilité gouvernementale et des personnalités politiques fortes s’y imposent.
En France, la prééminence de l’exécutif est au fondement de la Constitution de la Ve République. Le Général de Gaulle pensait que cela devait être une règle indépendamment des évènements dramatiques et extraordinaires qu’il devait affronter. Hostile aux partis politiques, il voit dans le Parlement « la délégation des intérêts particuliers ». Au contraire l’exécutif, de par sa structure unifiée, a pour fonction naturelle de représenter la volonté générale et l’unité du pays. L’élection d’un président au suffrage universel direct instaure le gouvernement de ceux qui « se mettent au service de tous », indépendamment des majorités parlementaires.
Là où d’autres dénoncent une régression contraire aux principes démocratiques et proposent soit une Constitution plus favorable au pouvoir législatif, soit des dispositifs participatifs concurrents des institutions représentatives, soit une cure d’amaigrissement de tout dispositif gouvernemental, Pierre Rosanvallon choisit de prendre acte de cette évolution. La question dès lors n’est plus celle des relations entre le gouvernement et les assemblées, ni celle des relations entre représentants et représentés, mais celle des relations entre gouvernants et gouvernés.
Une démocratie d’exercice
L’élection des gouvernants par les gouvernés définit une « démocratie d’autorisation ». Pendant la durée de leur mandat les gouvernants sont autorisés à gouverner et censés le faire au nom de l’intérêt général. Mais cette relation « intermittente », concentrée sur la désignation du chef de l’exécutif au terme d’une compétition électorale caractérisée par l’inflation des promesses intenables produit plus de désenchantement et de colère que de confiance. Comme pour conjurer le risque toujours réel d’une confiscation du pouvoir par un petit groupe dirigeant, c’est même souvent avec une forme de mépris affiché que les gouvernés considèrent ceux qu’ils ont pourtant élus.
Seule une « démocratie d’exercice » à inventer permettrait à la fois de définir les conditions « d’une non-domination des gouvernés par les gouvernants tout en reconnaissant le fait de la nécessaire asymétrie de leur lien » et d’instaurer les « institutions invisibles » que sont la confiance, l’autorité et la légitimité, sans lesquelles il n’est simplement pas possible de gouverner.
Les citoyens doivent pouvoir pénétrer « les boîtes noires de l’action publique ». Cette exigence est plus ambitieuse que celle de la transparence ou de l’information. Il ne suffit pas de rendre visibles les actions des gouvernants. Elles doivent être lisibles. « Le droit de savoir n’a de sens qu’adossé à une possibilité de comprendre, la lisibilité devant aussi être synonyme d’intelligibilité ». Il importe pour cela que se « construisent des foyers d’intelligence citoyenne » où s’organise une large participation au « corps politique », loin des éléments de langage et des engouements de l’opinion.
Lisibilité et parler vrai
Sur cette base, la responsabilité politique peut être refondée. La responsabilité collective des gouvernements devant le parlement est une chose. La responsabilité individuelle qui conduit à la démission les ministres mis en cause existe également. D’autres mécanismes sont indispensables, qui permettent non seulement à rendre des comptes en permanence devant les citoyens-électeurs mais également de lier les décisions des gouvernants au « travail collectif de la société sur elle-même ».
A l’antienne d’une « société irréformable », Pierre Rosanvallon oppose l’idée d’une volonté réflexive, celle qui « considère les conflits, les inégalités, les discordes, les préjugés qui traversent la société pour les mettre à nu, les rendre visibles par tous et en faire l’objet du débat public » et qui est seule capable « d’instituer une société plus juste, plus libre et davantage pacifiée ». Cette démarche est à l’opposé du volontarisme viril à l’honneur chez certains responsables politiques. En considérant « la société comme un individu en grand, unifiée et homogène, susceptible d’être mobilisée comme une armée », ce volontarisme débouche alternativement sur des simulacres de maîtrise et sur des aveux d’impuissance.
Il définit ensuite ce qu’il appelle la réactivité. Il ne s’agit pas de celle qui alimente en continu le jeu politicien et produit des lois de circonstances. Il s’agit de « redonner du pouvoir aux citoyens en obligeant les gouvernements à mieux réagir à leurs attentes », ce qui n’est pas possible tant que les modes d’expression de cette société sont « atrophiés, rétrécis aux manifestations d’une démocratie négative ou à la réduction sondagière comme à l’atomisation des réseaux sociaux ».
La prééminence des exécutifs conduit enfin à accorder une attention particulière aux personnes qui gouvernent. L’intégrité et le parler vrai sont requis. L’exigence de transparence est pour les citoyens un moyen de rééquilibrer l’asymétrie de leur relation aux gouvernants. Lorsque ceux-ci parlent faux ou creux, ils rompent la confiance. Dans un régime démocratique, la parole publique ne se borne pas à créer des liens, elle donne un cap, un horizon, elle rend compte, elle explique. Elle rend lisible l’action publique et met des mots exprimant le sens des évènements. Parler vrai, c’est plus qu’être sincère, c’est « réduire l’inintelligible ».
Prendre au sérieux la démocratie comme mode de vie
Le livre se termine sur la promesse de chantiers à venir. Penser la démocratie « à partir des problèmes de sa mise en œuvre et des risques permanents de la voir se dégrader en gouvernement oligarchique » conduit à s’interroger sur les institutions « gardiennes d’un fonctionnement démocratique des organes gouvernants ». Tout en refusant de s’engager dans ce qu’il appelle « l’ingénierie politique », Pierre Rosanvallon propose la création d’un Conseil du fonctionnement démocratique, élargissant et renforçant les attributions de l’actuelle Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, pendant que des Commissions publiques et des Organisations de vigilance citoyenne agiraient grâce à l’implication des citoyens, la référence étant cette fois plutôt Transparency International.
La tâche est immense et on s’en voudrait de multiplier les chantiers. Deux domaines où s’exerce dès maintenant la démocratie ne doivent pourtant pas être oubliés. Le premier est celui des multiples initiatives locales qui marient économie, convivialité et écologie, loin du regard des gouvernants (articles Metis : Quand les hackers réinventent le travail, mars 2015. Des territoires Zero Chômeurs + Coopératives d’activité et d’emploi decembre 2015). Une décentralisation décomplexée et un plus grand usage des dispositifs d’expérimentation doivent leur donner la place qu’elles méritent dans la « nouvelle révolution démocratique » que Pierre Rosanvallon appelle de ses vœux. La « société des égaux » s’y préfigure et s’y réalise quelquefois. Le deuxième domaine à explorer est celui des Quatrième et Cinquième pouvoirs, ceux de la Presse et maintenant des réseaux sociaux, d’internet, des lanceurs d’alerte (article Metis « Occupation des places : une démocratie de plein air. Juin 2015).
Le défi pour les gouvernants est immense. Il leur faut apprendre les limites du gouvernement par le haut lorsque les citoyens sont à la fois partenaires et adversaires de la montée en puissance du pouvoir exécutif. Il leur faut apprendre l’art de gouverner lorsque les citoyens sont libres et qu’ils ont une réticence essentielle à l’idée, non pas d’être gouvernés, mais d’être gouvernés « comme ça et à ce prix ».
– Cet article a initialement été publié le 2 janvier 2016 –
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