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Un pas vers la libération des embarras quotidiens du travail ? Un nouveau droit de tirage ou le chemin le plus court vers l’ubérisation du travail ? Quels nouveaux équilibres ? Quel management ? Voici un compte-rendu du séminaire co-organisé par l’Observatoire des Cadres et Metis, le 7 octobre 2021 (une centaine de personnes sur place et 77 en visio), animé par Jean-Marie Bergère.

Pour commencer

Laurent Mahieu, secrétaire général CFDT Cadres, ouvre le séminaire en rappelant que le dialogue social a été présent sur tous les enjeux mis en lumière par la crise, depuis l’ANI encadrement signé fin février 2017 jusqu’à celui de septembre 2020 sur le télétravail. Le renouveau des pratiques managériales, l’articulation entre collectif et individuel, entre performance et risques du télétravail, l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, sont autant de questions sur lesquelles sont attendus les partenaires sociaux en complète phase avec les aspirations des cadres à un changement d’organisation et de management (voir Etude APEC 2020).

Pour Danielle Kaisergruber, rédactrice en chef de Metis Europe, cette crise a ouvert la boîte de Pandore du travail qui n’est pas près de se refermer. L’ensemble des changements survenus, tels que l’ont montré les travaux de Metis et de l’OdC, ont transformé le travail et les exigences de tous, y compris de ceux qui n’ont pas télétravaillé.

Et maintenant ? Nous sommes au milieu du gué, dans un chantier, en témoigne la clause de revoyure parfois très proche de tous les accords télétravail signés dans les entreprises.

La crise a révélé des demandes de changement : plus d’autonomie dans l’organisation du travail (c’est assez satisfaisant de ne pas avoir son chef sur le dos tout le temps !) ; plus de liberté dans les emplois du temps et de soulagement de ne pas avoir de trajet à faire pour se rendre au boulot.

La crise a fait se poser la question du travail. S’organiser pour travailler à distance oblige à s’interroger sur ce qu’est travailler — bien au-delà d’une liste de tâches, télétravaillables ou non, c’est une série quotidienne et permanente d’interactions avec les autres, prévues ou non :

  • Qu’est-ce qu’un collectif ? Il s’est souvent réduit à l’équipe proche au sein de laquelle les liens étaient forts.
  • Que se passe-t-il pour ceux qui ne télétravaillent pas ? Faut-il leur donner une prime, faire en sorte qu’ils passent plus de temps chez eux (voir les dispositions du groupe InVivo) ?
  • Quelles sont les conséquences du télétravail au-delà de l’entreprise, en termes d’immobilier, transport, territoire, modes de vie, etc.

« Le travail à distance est basé sur la confiance, le droit du travail sur la défiance, va-t-on parvenir à sortir du milieu du gué pour réussir cette transformation du travail ? »

Comment travailler, éloignés et ensemble ? Est-on plus productif quand on télétravaille, plus ou moins créatif ?

Les tables rondes préparées et animées par Jean-Marie Bergère ont permis des présentations de travaux récents et l’expression de points de vue très différents et complémentaires.

Selon Marie-Laure Cahier, co-auteure de Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ? (Paris, Presses des Mines, 2021), les études concernant l’impact du télétravail sur la productivité sont très contradictoires. Plusieurs facteurs entrent en jeu.

  • L’allongement du temps de travail, mais n’est-ce pas du surtravail qui s’est produit lors de la mise en route, avec les enchaînements de visioconférences ou encore le fait de devoir faire l’école à la maison ?
  • La qualité et les conditions du travail, elles sont liées à de multiples facteurs (matériel, maîtrise du poste, compétences numériques, etc.).
  • La fréquence optimum du télétravail (il existerait une zone idéale ni à 100 % en télétravail, ni à 100 % sur site et qui dépend des activités voir les travaux de l’OCDE (1))

« Probablement, peut-on parler d’une hausse de productivité, mais elle n’est en rien automatique, des questions restent en suspens. »

Quels sont les effets en termes de santé ou qualité de vie au travail de l’allongement (même autorégulé) du temps de travail avec des horaires atypiques ?

Peut-on continuer à être aussi créatifs si on reste éloignés les uns des autres ? Cette raison est très souvent évoquée par les entreprises pour faire revenir les salariés sur site, or les chercheurs se contredisent sur ce sujet (2). Plutôt que le lieu où les gens travaillent ne faudrait-il pas s’arrêter sur les process mis en place pour organiser le travail ?

La question de la diversité des profils est elle aussi source de débats. Certes, une étude récente de Microsoft a montré que les liens faibles entre personnes qui n’avaient pas l’habitude de travailler ensemble n’ont pas résisté au premier confinement (3), mais une autre étude montre que l’innovation est le motif de retour sur site cité en dernier.

« Il est peut-être plus compliqué d’innover à distance, cela n’empêche pas d’essayer de le faire. »

Anca Boboc, sociologue du travail, chercheuse à Orange Lab, membre du conseil scientifique de l’Anact, co auteure avec Marie Benedetto-Meyer de Sociologie du travail numérique, (Albin Michel, 2021), précise que la question n’est pas de savoir si les outils numériques servent la coopération et les échanges ou bien s’ils isolent. Le numérique en soi n’a pas d’effet, c’est ce que nous en faisons qui a un effet. Il est question de degrés d’appropriation différents, de logiques différentes (de la centralisation à la liberté en passant par la coopération), de la transformation des espaces-temps qui vient percuter la construction sociale des savoirs.

« Nous sommes en train de construire d’autres routines. Tout va dépendre de l’efficacité de ce que nous arriverons à faire. »

Va-t-on trouver un bon équilibrage entre présence et distance ? La présence permet les échanges non prévus, laisse la place au corps, crée l’envie de faire et de travailler ensemble. La présence laisse la place aux échanges informels (pas besoin d’une 2e visio pour débriefer la première !) Mais la distance est elle aussi importante, elle apporte un temps de latence dans nos échanges qui permet de nous décentrer, de revoir nos positions, représentations, schémas d’action.

Quel sens, collectivement, veut-on donner aux outils numériques ? Il est important de se mettre d’accord sur des règles collectives pour, dans un contexte donné, pouvoir faire collectif avec ce que cela suppose d’entraide, de discussion et de régulation managériale.

Jean-François Poupard, directeur des relations sociales du Groupe de mutuelles VYV, revient sur la préoccupation d’éviter que se crée une fracture entre ceux qui télétravaillent (15 000 sur les 45 000 salariés du Groupe) et ceux qui ne télétravaillent pas.

Le Groupe avait expérimenté le travail à distance avant la crise pour les fonctions support de 70 sites en France, et la question des outils et des process était déjà posée. La crise a généré une demande accrue de télétravail, avec l’extension du champ des métiers où cela est possible, accompagnée d’une demande de mobilité géographique.

« Autre impact de la crise, la fonction RH a été replacée au centre du village. »

Notre enjeu aujourd’hui est de faire évoluer le management afin qu’il tire les enseignements de ce qui s’est joué en termes de confiance et d’autonomie. Les managers de proximité ont un rôle crucial à jouer. Leur rôle va se complexifier. Certains répondent déjà à l’injonction d’autonomie des équipes, les autres, plus vieille école, devront y venir. Dans l’accord de télétravail du Groupe, aujourd’hui en renégociation, il est prévu d’accompagner les managers dans la durée pour réussir ce changement culturel. Les thèmes du collectif et les enjeux de l’évolution du travail font eux aussi partie intégrante de l’accord.

Témoignage d’un négociateur

Alors que 20 000 accords de télétravail ont été signés en France, Thierry Renaud, chargé de mission pour le syndicat national Livre et Edition de la CFDT, témoigne de son expérience de la négociation d’accords de télétravail dans sa branche.

Comme le travail, les négociations qui ont démarré en 2021 se font à distance. À part les commerciaux itinérants qui travaillent sans bureau et les correcteurs, payés à la tâche, le télétravail n’était pas répandu avant la crise, il s’agissait de ne pas casser la « chaîne du livre ». La situation évolue, la volonté est là de négocier des accords en réponse à l’intérêt des salariés et des entreprises : c’est une source d’attractivité et d’économie en termes de coûts immobiliers (même si, pour la CFDT, la question des locaux doit faire l’objet d’autres accords sur l’espace de travail.)

Le principe de l’indemnisation forfaitaire n’est pas partagé entre les organisations syndicales et les entreprises, à la différence de celui du nombre de jours à distance (entre 1 et 3 par semaine avec des dérogations complémentaires). Thierry Renaud regrette que le travail réel ne soit pas pris en compte dans les accords, de même que l’accompagnement des managers alors que selon les accords, le télétravail va s’organiser de façon plus ou moins souple au niveau des équipes et dans un rapport de force avec les managers pas forcément favorables aux salariés.

Quel bilan en tirer ? La question est de savoir comment on coopère à distance sachant que tout passe par le dialogue de tous entre tous. Les salariés se mettant à réfléchir sur leur travail et les conditions dans lesquelles se passe leur travail, peut-être allons-nous assister à une revitalisation des lois Auroux d’expression des salariés sur le travail, sachant que ces espaces n’existent pas aujourd’hui dans l’édition ?

Les lieux du travail : va-t-on continuer à aller au travail ? Pour quoi faire qu’on ne peut faire ailleurs ?

Carole Chapelle, secrétaire générale adjointe de la CFDT Fonctions publiques, négociatrice de l’Accord Travail à distance, répond à l’interpellation de Jean-Marie Bergère « La dématérialisation des services publics a été entamée il y a 20 ans sans qu’il ait été question de télétravail ! »

Les trois fonctions publiques comptent 5 millions d’agents, dont 1 million de contractuels et 4 millions de fonctionnaires. Depuis la loi de 2012 et le décret d’application de 2016, le télétravail existe sous forme d’arrangements, de gré à gré. Il concerne 4 % d’agents (ils seront 40 % en avril 2020.) Comment expliquer cette situation ? Un frein d’ordre culturel : la fonction publique rend un service au public (même s’il y a contradiction entre cette explication et la dématérialisation) ; un second frein d’ordre managérial, le travail se fait sous le contrôle de cadres, de responsables ; et un troisième frein, tout ceci était intégré par les agents eux-mêmes.

« Les agents ont pris cher pendant le confinement ! »

Plusieurs études de l’Anact ou de l’Ifop ont montré que, plus qu’ailleurs, ils ont été confrontés à des problèmes d’installation matérielle et d’accès aux applications, à des défaillances dans l’organisation du travail collectif (répartition de la charge, absence de communication, dislocation des liens) et à un risque d’isolement professionnel majeur. Placés entre le marteau et l’enclume, les cadres de proximité sont ceux qui ont le plus souffert.

À partir d’avril 2020, la CFDT a demandé d’ouvrir une négociation sur le sujet ; elle a été lancée en février 2021 et a abouti en juillet 2021 à un accord-cadre signé à l’unanimité par les 9 organisations syndicales et d’employeurs. Cet accord concerne les 3 fonctions publiques, il est entré en vigueur le 1er septembre et doit faire l’objet de négociations sur le terrain.

La question de l’organisation du travail dépassant celle du télétravail, l’accord en a tenu compte. Ainsi, il est prévu une formation et un accompagnement pour l’ensemble des agents contre les risques de dislocation du collectif ou de création de tension et d’inégalités entre ceux qui peuvent télétravailler et les autres. Pour une question d’équité entre agents, il est prévu que l’éligibilité au télétravail dépende des activités et non des métiers ou des postes. La charge de travail et le droit à la déconnexion sont aussi pris en compte. Toutes ces nouvelles modalités entraînent de nouvelles formes de management, donc un accompagnement des cadres.

Gilles-Laurent Rayssac, président de l’entreprise Res Publica, qui compte 22 salariés, 30 ans d’âge moyen, rompus depuis toujours au travail nomade, explique comment le télétravail s’est imposé très naturellement après les confinements. Le métier de Res Publica est l’organisation et l’accompagnement de toutes les formes de concertation publique et dialogue collaboratif.

Le management est ouvert, les investissements, les choix de mission, les recrutements font l’objet de discussion avec toute l’équipe (composée, outre les consultants, de 2 personnes sur les fonctions support et 2 développeurs qui gèrent notamment l’outil de dialogue en ligne Jenparle). La demande de télétravail est apparue dès 2018, cela convenait à une tradition d’absence de contrôle du temps de travail.

« Le télétravail est en open-bar depuis juin 2020 ».

Des réunions mixtes (avec des gens en présentiel ou distanciel) d’une demi-heure maximum se tiennent trois fois par semaine. Tout le monde se retrouve une fois par mois pour une journée en résidentiel avec des activités collectives. Cette organisation a démultiplié l’autonomie des salariés, la solidarité entre eux. À la demande des clients, les réunions de concertation se font à nouveau en présentiel ; les réunions techniques restent en distanciel.

Michael Pinault, secrétaire fédéral de la F3C CFDT, mandaté au comité régional d’Action Logement Occitanie, fait partie d’une commission visant à développer logement résilient et « corpoworking ». (corporate + coworking quand les entreprises elles-mêmes développent leurs propres espaces de co-working pour réduire les temps de trajet de leurs salariés)

M.Pinault présente le projet piloté depuis 2016 par Action Logement Occitanie créé dans le but de rapprocher le lieu de travail du lieu d’habitation. Cette action s’inscrit dans un contexte particulier marqué par les gilets jaunes et la pandémie, la crise de l’énergie et la prise en compte d’autres leviers écologiques (comme l’arrêt de la bétonisation des sols à Toulouse). Il s’agit d’imaginer des lieux dans la périphérie d’une grande métropole où l’on proposerait à des salariés d’aller y travailler 2 à 3 jours par semaine pour éviter les temps de trajet. Plusieurs dimensions entrent en jeu : social, économie, qualité de vie au travail, territoire, écologie. Auxquelles il convient d’ajouter le fait que le salarié n’a pas à porter la charge du télétravail dans son propre logement.

La réussite du projet, objet de dialogue social en soi, donnera du sens à ce que peut être une organisation paritaire. Il mobilise le travail de tous : la région, l’Ademe ; les cahiers des charges sont élaborés avec les entreprises engagées dans l’expérimentation et leurs salariés ; la gestion des données (circulation et mobilités) intéresse les collectivités, etc.

« La stratégie immobilière qui échappait au dialogue social va en faire partie grâce au télétravail. »

Deux entreprises ont accepté l’expérimentation : Milan, société d’édition, dont 80 % des salariés sont des femmes et Continental, dont 80 % de salariés sont des hommes. Plusieurs questions sont sur la table : la sécurité informatique, le maintien du corporate et la recréation d’un collectif. Outre l’espace propre à chacune, 30 % resteront ouverts à tous en coworking.

En conclusion

Pour Anne-Florence Quintin, secrétaire générale de l’ODC, avec l’envahissement du télétravail, le grand bouleversement a bien eu lieu et, avec lui, son lot de questions :

Comment négocier l’organisation du temps sachant qu’il revient à chacun à titre individuel de s’organiser contre le risque de surtravail ?

Comment les nouveaux modes de travail vont-ils intégrer la question de l’hétérogénéité et la diversité des situations ? Les innovations à venir vont dépendre non pas du lieu où s’exercera le travail, mais des process mis en place, adaptés à chaque situation.

Comment trouver l’équilibre entre les phases de recul et d’engagement pour bien faire son travail ? Comment éviter l’épuisement, savoir être à bonne distance, ni trop près ni trop loin ; pour les managers, comment compenser l’éloignement par des moments plus collaboratifs ?

À travers cette puissante demande de changement, comment se figure-t-on le collectif ? Y a-t-il un collectif au-delà des 10 personnes avec lesquelles se fait le travail au quotidien ? Comment part-on à la recherche du collègue perdu ?

Il est à espérer que ces questions feront l’objet d’un nouveau séminaire, offrant à nouveau le plaisir de se voir et de partager expériences vécues et travaux de la recherche.

Pour en savoir plus

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Fanny Barbier, éditrice associée au sein de la Smart Factory d’Entreprise&Personnel (réseau associatif qui mobilise, au service de ses adhérents, les expertises de consultants RH et la recherche en sciences humaines). Elle étudie en quoi les évolutions de la société ont un impact sur le travail et les organisations et propose des pistes pour la transformation heureuse de ces évolutions au sein des entreprises. Elle dirige le service de veille et recherches documentaires d’E&P. Elle a co-créé et animé des think tanks internes au sein d’E&P, BPI group et Garon Bonvalot et publié de nombreux ouvrages et articles sur le travail et le couple travail/société.