Le livre de Suzy Canivenc et Marie-Laure Cahier, Le Travail à distance dessine-t-il le futur du travail ? est l’un des plus complets qui soient. Issu d’un groupe de travail porté par la Chaire Futurs de l’Industrie et du travail (MinesParisTech), il a été conçu et écrit à partir de nombreuses auditions et d’une documentation française et internationale très large.
Question de définitions
Quelques préalables avant de commencer la lecture :
-Mieux vaut parler de « travail à distance » qui rend compte de la variété des situations de travail, plutôt que de télétravail qui est plus restrictif. C’est aussi l’expression que Metis, tout comme Terra Nova (La révolution du travail à distance, Martin Richer et Thierry Pech), a retenu.
-Le télétravail n’est pas un statut (je rajouterai volontiers que ce n’est pas davantage un droit), mais une modalité d’organisation du travail salarié.
-Les enjeux du travail à distance dépassent le cadre de l’entreprise, ce sont des enjeux de société qui touchent à l’urbanisme, à l’immobilier d’entreprise, à l’aménagement du territoire et aux modes de vie.
Les charmes ambigus du travail à distance
Alors que le télétravail se développait lentement, et presque péniblement tant étaient encore grandes les réticences des entreprises et des managers, la pandémie a brusquement tout bouleversé en 2020. 44 % des salariés alors en télétravail à la maison l’expérimentaient pour la première fois. Et pas la dernière. Les différentes enquêtes (le Baromètre Malakoff du Comptoir de la Nouvelle entreprise, MontravailàdistanceJ’enparle de Metis et ses partenaires, l’enquête Kantar de la CFDT…) montrent que la satisfaction des salariés reste élevée et que beaucoup souhaitent poursuivre sous la forme d’un « travail hybride » conjuguant travail à distance et travail sur site.
Mais au fil du temps, les points de vue ont varié : c’est ainsi qu’au printemps 2021, les dirigeants se montrent beaucoup plus en faveur du travail à distance que les managers et les responsables de PME. Ils y voient une source de flexibilité (à mon avis à vérifier ?), un motif d’attractivité, un moyen de faire baisser l’absentéisme et bien sûr une possibilité de réduire les coûts immobiliers.
Les salariés y trouvent une baisse des temps de transport (le travail à distance est ainsi nettement plus en faveur dans les grandes métropoles), une liberté de gestion des horaires et donc d’imbrication entre le travail et d’autres occupations et une plus grande autonomie dans l’organisation de son travail et la prise de décisions, du type « ne pas avoir les chefs sur le dos » en permanence.
Des conséquences à suivre
L’impact sur la vie et les résultats des entreprises est plus difficile à analyser et c’est le grand mérite de ce livre que de présenter de très nombreuses analyses dont certaines peu connues. Impact sur la productivité ? Ce serait plutôt positif : de nombreuses études internationales montrent un surtravail avant et pendant la crise. Qu’en sera-t-il après, s’il y a un « après » ? Mais ce constat semblerait invalidé en cas de « full remote » (Télétravail à 100 %).
Impact sur la créativité ? Les travaux (avant la pandémie) sur les dynamiques des pôles de compétitivité soulignent l’importance de la présence physique, des relations informelles, d’un partage des connaissances en continu : on y rajouterait volontiers l’émulation et le désir ! Plusieurs enquêtes ont montré une plus forte productivité, mais une moindre créativité. La réduction du travail à une série de taches identifiables (ne serait-ce que pour décider si elles sont « télétravaillables » ou pas) et la réduction de l’évaluation à des OKR (Objectives and Key Results) n’y sont peut-être pas pour rien ?
L’impact sur le « lien social », un bien précieux qui est à la fois celui des entreprises, celui des équipes de travail et celui des personnes ? Le tableau n’est pas clair pour l’heure. Et d’ailleurs qu’est-ce que la proximité à l’heure d’internet et des réseaux de tout type ? Y a-t-il une sociabilité en ligne ? Certains y croient et la vantent, mais il est alors curieux d’observer que ce sont les jeunes qui ont le plus de mal avec le travail à distance et se montrent les moins fans…
L’impact sur l’environnement ? Là encore le tableau n’est pas clair, les études de l’ADEME montrent l’importance des effets « rebond » (habiter loin voire très loin de son lieu de travail, retour à la voiture…)
Les espaces du travail à distance
Les périodes de mesures sanitaires ont conduit à favoriser le « travail à la maison » dont les avantages et inconvénients sont souvent décrits. Mais alors, pourquoi « revenir au bureau » ? Les entreprises comme les opérateurs immobiliers, parfois les architectes, s’ingénient en ce moment à inventer des espaces originaux propices aux échanges, à la convivialité, parfois aux loisirs. Ira-t-on au bureau pour profiter de la salle de gym ? Curieuse inversion !
Les auteures soulignent à quel point il serait important que l’on considère les questions « du travail » au sein des équipes avant de parler « espaces » de travail. C’est l’organisation du travail, des équipes, qui est au cœur de ce fameux « travail hybride ». Quant aux tiers-lieux, ils sont pour l’instant occupés majoritairement par des indépendants, des entrepreneurs de TPE, des startuppers… Mais il n’est pas exclu qu’ils prennent une nouvelle place dans une « nouvelle géographie du travail » (voir dossier Metis).
Les temps du travail à distance
Le travail à distance multiplie les « horaires a-typiques », voire « marginaux » et le livre montre bien comment se distingue deux profils différents de télétravailleurs : les séparateurs qui organisent leur travail « comme au bureau » avec des horaires précis et plutôt respectés, et les intégrateurs qui jouent avec le chevauchement des temps sociaux en intercalant dans les moments de travail d’autres activités. Ce que j’appelle « l’effet gratin dauphinois » : on met un plat au four en attendant la réponse à un mail ou à une proposition de rendez-vous ! Il sera intéressant sur ce point de savoir si hommes et femmes diffèrent ? C’est là une dimension encore peu explorée.
C’est aussi que la question du temps n’est pas que celle des horaires. Les formes de la communication à distance sont variées, mais s’organisent selon deux grands modèles : les communications synchrones, ainsi en réunion ou en visio, ou au téléphone, et les communications asynchrones : le courrier postal ou électronique (mails), les sms, encore que l’usage en fasse souvent un outil d’échange rapide et quasi synchrone. « Les mails peuvent se transformer en utilisation synchrone si les utilisateurs consultent compulsivement ». Le chapitre « Outils numériques et communication à distance » est tout à fait passionnant et laisse à penser l’ampleur des réflexions que nous aurons à faire sur ces outils. Pour certains, ainsi Amir Salihefendic, le patron de DOIST, une entreprise californienne en « full remote » depuis sa création, les communications en mode décalé seraient les plus efficaces et à l’origine d’un surcroît de productivité parce que plus précises et réfléchies, et plus porteuses de connaissances.
Au-delà, c’est tout le système de documentation, d’accès aux informations, au sein d’une organisation qui est en cause : de nombreux salariés ont déclaré avoir reçu pendant le premier confinement de nombreuses informations auxquelles ils n’avaient pas habituellement accès !
Le nouveau travail sera exigeant en vigilance, réflexion permanente sur ce qui marche, ou pas, en fait sur tous les basics de la vie en entreprise : les objectifs et le sens de ce que l’on fait, la communication et le partage, l’évaluation et l’innovation, le management bien sûr.
On peut le ressentir tout au long de ce livre précieux. J’ajoute que tous les chapitres se terminent sur des encadrés de comparaisons internationales et des « zooms » intitulés « Pendant ce temps-là dans la Silicon Valley… » : à découvrir !
Suzy Canivenc, Marie-Laure Cahier, Le travail à distance dessine-t-il le futur du travail ? La Fabrique de l’industrie/Chaire Futur de l’industrie et du travail, Mines ParisTech, 2021.
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