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Le journal Le Monde a publié le 30 novembre dernier une tribune signée par 150 « cinéastes de la nouvelle génération », dont Julia Ducournau, Palme d’Or à Cannes. Elle alerte sur le risque « d’ubérisation de la majorité des cinéastes de fiction et de documentaire ». Jean-Marie Bergère fait le point sur une profession en plein bouleversement.

La rubrique Cinéma de Metis fait la promotion de films, de fiction ou documentaire, qui nous parlent du travail et de ce qui s’y joue pour celles et ceux qui en font quotidiennement l’expérience. Le cinéma est un art, le 7e, et en tant que tel c’est un mode d’enquête unique sur l’air du temps, nos existences, ce que nous ressentons et sur l’idée que nous faisons de ce qui nous arrive. Il ne dit pas « la vérité » du monde mais une part de cette vérité saisie « dans ses apparences même » (1). Les films sont d’indispensables compléments aux regards borgnes des différentes spécialités académiques et un antidote aux cadres d’explication qui à force d’enfermer le monde réel, nous le masquent.

Une industrie déstabilisée

« Le cinéma est un art ; et par ailleurs, c’est aussi une industrie » (André Malraux. Esquisse d’une psychologie du cinéma. Gallimard. 1946). La formule puissante d’André Malraux est plus vraie que jamais. Cette industrie est déstabilisée. Il y a eu bien sûr neuf mois de fermeture totale des salles, puis le couvre-feu à 21 h et les jauges à 35 % puis 65 %. À la sortie, plus de 300 films attendaient d’être programmés, alors qu’en temps normal une quinzaine de films sortent chaque semaine. Difficile de tirer son épingle du jeu dans ce contexte. Après leur sortie (dans combien de salles ?), beaucoup de films n’ont pas franchi le cap de la troisième semaine. Et la fréquentation des salles est loin d’avoir retrouvée son niveau d’avant Covid. La baisse en novembre 2021 par rapport à 2019 est de 29%. En novembre 2020 les salles étaient fermées.

D’autres bouleversements sont à l’œuvre. Ils se jouent dans les relations entre les acteurs d’une longue chaîne mobilisant une grande variété de métiers, ceux de la production (producteurs, scénaristes, réalisateurs, chefs opérateurs, image et son, monteurs, musiciens, etc. Je renvoie aux nombreuses rubriques des génériques) et ceux de la distribution. Une tribune dans le journal Le Monde du 30 novembre 2021, signée par 150 « cinéastes de la nouvelle génération » alerte sur le risque « d’ubérisation de la majorité des cinéastes de fiction et de documentaire ». Elle se termine par un appel à « placer les auteurs au cœur de la création de demain ».

De fait les grandes manœuvres en cours mettent en scène d’autres maillons de la chaîne, autrement puissants. Ceux qui assurent une bonne partie du financement du travail de tous ces professionnels. Rappelons qu’il peut se passer jusqu’à quatre ans entre l’écriture du scénario et la sortie du film. Les budgets varient de moins d’un million d’euros à plus de 25 millions pour quelques-uns. La moyenne est de près de 5 millions d’euros pour un film de fiction, de plus de 6 millions pour un film d’animation et de 500 000 euros pour un documentaire.

La France a construit un dispositif public évolutif protecteur. Il permet une production et une diffusion en salles exceptionnelle comparativement à d’autres pays, comme l’Italie et l’Allemagne, autrefois patries du 7e art. Depuis 1946, le CNC, aujourd’hui Centre national du Cinéma et de l’image animée, y joue un rôle central de soutien financier, de promotion, de régulation et de réglementation. On lui doit notamment le système d’avance sur recettes et le classement des salles « Art et Essai », mais aussi depuis une dizaine d’années la numérisation des films du patrimoine ou le soutien à la création numérique. En 2018, le CNC a annoncé la création d’un bonus de 15 % sur l’aide accordée aux films qui intègrent autant de femmes que d’hommes dans les postes d’encadrement de leur équipe de tournage (réalisation, direction de production, direction photo…). Dans des fonctions très différentes, il faudrait citer le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), les fonds régionaux de plus en plus actifs, la SACD, Société des auteurs et compositeurs dramatiques, la SCAM, Société civile des auteurs multimédias, l’ADAMI, organisme de gestion collective des droits des artistes-interprètes, la SRF, Société des réalisateurs de films, à laquelle appartiennent les signataires de la tribune du Monde.

Netflix et les autres

Mais les changements majeurs sont ailleurs. La montée en puissance des plateformes, Netflix, Disney+, Amazon Prime Video a rebattu les cartes. Elles devaient attendre 36 mois pour diffuser les films sortis en salles. En réaction à la nouvelle obligation qui leur est faite depuis cette année d’investir 25 % de leur chiffre d’affaires dans la production audiovisuelle et cinématographique, elles négocient des délais beaucoup plus courts, 12 mois leur iraient. La réaction de Canal+ ne s’est pas faite attendre. La chaîne payante, « 100 % Sports et 100 % Cinéma » a annoncé accroître sa contribution à la production cinématographique française, de 160 millions d’euros à 190 millions pour une centaine de films préfinancés par an. Mais Canal+ y met une condition : les délais de diffusion après la sortie en salle devront être réduits à 6 mois (contre 8 actuellement) pendant que ceux des plateformes devront être au minimum de 15 mois, et non 12.

À noter que France Télévisions, ainsi que TF1 ou M6, ont également des engagements de co-productions, au total pour plus de 100 millions par an, dont plus de la moitié pour France 2 et France 3. Pour elles, le délai de diffusion est actuellement compris entre 22 et 30 mois. Il est possible de réduire ces délais si le film fait moins de 100 000 entrées en salles. Sous la pression des autres acteurs, elles pourraient se voir interdire de proposer simultanément plus de 10 films gratuits en replay. ARTE, la « télé culturelle franco-allemande » jouit d’une réglementation européenne plus avantageuse et s’engage à hauteur d’une dizaine de millions par an pour des films en accord avec sa raison d’être. Et je ne parle pas du succès des séries formatées pour la télévision et les plateformes.

Enfin ça bouge aussi du côté des financements participatifs. En France, touscoprod, plateforme historique du crowdfunding pour l’audiovisuel et le cinéma, a rejoint en 2018 proarti, le premier acteur du financement participatif entièrement voué à la création artistique et à la découverte culturelle. Depuis 10 ans, ils ont permis le développement de 800 films grâce à l’engagement de plus de 50 000 contributeurs, qui bénéficient pour leurs dons de l’avantage fiscal lié au mécénat. Des sites généralistes comme Ulule ou KissKissBankBank sont également présents. Autre nouveauté, les NFTs, comprendre les Non Fungible Token, qui permettent d’investir, avec les espoirs de gain et les risques de pertes associés, dans des « jetons » dont l’authentification est validée grâce au protocole d’une blockchain. Pour financer A Wing and a Prayer, son prochain film, le producteur historique de Martin Scorsese, a décidé de miser sur ces NFTs (voir l’article de l’ADN). Il espère lever entre 8 millions et 10 millions de dollars grâce à la vente de 10 000 tokens via sa société de production. Le précédent film de Scorsese, The Irishman (2017) avait été produit par Netflix…

Les ajustements ne portent pas seulement sur la « chronologie des médias » et le montant de la participation à la production des films, au sein de co-productions réunissant de plus en plus de financeurs. Il faut ajouter le mode de calcul de ces participations, forfait, pourcentage, nombre de téléchargements pour la Vidéo à la demande (VOD) payante, nombre de clic pour le streaming, ainsi que le moment du financement. Ce n’est pas la même chose de préfinancer, en amont du tournage et de la sortie du film, ou d’attendre la diffusion ou la vente des droits.

Et demain ?

Bref, difficile de s’y retrouver. Au début de ce quinquennat, une réforme globale de « la régulation de l’audiovisuel à l’ère du numérique » était programmée. La pandémie l’a remise à plus tard et ce sont des textes successifs qui sont parus.

Une loi « antipiratage » a été définitivement votée en septembre 2021. Elle annonce la création de l’Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) par fusion du CSA et de Hadopi. Peu de temps auparavant le décret SMAD, (Services de media audiovisuels à la demande), transposition d’une directive européenne, est entré en vigueur. L’obligation faite aux plateformes de « consacrer entre 20 et 25 % de leur chiffre d’affaires annuel au financement de la production d’œuvres cinématographiques et audiovisuelles européennes ou d’expression originale française » y figure ainsi que la nécessité d’adapter la chronologie des médias à « l’évolution des modes de consommation des œuvres » qui a ouvert la négociation en cours avec les plateformes et Canal+.

Difficile aussi de parier sur les conséquences de ces bouleversements. Certains annoncent le déclin inexorable des salles quand d’autres (dont je suis) ne peuvent l’envisager au nom de l’expérience unique que constitue la projection d’un film, dès sa sortie, sur un grand écran, avec un son de qualité et en compagnie. Certains craignent que Netflix favorise une standardisation des œuvres, sur le fond et la forme, au détriment du cinéma d’auteur et d’œuvres originales, quand d’autres se réjouissent de la possibilité de toucher un nouveau public et de bénéficier de la manne financière de ces plateformes. André Malraux avait raison de faire de l’art et de l’industrie deux composantes du cinéma. À égalité, chacune est indispensable au plein épanouissement de l’autre. Ce sont deux mondes, deux logiques, deux formes de vie qui ont su souvent travailler en bonne intelligence, pour notre plus grand bonheur de cinéphile et de citoyen. Les règles publiques y ont contribué. Pourvu que ça dure !

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. Président du Comité Emploi à la Fondation de France de 2012 à 2018. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.