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Dans Un autre monde, Stéphane Brizé instruit à nouveau le procès des licenciements. Vincent Lindon, après avoir incarné Thierry, quinquagénaire chômeur peinant à trouver un emploi dans la Loi du marché, puis Laurent, leader syndical combatif et finalement défait dans En guerre, est cette fois Philippe, le directeur d’un site industriel, 550 salariés, en majorité des ouvrières.

Un gros travailleur

Philippe a plutôt bien mené sa barque. Au sein d’Elstronn, un groupe américain présent dans de multiples pays, il dirige l’une des cinq usines implantées en France. À Paris, le groupe est représenté par Claire Bonnet-Guérin (formidable Marie Drucker, jusque-là journaliste…). Elle apprécie Philippe. La productivité et les résultats du site sont parmi les meilleurs. Il a de bonnes relations avec les organisations syndicales et le personnel le respecte. Il est loyal et gros travailleur. Sa vie familiale en a subi les conséquences, mais il ne s’en prend qu’à lui-même. Il faut faire le job, il n’y a pas d’autre règle.

Il a déjà réalisé plusieurs plans sociaux. Le dernier, c’était il y a deux ans. Il le fallait, il l’a fait. Mais là ça coince. Impossible de supprimer 10 % des emplois comme l’exige la direction générale sans augmenter les risques d’accident. Justement une ouvrière a eu le bras happé par la machine. Lorsqu’il faut encore et encore accélérer, beaucoup sont tentés de s’exonérer des consignes de sécurité. La fatigue aidant, ils n’y voient que des contraintes qui ne permettent pas de tenir la cadence.

Philippe gamberge. S’il faut encore améliorer le résultat économique du groupe, il doit bien exister un moyen de le faire sans sacrifier la sécurité et la santé des salariés. Avec un de ses collègues directeur d’un autre site ailleurs en France, il propose une solution alternative. Elle passe par un abandon de primes confortables perçues par les cadres dirigeants. Après un premier barrage de Claire Bonnet-Guérin et de son adjoint, Philippe obtient qu’elle soit présentée au CEO, Mr Cooper, qu’on voit jovial devant son ordinateur, là-bas à New York. Il trouve la proposition, très construite, très intelligente. Il le répète plusieurs fois. C’est un important et bon travail, « mais ce n’est pas la commande ». Il le dit sans ambages et sans fausse pudeur. Il a lui aussi un patron, « c’est Wall Street », et ce patron attend une baisse des effectifs. Rien d’autre. Les ratios comparés sont là. Ils sont les Tables de la loi. La réunion est terminée.

Un arrangement

Le réquisitoire contre le capitalisme financier peut sembler assez convenu. Monstre froid, il est prêt à sacrifier ceux qui travaillent pour lui, cadres compris. Philippe se voyait en dirigeant, à son niveau certes, mais assumant la plénitude de sa fonction. Il est rappelé à l’ordre. Il y a maldonne. Il est un exécutant. Un dialogue, un débat, une argumentation, une alternative, n’ont pas leur place dans ce monde, et il n’y en a pas d’autre. Le film ne nous dit pas si son point de vue est juste ou non. Il montre la violence subie par celui qu’on refuse d’entendre.

À Paris, Claire est sûre qu’il comprendra, qu’après avoir rechigné il passera outre ses scrupules et susceptibilités. Elle a besoin de lui. Mêlant menaces et connivence, elle lui propose sans ciller un « arrangement » qui lui permettrait de poursuivre sa carrière comme s’il n’avait jamais contesté le bien-fondé et la légitimité des directives venant d’en haut. Il suffit de sacrifier un « fusible », un adjoint trop zélé. À ce moment-là Philippe ne pense pas stratégie, intérêts, perspectives. Il n’analyse pas le rapport de force. Il n’accuse pas Claire. Il se regarde et se pose une question : « Suis-je devenu un individu si méprisable pour que Claire ait pu imaginer que j’accepterais ? » Ce n’est pas qu’elle lui propose cette vilenie qui détermine le dénouement du film, mais qu’elle ait estimé que sa proposition était une proposition « honnête », rationnelle puisqu’elle permettait de mettre fin à cette pénible séquence et de limiter les dégâts.

Un autre monde est un film intense, très rythmé, très construit, filmé au plus près des visages et des regards. Vincent Lindon incarne la puissance, la résolution tout autant que le doute et le désarroi avec beaucoup de justesse. Toutes les actrices, tous les acteurs, professionnels ou non, sont à leur place. Comme dans ses précédents films, Stéphane Brizé restitue un morceau de vie où se mêlent des évènements personnels, familiaux et professionnels. Il met en scène les protagonistes et la dramaturgie d’une crise, les dilemmes et les conséquences humaines qu’elle génère. Des décisions sont à prendre. Elles ne sont pas théoriques. Des intérêts, des carrières, des amitiés, des relations, un usage de soi, en un mot des vies, sont en jeu. Les situations ne sont pas abstraites et jamais simples. Elles évoluent et les interrogations avec elles.

Le courage

La presse avait tellement parlé du film et du duo Brizé-Lindon pendant les semaines qui ont précédé sa sortie en salle (car je m’obstine à voir les films en salle…) que j’y suis allé prudent, avec la crainte d’avoir déjà vu le film avant même la projection. Mais heureusement Un autre monde n’est pas une enquête journalistique, un cours d’économie, une analyse sociologique, un manifeste politique, une doctrine morale ou un principe éthique. Il est un peu de tout ça, et plus encore. Un film de cinéma qui nous fait partager l’hésitation de Philippe, et puis son courage, dont on se dit qu’ils auraient pu être les nôtres. Ou pas.

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.