La montée en charge de l’apprentissage en France n’en finit pas de susciter des commentaires élogieux. Qui concerne-t-il ? Pour quels niveaux de diplômes ? Quels nouveaux problèmes se posent aux lycées professionnels ? En un mot comment réagit le « mammouth » ? À la suite de plusieurs rapports et d’un groupe de travail des « Inspecteurs de l’Éducation sans frontières », Jean-Raymond Masson fait le point.
En 2021, on dénombrait 718 000 contrats d’apprentissage, soit un accroissement de 37 % en un an, après ceux de 42% en 2020 et de 15% en 2019. « Une dynamique exceptionnelle » dont s’est réjouie la ministre Élisabeth Borne lors d’un débat à l’Assemblée nationale. Selon le rapport d’information présenté le 19 janvier 2022 par la commission des affaires sociales sur l’évaluation de la loi de 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel » , la réforme a opéré « une révolution copernicienne» du système d’apprentissage. Le rapport souligne la diversification des profils, des parcours et des diplômes visés, la simplification des démarches autour du contrat d’apprentissage, la satisfaction générale des entreprises et des partenaires sociaux, tout en rappelant l’importance des moyens exceptionnels mis en œuvre dans le contexte de la pandémie. Il précise en même temps que l’accroissement provient surtout des niveaux de formation pour lesquels l’apprentissage était jusqu’alors peu représenté (niveau bac + 3 et plus) et que le niveau CAP a vu son poids relatif diminuer, même s’il a continué à croître en valeur absolue (+ 7% entre 2019 et 2020). Cependant les analyses et les conclusions présentées dans le rapport traitent de l’ensemble du système de façon globale, sans considération pour les spécificités des phénomènes concernant les différents niveaux.
Parallèlement, un groupe de travail de l’association IESF (Inspecteurs de l’Éducation sans Frontières) a entrepris à l’automne dernier d’analyser de plus près les effets de la loi en se focalisant sur les domaines de la responsabilité du MEN, à savoir les niveaux CAP, bac pro et BTS. Basé sur une série d’entretiens conduits auprès de responsables et d’acteurs de terrain dans 9 académies représentatives (sur 30), un rapport vient d’être publié en mars 2022 « La prise en compte par l’éducation nationale des évolutions de l’apprentissage », il recense les premières conséquences et mutations apparues au sein du réseau de l’éducation nationale et identifie les défis auxquels l’enseignement professionnel va être confronté.
Cette initiative qui arrive à point nommé est d’autant plus importante que l’éducation nationale est directement concernée dans la mesure où le vivier des candidats à l’apprentissage est d’origine scolaire en même temps que l’un de ses principaux acteurs (en 2019, les établissements publics d’enseignement — ou EPLE — accueillaient 7,2 % des apprentis au niveau CAP, 16,2 % en bac pro et 21,5 % en BTS). C’est aussi le principal ministère certificateur, alors qu’il ne dispose que d’un rôle marginal au sein de France Compétences, à l’exception de la commission de la certification où la DGESCO (Direction générale de l’enseignement scolaire) compte plusieurs représentants. Et en même temps, l’habitude semble avoir été prise d’organiser séminaires et colloques sur les conséquences de la loi de 2018 où l’éducation nationale fait l’objet de multiples critiques sans que ses représentants soient invités à y répondre. Il est vrai que le ministre de l’Éducation nationale ne s’est que peu exprimé sur le sujet depuis qu’il a engagé en 2018 la réforme de la voie professionnelle où figure notamment l’objectif de « l’apprentissage dans tous les lycées professionnels ».
Une large adhésion à la réforme et la mobilisation des académies
Le rapport exprime une satisfaction générale à l’égard des développements en cours. « L’image de l’apprentissage a été rehaussée… les parents et les enseignants considèrent désormais que l’expérience réelle du travail constitue un plus dans l’obtention d’un diplôme …. Il n’existe plus au sein de l’Éducation Nationale de position de principe contre l’apprentissage et les réticences des enseignants à son égard se sont considérablement atténuées… Il est acquis que l’école et l’entreprise sont complémentaires dans le développement des savoirs et des compétences tout au long des parcours ».
Le prolongement à 29 ans de l’âge limite pour l’accès à l’apprentissage a été un des facteurs de ces changements entrainant un rapprochement entre apprentissage et formation continue et a facilité la mise en œuvre de pédagogies innovantes. La demande des élèves pour l’apprentissage en fin de troisième continue à croître au détriment de la voie professionnelle sous statut scolaire, mais aussi de la voie générale et devient parfois une filière sélective. À la rentrée 2020, on observait une croissance des effectifs d’apprentis de 4,8 % en CAP, de 7,2 % en bac pro et de 63 % en BTS.
Dans les académies du panel, la mobilisation des acteurs a été massive : « Les académies se sont saisies des nouveaux dispositifs et se sont organisées librement en l’absence de consignes de la centrale ». Les schémas retenus vont d’une centralisation académique forte (un GIP CFA (Groupement d’Intérêt Public CFA) ou un CFA GRETA au niveau de l’académie) à une organisation où tout est confié aux GRETA en pleine autonomie, en passant par des configurations mixtes (un GIP CFA pour une branche donnée à côté des GRETA). Au total, « tous les établissements (en principe) offrent des formations en apprentissage ; pour certains établissements, cela concerne tous les niveaux et toutes les formations ». Les académies ont également mis en place des modalités de régulation. La loi a ainsi amené l’éducation nationale à renforcer la concertation interne ainsi que la communication externe. Ce faisant, tout en se libérant du « carcan » des Régions, elles ont entrepris d’établir de nouveaux partenariats avec ces dernières ainsi qu’avec les OPCO et/ou les entreprises au niveau des bassins d’emploi ou à propos de l’implantation de plateformes d’équipements industriels.
« Le système de financement au coût contrat s’est révélé plus simple pour l’usager, mais aussi plus satisfaisant que le précédent pour les CFA dans la mesure où il permet de connaître à l’avance le niveau de prise en charge, de mieux adapter les réponses aux besoins des entreprises et d’identifier le seuil de rentabilité de l’action envisagée ». En outre, il a permis une augmentation du chiffre d’affaires moyen des CFA de 30 %. Cependant il faut considérer que ces performances tiennent aussi aux mesures exceptionnelles de soutien prises pendant la pandémie et avec le plan de relance et qu’elles sont susceptibles de ne pas se maintenir au niveau actuel. C’est pourquoi des académies ont créé des fonds académiques de mutualisation afin de pallier les probables décotes financières à venir de la part de France compétences.
Des difficultés liées à l’absence de régulation et à certaines mesures restrictives concernant le financement
La réforme a eu aussi des effets négatifs. En premier lieu la dérégulation d’un système qui a vu un développement anarchique des CFA privés. « Dans une académie, on est passé de 46 à 247 CFA ; dans une autre, rien que dans le secteur de la restauration, on est passé de 2 à 12. L’offre est maintenant pléthorique dans le secteur privé notamment dans le secteur tertiaire (et surtout celui du commerce), tandis qu’elle reste insuffisante dans les bassins d’emploi où les besoins sont criants dans certaines entreprises industrielles. Le développement a été plus raisonné dans le secteur public en raison de mesures de régulation prises par les académies, mais la concurrence entre les établissements de l’Éducation Nationale (EN) et les CFA privés est souvent préjudiciable aux premiers. Beaucoup d’entre eux rencontrent également des difficultés pour travailler avec plusieurs OPCO dont les modalités de fonctionnement diffèrent sensiblement. Plus généralement la réforme a entraîné des difficultés en matière de gestion administrative et comptable pour les CFA publics et mis en évidence un besoin d’adaptation du statut général des enseignants/formateurs ».
Quant à la qualité, les dispositifs d’assurance qualité restent encore limités et ne concernent pas tous les CFA de la même façon. Tous les établissements doivent être labellisés selon le référentiel de certification Qualiopi (enrichi au sein des structures de l’EN dans le cadre du label Eduform comme le sont déjà les GRETA), mais aucun contrôle pédagogique en cours de fonctionnement n’est prévu pour les formations préparant aux certificats du RNCP autres que les diplômes des ministères certificateurs. C’est seulement pour ces derniers que sont conduites des missions de contrôle par des représentants qualifiés de l’EN et d’autres experts (une mission de contrôle a ainsi été mise en place dans chaque académie). À cela s’ajoute l’absence d’un suivi conséquent des parcours des élèves/apprentis pendant leur formation, avec leurs tuteurs, et au-delà dans leur parcours d’insertion professionnelle, ainsi qu’à l’occasion des ruptures de contrat qui ont été facilitées par la loi.
Dans la mesure où il introduit la notion d’effectif minimal pour l’équilibre financier, « le financement au coût contrat entraine des difficultés pour les formations à petits flux ou pour certains métiers de l’industrie nécessitant des plateaux techniques lourds, d’autant qu’il interdit la possibilité de mutualisation entre les formations. Par ailleurs, du fait des différences entre les modes opératoires des OPCO, les montants des contrats et des taux de prise en charge peuvent être différents pour la même formation, d’autant que certaines professions relèvent de plusieurs OPCO (les aides-soignants par exemple) ; ajoutés à des changements incessants des coûts annuels ces phénomènes engendrent des difficultés de gestion considérables ». Face à l’examen de toutes ces difficultés, les rapporteurs déplorent, « un combat inégal avec les formations privées en raison des freins que sont l’obsolescence des outils de gestion et l’inadéquation des grilles de rémunération dans le public, lesquelles risquent de bloquer le système administratif et financier et de provoquer une hémorragie chez les personnels, mieux payés ailleurs ».
Le critère de l’insertion dans l’emploi
Dès lors que la loi « avenir professionnel » a donné la priorité au développement de l’emploi et à la réduction du chômage, le critère de réussite est celui de l’insertion des jeunes apprentis dans l’emploi. Mais moins de quatre ans après l’adoption de la loi, il est difficile de disposer d’éléments consistants. C’est ainsi que le rapport de l’Assemblée nationale se contente de rappeler les effets positifs de l’alternance sur l’accès à l’emploi et d’indiquer qu’en 2020, douze mois après leur « sortie » d’études, 65 % des apprentis avaient un emploi salarié contre 46 % des sortants des lycées professionnels selon la DARES.
Pour sa part, le rapport des Inspecteurs sans Frontières insiste sur le besoin de considérer les différences considérables selon les académies, les entreprises, les niveaux de formation et les attentes des jeunes. « Les recrutements s’opèrent de plus en plus au niveau des Bacs pro et des BTS et dans certaines académies, les titulaires de CAP ne trouvent pas d’employeurs. Dans la situation actuelle où de nombreux métiers sont en tension, les entreprises procèdent à des pré-recrutements voire à des débauchages, parfois même en cours de formation, en particulier en deuxième année de BTS en apprentissage ; et on en arrive à la situation où le recrutement d’apprentis se substitue aux embauches de personnels qualifiés ; c’est ainsi que dans une académie, 50 % des personnels des EHPAD sont des apprentis qui constituent ainsi une main-d’œuvre à bon marché ». Concernant les attentes des jeunes, le rapport ajoute que :
« Les jeunes sont très inconstants dans leurs choix de parcours ; ils peuvent changer d’entreprise du jour au lendemain ou décider de poursuivre des études même à l’issue d’un apprentissage réussi. Les entreprises vont devoir s’adapter à cette nouvelle donne ».
Des risques pour l’avenir de l’enseignement professionnel
Plus avant, le document analyse l’impact du « tsunami » (l’expression vient d’une académie) engendré par la loi « avenir professionnel » sur l’enseignement professionnel et en particulier sur les lycées professionnels (mais aussi sur les lycées technologiques), et identifie quelques-uns des défis auxquels ils sont maintenant confrontés.
Il s’agit d’abord de la baisse des effectifs dans les lycées professionnels. Engagée depuis de longues années, elle est déjà évaluée à 100 000 élèves de moins en vingt ans. Et malgré l’offre étendue de formations en apprentissage dans les EPLE (établissement public local d’enseignement), « dans plusieurs académies, on enregistrait à la dernière rentrée des pertes à l’entrée en CAP, en Bac pro ou même en BTS (notamment dans les filières du tertiaire là où les ouvertures de CFA privés s’étaient multipliées) ». De plus, selon ce même rapport « Plusieurs académies constatent que les meilleurs élèves de bac pro vont vers l’alternance. Dès lors la question se pose de savoir quel est le profil des élèves qui restent en formation initiale ». Ce qui amène à penser que la mobilisation en faveur de l’apprentissage promue par la réforme de la voie professionnelle a surtout contribué à envoyer jusqu’ici les meilleurs élèves dans les CFA privés, tout en diminuant les effectifs des formations sous statut scolaire. Comme le disent les enseignants de ces lycées, « une concurrence déloyale s’est installée avec les filières en apprentissage » (rapporté par Sylvie Lecharbonnier dans un article titré « Le lycée professionnel doit ressortir de la relégation » dans Le Monde du 6 avril 2022). Les avantages financiers accordés aux apprentis par la loi « Avenir professionnel » ont évidemment contribué à ces évolutions, ajoutées aux difficultés croissantes dans la recherche de stages en raison de la concurrence accrue des CFA privés.
En conséquence, dès lors que l’on constate — comme l’indique le rapport de l’Assemblée ainsi que les enquêtes les plus récentes du CEREQ — que les apprentis s’insèrent plus facilement dans l’emploi que les élèves sous statut scolaire, les risques sont grands d’en déduire que ces derniers sont moins performants que les CFA, et de justifier des transferts de crédits des premiers aux seconds. Ce faisant on oublie que les apprentis des niveaux 3 et 4, CAP et bac pro viennent pour l’essentiel du vivier des lycées professionnels, ainsi que les candidats au BTS en apprentissage viennent en grande partie des titulaires d’un bac pro réussi dans un lycée professionnel. Un tel projet est dans l’air du temps comme le constate le document de l’IESF à la lecture des propositions du cabinet Quintet dans son rapport pour une politique nationale des compétences (février 2022). L’objectif s’affirme encore plus clairement dans une des propositions du rapport de l’Assemblée qui dans le chapitre consacré aux difficultés financières de France compétences suggère de « Mieux moduler les financements à l’apprentissage en fonction des financements publics disponibles (éducation nationale ou enseignement supérieur) ».
La mixité des publics pour faciliter les parcours
Il importe en effet de bien voir quels sont les atouts des lycées professionnels, maintenant qu’ils sont tenus par la réforme de la voie professionnelle de développer l’apprentissage. À côté de la qualité assurée par la norme Qualiopi/Eduform et de la proximité constituée par le maillage fin des EPLE, figure en premier lieu la mixité. Celle-ci consiste dans la mixité des parcours et des publics (scolaires, apprentis, adultes), « en faisant en sorte que dans chaque établissement soient offerts de la formation initiale, de la formation continue et de l’apprentissage, et que les formateurs soient interchangeables ». Il s’agit également que des passerelles soient possibles entre ces différentes modalités y compris au cours d’un cycle de formation, de façon à faciliter les parcours, ce que promet la mixité des publics au sein d’une même classe. « Le jeune peut choisir par exemple de faire la première année de BTS sous statut scolaire et la deuxième en apprentissage, les deux premières années de préparation au CAP sous statut scolaire et la troisième année en apprentissage, idem pour le bac pro. En réponse à la demande des jeunes, c’est pour chacun l’assurance d’aller vers une qualification complète même en cas de rupture de contrat et sans changer de lieu de formation, ce qui est cohérent avec les modifications apportées par la loi aux modalités de rupture de contrat d’apprentissage ».
Ce schéma idéal a déjà démontré tout son intérêt tout en constatant que les employeurs ainsi que les apprentis étaient souvent réticents à la cohabitation dans les classes avec des publics très différents. En revanche, la présence d’adultes est apparue bénéfique pour les jeunes, et elle a permis que des pédagogies innovantes développées en formation continue soient utilement mises en œuvre en formation initiale et en apprentissage, notamment dans les GRETA. C’est peut-être pourtant grâce à de tels dispositifs, une fois retombés les avantages pécuniaires conjoncturels, que l’apprentissage pourrait vraiment trouver grâce auprès des jeunes et poursuivre son essor, notamment pour les premiers niveaux de qualification — et en particulier le CAP — « que l’éducation semble avoir délaissé malgré une demande très forte de la part des CFA de branches (bâtiment, métiers de bouche) ».
Les formations à large spectre de l’EN versus les formations courtes des titres du Répertoire national des certifications professionnelles (RNCP)
Un autre atout des lycées professionnels réside dans leurs formations débouchant sur les diplômes délivrés par l’éducation nationale et « qui allient compétences professionnelles et compétences générales afin de favoriser l’évolution potentielle dans l’emploi ». Ces ambitions sont plus exigeantes que celles des autres titres et certificats du répertoire national (RNCP) « qui certifient une spécialisation rapide préparant l’apprenti au poste de travail. … laissant peu de place à l’acquisition de compétences transversales ». Ainsi cette priorité donnée à des formations rapidement qualifiantes risque de s’exercer « au détriment des formations plus ouvertes et généralistes qui demeurent fondamentales pour aborder les mutations technologiques, les évolutions professionnelles et les montées en compétence ». On retrouve dans ces commentaires les mises en garde du CEDEFOP et de l’OCDE sur le besoin de ne pas limiter l’apprentissage à l’adaptation au poste de travail. De fait, selon la direction de l’évaluation et de la prospective du MEN, « l’évolution en 2021 de la répartition des apprentis par diplôme préparé montre une légère tendance à l’augmentation de la part prise dans tous les niveaux par les certifications autres que celles de l’éducation nationale ». C’est ce qui a incité une Région à « envisager la mise en place de modules d’acquisition de compétences transversales réclamées par les entreprises (attitudes professionnelles, culture générale, bases scientifiques parfois, etc..) et pas formalisées dans les référentiels ».
Cependant, selon les Inspecteurs de l’IESF, « ces compétences transversales peuvent s’acquérir aussi bien dans la formation formelle qu’en entreprise dans l’acte de travail qui souvent en facilite l’accès et elles ne sauraient être déconnectées de la qualification professionnelle. L’inclusion de telles compétences dans les référentiels des diplômes en constitue la garantie ». Pour ces auteurs, « l’idéal est la mise en œuvre, dans la perspective de la formation tout au long de la vie, d’une formation initiale suivie de plusieurs formations professionnelles qualifiantes adaptées à l’évolution des emplois… ».
Pour autant, dès lors qu’on s’appuie sur la Validation des acquis de l’expérience (VAE) ainsi que sur l’organisation des diplômes et titres en blocs de compétences (toutes deux importants atouts de l’éducation nationale) ne pourrait-on pas imaginer des parcours hybrides, moins linéaires, plus ouverts à « l’inconstance » des jeunes soulignée plus haut. C’est ainsi que le développement des compétences et l’affirmation du citoyen seraient à l’œuvre dès le début du processus, que cela intervienne dans des situations de travail ou en formation, en apprentissage ou au sein d’établissements d’éducation ou de formation. Avec la fixation de l’âge limite de 29 ans pour l’entrée en apprentissage, le développement de l’apprentissage au sein des GRETA, la promotion des diverses formes de mixité, le développement des AFEST, et une coopération renforcée avec les entreprises, les frontières entre formation initiale, apprentissage et formation continue devraient s’estomper et favoriser l’essor de ces parcours volontiers atypiques. Bien entendu, la rémunération des périodes en entreprises pour les élèves des voies scolaires (telle qu’évoquée dans le cadre de la grande réforme des lycées professionnels qu’entend lancer l’un des candidats à l’élection présidentielle) contribuerait à entretenir cette dynamique.
Le problème des jeunes en rupture scolaire et le préapprentissage
Quant au préapprentissage ou prépa-apprentissage (destinés par la loi aux plus vulnérables des jeunes pour mieux préparer leur entrée en apprentissage), le rapport de l’Assemblée en dresse un bilan positif en rappelant que suite aux appels à projets lancés en 2018 et 2019, plus de mille sites ont accueilli près de 30 000 jeunes concernés (résidants dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville, ou en zone de revitalisation rurale, les jeunes « NEETS » ou en situation de handicap) ; et selon les données transmises par le MEDEF, 46,5 % des bénéficiaires ont trouvé un contrat d’apprentissage ou de professionnalisation. Le bilan quantitatif est donc positif, mais aussi le bilan qualitatif selon les évaluations conduites par le MEDEF et la chambre des métiers de l’artisanat.
Mais le rapport de l’IESF en fait une tout autre analyse : « À ce jour 116 projets ont été retenus, majoritairement dans le secteur privé… les académies sont en phase de réflexion ou aux premiers essais ». De fait les « prépa-apprentissages » sont arrivés dans une situation où toutes les académies du panel disposaient déjà de dispositifs de suivi des jeunes en rupture mis en place par la mission de lutte contre le décrochage scolaire en liaison avec Pôle emploi, et en particulier le DIMA (dispositif d’initiation aux métiers en alternance) ouverts à des jeunes sous statut scolaire. Selon les rapporteurs, « les jeunes en rupture (inscrits dans les projets) ou les NEETS sont le plus souvent très éloignés de la possibilité de rentrer en apprentissage, et ils voient le danger que ces classes préparatoires n’accueillent que les élèves que le collège ne veut pas garder… Dans une académie, 520 jeunes sont entrés dans le dispositif de préapprentissage depuis la rentrée de septembre 2020, soit la moitié seulement de l’effectif alloué de 1000 jeunes ; les taux de sorties positives sont très faibles et très peu de jeunes continuent en apprentissage ». Au total, la perspective de l’insertion professionnelle de ces jeunes est « un leurre » et qui plus est particulièrement coûteux.
Ces divergences de vue entre les deux rapports interrogent et mériteraient d’être « creusées ». Du côté de l’offre, tiennent-elles à la pertinence et à l’attractivité des propositions faites aux populations concernées ? Ou bien du côté de la demande, sont-elles la conséquence de l’extrême diversité des situations de rupture ou de décrochage et d’une fragmentation telle entre les populations concernées que les dispositifs en place ne s’adressent qu’à des sous-ensembles disjoints ? L’analyse devrait aussi considérer certaines initiatives privées mises en œuvre depuis quelques années, notamment dans le secteur tertiaire et de l’économie numérique, qui alternent des stages en entreprise, des rassemblements de durée limitée destinés à l’acquisition de compétences bien précises, et du travail à distance ; elles ont fait la démonstration de leur succès auprès de différents publics et en particulier des « décrocheurs » (voir dans Metis « WebForce3 : nouvelles pédagogies pour nouveaux apprenants », juillet 2021). Bien sûr, ces formules n’ont pas vocation à répondre à tous les types de jeunes « en rupture » ni à tous les secteurs d’activité, mais les organisations et les pédagogies mises en œuvre pourraient peut-être constituer des sources d’inspiration stimulantes.
Une série de propositions pour l’éducation nationale et pour France compétences
En conclusion, le rapport de l’IESF émet 10 propositions à l’adresse de l’éducation nationale ainsi que 4 à celle de France compétences. Concernant le ministère de l’Éducation nationale (MEN), il s’agit d’affirmer une véritable stratégie pour l’apprentissage qui se décline en premier lieu en objectifs autant quantitatifs que qualitatifs, inscrits dans les projets académiques et ceux des établissements ; une telle stratégie doit s’appuyer sur une réforme des lycées professionnels prenant en compte le développement de l’apprentissage et l’engagement d’une réflexion sur les lycées d’enseignement général et technologique ; elle doit veiller à la qualité des mixités mises en place et assurer le suivi des élèves jusqu’à leur entrée dans la vie active ; il est également proposé que l’activité apprentissage des GRETA ne se fasse pas au détriment de la formation continue, que le rôle du DAFPIC (délégué académique à la formation professionnelle initiale et continue) soit réaffirmé dans la régulation du système et que les CFC (conseillers Formation Continue) soient formés aux spécificités de l’apprentissage ; il importe enfin que les CFA de l’éducation nationale soient dotés d’un barème de rémunération des personnels permettant une juste concurrence avec les CFA privés, et que les rectorats soient transformés en EPA afin de constituer des partenaires de même niveau que France compétences en concentrant formation initiale, continue et apprentissage dans un même centre de décision.
Quant aux propositions destinées à France compétences, il s’agirait d’apurer rapidement les recouvrements des actions antérieures à la loi, d’harmoniser le fonctionnement des OPCO, de confier au MEN et aux autres ministères certificateurs le contrôle pédagogique de l’ensemble des formations en apprentissage préparant aux diplômes, titres et autres certificats du RNCP, et enfin de réaliser un bilan et un audit des préapprentissages et vérifier l’utilisation des fonds, voire arrêter le financement.
Conclusion
Bien que l’année 2018 ait été celle d’une réforme des lycées professionnels appelés à développer l’apprentissage dans chacun d’entre eux, suivie un peu plus tard de la loi « avenir professionnel » visant entre autres à développer l’apprentissage, la coordination entre les deux démarches n’a pas été au rendez-vous. Pire, s’appuyant sur des taux d’insertion professionnelle meilleurs pour la voie de l’apprentissage que pour la voie scolaire tout en constatant les difficultés de France compétences à assurer les financements nécessaires à la poursuite de l’effort, certains imaginent de chercher du côté de l’éducation nationale les moyens d’y parvenir. Ce faisant, on passe rapidement sur le fait que ces augmentations spectaculaires ont été acquises pour l’essentiel dans l’enseignement supérieur et dans le secteur tertiaire et l’économie numérique, et que les niveaux inférieurs de qualification et l’industrie sont restés à la traine ; on semble également négliger que les lycées professionnels constituent un des principaux viviers des candidats à l’apprentissage, et que beaucoup d’entre eux se sont mobilisés avec des entreprises pour son développement. Si l’on veut combler ces lacunes, il convient donc de s’intéresser de plus près aux lycées professionnels. L’intérêt marqué récemment de certains politiques et la promesse d’une grande réforme sont les bienvenus, le lycée professionnel doit sortir de la relégation. Avec son rapport, par les analyses et les pistes de travail qu’il ouvre, l’IESF apporte ainsi une contribution substantielle au débat qui doit s’ouvrir sur les contours de cette réforme à venir.
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