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Pour beaucoup, la réélection d’Emmanuel Macron lors du deuxième tour dimanche dernier est un soulagement, davantage qu’un facteur d’enthousiasme. Macron contre Le Pen, c’était « triste repetita », comme le titrait le quotidien Libération (10 avril 2022). Triste, certainement. Mais pas si « repetita » que cela, car si les acteurs sont les mêmes en 2022 que cinq ans auparavant, le décor et le scénario sont profondément différents : entre les deux élections, la vision du travail qui nous est proposée s’est trouvée considérablement racornie.

Comme nous l’avons observé dans l’article précédent (voir dans Metis : « Le travail, angle mort des campagnes présidentielles », avril 2022), en 2017, Emmanuel Macron avait fait une campagne disruptive en mettant en avant les trois facettes du travail : instrumentale (gagner sa vie), intégratrice (s’insérer dans la société) et émancipatrice (se dépasser). En 2022, il aurait pu faire une campagne étincelante, en faisant le bilan de son quinquennat sur cette base et en prolongeant cet axe de progrès. Mais il a choisi, sans doute par sécurité, de venir se mesurer à son adversaire principale sur le terrain qu’elle a choisi : le pouvoir d’achat. Le citoyen n’est plus qu’un consommateur. Cela n’a pas empêché sa victoire électorale. Mais cela obère le quinquennat qui s’ouvre en termes de rayonnement du travail et de rapprochement avec ce qu’il est convenu d’appeler « le monde du travail ».

Lors de la campagne de 2017, Emmanuel Macron était un peu seul à parler de l’entreprise en termes positifs, comme lieu d’intégration sociale, d’épanouissement, voire d’émancipation. Les autres candidats continuaient à déployer une image beaucoup plus classique de lieu d’exploitation pour les uns, de création de richesse pour les autres, comme l’avait fait François Hollande dans la campagne de 2012 avec son fameux pacte productif, ou plus classiquement encore, comme source de revenus fiscaux. Au-delà du thème de la « startup nation », Emmanuel Macron pensait aussi à une réforme de la finalité de l’entreprise. Alors ministre de l’Économie lors du quinquennat de François Hollande, il avait tenté en 2014 de modifier le Code civil pour ouvrir cette finalité sur les enjeux sociaux et environnementaux dans la loi qui portait son nom, avant de se voir retoquer par le Conseil d’État. Il reviendra en octobre 2017 sur cet objectif, juste après son élection, pour lancer la réforme de l’entreprise qui deviendra la loi Pacte (voir dans Management & RSE « Loi PACTE : le couronnement de la RSE ? », avril 2019).

L’un parle du travail, l’autre non

Dans la campagne de 2022 comme dans la précédente, Emmanuel Macron a été le candidat qui parle le plus du travail et de l’entreprise. Si on se fie aux « professions de foi » (le 4 pages transmis aux électeurs, qui permet de synthétiser les propositions), celle d’Emmanuel Macron nous parle de « mieux vivre de son travail », du « travail d’une vie », des « travailleurs de ce pays », du « chemin du travail », des « filières [de formation] qui conduisent au travail ». Le travail y est beaucoup plus présent que dans la profession de foi des « candidats de gauche ». Celle de Yannick Jadot ne contient pas le mot travail, celle de Jean-Luc Mélenchon ne l’évoque que pour l’interdiction du travail détaché, celle d’Anne Hidalgo ne retient que la « revalorisation du travail » et plus étonnant encore, celle du candidat communiste, Fabien Roussel, ne fait que mentionner « un bon travail, un vrai salaire ». Ceci confirme « le hold-up » sur la thématique du travail, que la gauche n’a pas su ou pas voulu contrecarrer.

Le mot travail (ou ses dérivés) n’apparaît nulle part dans la profession de foi de Marine Le Pen, qui pourtant se présente comme la candidate des travailleurs (ou plus fréquemment, « du peuple »)…

Au-delà des professions de foi, les travaux d’une équipe d’universitaires permettent d’aller plus loin dans l’analyse sémantique. Grâce à l’intelligence artificielle, des chercheurs du laboratoire Bases, Corpus, Langage (CNRS) et de l’université de Nice Côte d’Azur, emmenés par l’historien Damon Mayaffre, ont analysé le vocabulaire des candidats pour littéralement « les prendre aux mots ». Au fil de la campagne du premier tour, plus de 250 discours ont été saisis et numérisés. Des algorithmes de statistique textuelle et d’intelligence artificielle analysent les données pour identifier les mots-clés et les thématiques favorites de chacun.

Emmanuel Macron, président sortant, utilise le verbe « continuer » pour faire valoir son bilan à propos des « réformes » engagées, des « chantiers » commencés ou simplement de la lutte contre le « virus ». Il prend souvent des accents sarkozystes autour de la nécessité de « travailler plus », de l’allongement de l’âge de départ à la retraite ou de « l’intéressement ». Enfin, son discours est marqué par la forte présence du « je ».

Le discours de Marine Le Pen est marqué par les thématiques traditionnelles du RN. Comme son père avant elle, la candidate dénonce « l’immigration », qu’elle qualifie de « submersion » et alerte sur les menaces de « l’islamisme ». Face à ces périls, elle développe un discours national et sécuritaire axé sur la lutte contre les « délinquants » et les actes « antifrançais ». Certains mots dénotent toutefois une tentative de la candidate de se recentrer sur l’échiquier politique en abordant des problématiques sociales comme les familles « monoparentales » ou la « désertification médicale ».

Marine Le Pen a réduit le travail à sa dimension instrumentale

Pour les deux candidats, le citoyen est un consommateur, bien davantage qu’un producteur.

Marine Le Pen résume son point de vue sur le travail à la mesure phare de son programme : la revalorisation des salaires par la possibilité donnée aux entreprises d’effectuer une augmentation salariale de 10 % jusqu’à trois fois le montant du Smic, en exonérant cette hausse de toute cotisation patronale. Cette mesure incite donc les entreprises à mettre fin à toute augmentation « régulière » des salaires pour lui substituer ce dispositif, avec l’effet de tarir les ressources de la Sécurité sociale.

C’est aussi en jouant sur les prix de l’énergie que la candidate du Rassemblement national entend « redonner jusqu’à 200 euros par mois » aux ménages français en abaissant de 20 % à 5,5 % la TVA sur l’essence, le gaz et l’électricité. « Le problème c’est que l’essence, le fioul ou le gaz ne figurent pas dans la nouvelle directive [européenne, qui autorise les modifications de taux de TVA] parce que ce sont des produits polluants. Ce seraient les plus gros pollueurs qui en profiteraient le plus », précise Éric Heyer, directeur du département analyse et prévision de l’OFCE et professeur d’économie à Sciences-Po.

L’une des propositions les plus marquantes de Marine Le Pen en faveur du pouvoir d’achat, annoncée très tôt dans sa campagne, est la suppression de l’impôt sur les revenus pour les moins de 30 ans pour les dissuader de partir à l’étranger, une mesure dont la candidate est incapable de chiffrer le nombre de bénéficiaires, qui ne concernerait évidemment que ceux qui payent des impôts, y compris les très riches. Cette mesure s’expose à un rejet par le Conseil constitutionnel au nom du principe d’égalité devant l’impôt entre les citoyens. Cette égalité n’est ni réelle ni absolue (seuls 43 % des Français payent l’impôt sur le revenu par exemple), mais des dérogations ne peuvent être accordées qu’au seul motif de « l’intérêt général ». Selon Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’université de Lille, passer par un référendum, notamment sur ce sujet, ne réglerait rien, sauf à faire « un coup d’État constitutionnel ». Le chemin législatif et économique de la candidate RN s’annonçait décidément semé d’embûches.

Enfin, Marine Le Pen a indiqué que sa première mesure si elle accédait à l’Élysée serait de créer « un panier de 100 produits de première nécessité » avec une TVA à 0 %, dont elle a fait un porte-étendard de ses propositions. Cette proposition, formulée juste avant le premier tour, avait été réclamée par de nombreux Gilets jaunes lors du grand débat de 2019. Ce dispositif s’activerait lorsque l’inflation dépasse la croissance — dans des conditions que la candidate a peiné à définir précisément lors du débat de l’entre-deux-tours, le 20 avril.

Elle n’a jamais pris le risque de préciser la liste de ces produits (ce qui est « de première nécessité » pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre…), ni de reconnaître que les baisses de TVA ne se traduisent pas automatiquement par des baisses de prix pour le consommateur, comme l’ont montrées les expériences passées de baisse de TVA sur la restauration. Selon Eric Heyer, citant une étude réalisée en 2018 par l’Institut des politiques publiques, « 90 % de la baisse de la TVA dans la restauration en 2009 est allée dans la poche des restaurateurs et de leurs salariés et pas aux clients ». Le cabinet indépendant Asterès estime qu’un taux de TVA nul sur 100 produits de première nécessité aurait un effet relativement modeste sur les portefeuilles des Français : 13 euros par an et par ménage, soit « une progression du pouvoir d’achat de 0,3 % ». Marine Le Pen financerait ce geste fiscal par « une surtaxe sur certaines entreprises cotées en bourse »…

Dès le début du débat de l’entre-deux-tours, le 20 avril 2022, Marine Le Pen se présente comme la « présidente de la valeur travail ». Mais elle se réfère à ses mesures sur le pouvoir d’achat. Pour financer ce programme dispendieux, la candidate met l’accent sur la priorité nationale et souhaite « que toutes les allocations et primes de politique familiale » soient réservées aux familles dont au moins l’un des deux parents est français. En cas d’élection, cette mesure serait soumise à référendum, mais la constitutionnalité de ce dernier est en question, si bien que le programme économique de Marine Le Pen repose sur des hypothèses bien fragiles.

Compte tenu de l’importance du poste « logement » dans le budget des ménages (28,5 % en 2020), qui a fortement progressé sur longue période, la politique du logement doit être prise en compte dans l’appréciation des perspectives de pouvoir d’achat. Le programme d’Emmanuel Macron inclut un effort substantiel sur le logement social, avec 700 000 logements rénovés et 125 000 constructions de HLM par an. Marine Le Pen se contente d’expliquer que les logements sociaux seront réservés aux Français, sans expliquer comment elle imposera cette violation du principe constitutionnel d’égalité.

Marine Le Pen a beaucoup œuvré pour rendre son programme moins répulsif vis-à-vis du monde de l’entreprise. Son renoncement, du moins officiellement, à la sortie de l’euro (Frexit), l’édulcoration de sa réforme de retour à la retraite à 60 ans et sa conception très instrumentale du travail lui ont permis de rendre sa candidature beaucoup plus acceptable aux yeux des entreprises, au point de susciter ce commentaire de l’ineffable Sophie de Menthon, présidente du mouvement patronal Ethic, qui a auditionné la candidate et « a trouvé qu’elle avait pris de l’épaisseur sur le plan économique ». Il est vrai qu’Éric Zemmour « lui a également fait bonne impression ». Le Medef, lui, ne s’y est pas trompé, estimant entre les deux tours que le « programme d’Emmanuel Macron est le plus favorable pour assurer la croissance de l’économie et de l’emploi », tout en alertant « sur les conséquences de celui de Marine Le Pen, (…) qui conduirait le pays à décrocher par rapport à ses voisins et à le mettre en marge de l’Union européenne ».

Emmanuel Macron a suivi son adversaire sur le terrain du pouvoir d’achat

Comme on l’a vu dans l’article qui constitue l’introduction à celui-ci (voir dans Metis : « Le travail, angle mort des campagnes présidentielles », avril 2022), Emmanuel Macron a choisi de réduire lui aussi la valeur travail à sa facette instrumentale en suivant les préoccupations mouvantes des Français, qui se sont radicalement déplacées sur la question du pouvoir d’achat.

« C’est la première campagne présidentielle en 30 ans durant laquelle on ne parle pas du chômage, » relève François Patriat, président des sénateurs LREM. De fait, le taux de chômage (7,4 % à fin 2021 d’après l’Insee), n’a jamais été aussi bas depuis 15 ans. Alors que le pouvoir d’achat s’est imposé comme le thème prioritaire dans la campagne, la lutte contre le chômage n’arrive plus qu’en 8e position et n’est plus déterminante que pour 54 % des Français, contre 69 % en avril 2017. D’une campagne à l’autre, Emmanuel Macron a réussi à desserrer le problème majeur de l’économie française… si bien qu’il n’est plus si problématique et que personne ne lui en fait crédit !

En termes d’objectif, il souhaite « atteindre le plein-emploi à la fin du prochain quinquennat », à savoir un taux de chômage aux alentours de 5 % de la population active à horizon 2027. « Cet objectif est atteignable, il consiste à faire dans les cinq ans qui viennent ce que nous avons fait dans les cinq ans qui viennent de s’écouler », a précisé le chef de l’État. Il ajoute que le plein emploi est le meilleur levier pour lutter contre la pauvreté et favoriser l’émancipation.

Sur la formation professionnelle, et notamment la formation des jeunes, d’indéniables succès ont été engrangés, même s’il reste des difficultés. Pour davantage d’informations, voir dans Management & RSE « Formation professionnelle des jeunes : les 7 travaux d’Hercule ».

L’emploi est un point aveugle du programme de Marine Le Pen. Tout comme la réforme de l’assurance-chômage, cette thématique n’est pas détaillée dans son programme, qui se contente de rappeler la promesse « d’assurer la priorité nationale d’accès à l’emploi ». Pour éviter que les emplois saisonniers soient pourvus par des étrangers, elle propose également de flexibiliser le droit du travail. Sans davantage de détails, là encore. La candidate propose la création d’un chèque-formation mensuel de 200 à 300 euros « destiné aux apprentis, aux alternants et à leurs employeurs » pour les inciter à s’engager dans cette voie.

Elle a vivement critiqué la réforme de l’assurance-chômage qu’elle trouve « affreusement injuste, » ajoutant que « la philosophie de cette réforme est terrifiante, car le Gouvernement considère que les Français sont des feignants, qu’ils sont au chômage parce qu’ils ne veulent pas travailler ». Mais dans la plus pure tradition de la critique facile, son programme ne propose rien pour corriger cette situation.

L’érosion de la facette émancipatrice du travail apparaît aussi dans la politique fiscale proposée par Emmanuel Macron. En 2016, il écrivait dans son ouvrage Révolution : « Je souhaite une fiscalité qui récompense la prise de risques, l’enrichissement par le talent, le travail et l’innovation plutôt que la rente et l’investissement immobilier ». Mais une fois président il s’est abstenu de taxer davantage l’héritage et a présenté un projet pour sa réélection visant au contraire à alléger l’impôt sur les successions (relèvement à 150 000 euros de l’abattement des droits de succession). « Nous sommes une nation de paysans, dans notre psychologie collective, ce qui est une force. Nous avons cela dans notre ADN et donc la transmission est importante pour nous, » dira-t-il pour justifier ce choix. Le mot d’ordre « protéger les Français », qui n’était qu’un chapitre du livre Révolution de 2016 est désormais la première mention qui s’affichait sur le site de campagne d’Emmanuel Macron pour les présidentielles de 2022 durant toute la campagne. Le grand émancipateur de 2017 s’est transformé en grand protecteur… « quoi qu’il en coûte » pour reprendre la posture qui lui a si bien réussi pendant la crise sanitaire et qui est la traduction contemporaine de ce qu’on appelait auparavant « le keynésianisme ». Belle plasticité pour le « social-libéral » de 2017…

Emmanuel Macron n’a pas complètement abandonné la valeur émancipatrice du travail

Myriam Revault d’Allonnes, philosophe politique, ancienne élève et amie de Paul Ricœur, le penseur avec lequel Emmanuel Macron se prévalait d’une complicité intellectuelle pendant la campagne présidentielle de 2017, revient sur les notions clés utilisées par le président français dans un livre intitulé Dans l’Esprit du macronisme (Seuil, janvier 2021) : « émancipation », « autonomie », « responsabilité ». Elle considère le macronisme comme un « art de dévoyer les concepts », car il porte une conception individualiste de l’émancipation. Effectivement, le concept d’empowerment imbrique ses ressorts individuels et collectifs (voir dans Management et RSE : « S’emparer de l’empowerment », avril 2021) alors qu’il est souvent interprété en France comme un levier de réussite individuelle, voire carriériste, reproduisant des valeurs de concurrence et de domination.

La fin de l’élitisme, du plafond de verre et de la reproduction sociale est-elle pour demain ? Emmanuel Macron, fils de médecin, expliquait dans un entretien au magazine trimestriel Zadig en mai 2021 que « quand on vient d’un milieu populaire et plus encore quand on est issu de l’immigration, il faut cinq à six générations pour accéder ne serait-ce qu’au milieu de l’échelle sociale. C’est énorme et, pour tout dire, décourageant ». Périodiquement, il rappelle sa volonté de lever les multiples blocages qui entravent le développement du pays et les réformes nécessaires.

Il s’est par exemple fortement investi sur l’émancipation par la culture. Le chantier culturel prioritaire du quinquennat, le pass Culture a suscité bien des critiques, mais apparaît pourtant comme un succès éclatant, en termes d’appropriation, avec près de 1,6 million d’utilisateurs : 1 million de jeunes de 18 ans et quelque 600 000 âgés de 15 à 17 ans. Certes, le livre arrive largement en tête des achats. Mais la première place écrasante occupée par les mangas avec plus d’un million d’exemplaires écoulés a fait débat… même si cette initiative a permis à des libraires de donner goût aux jeunes à d’autres formes de littérature.

De même, Emmanuel Macron a poursuivi les démarches enclenchées lorsqu’il était ministre de l’Économie et a amplifié les testings auprès des grandes entreprises permettant de lutter efficacement contre les discriminations à l’embauche (voir dans Management et RSE : « Extirper la discrimination liée aux origines hors de l’entreprise », décembre 2020). Il s’est aussi attaqué à l’un des bastions les plus solides du plafond de verre avec la loi de Marie-Pierre Rixain, qui fixe un quota de femmes pour les organes dirigeants des grandes entreprises (voir dans Management & RSE : « Pour un quota de femmes à la tête des entreprises », octobre 2021).

Après avoir fait en 2017 une campagne axée sur la non-relégation et s’être affiché en banlieue entre les deux tours (« un endroit où Mme Le Pen ne peut pas venir »), pour marteler sa volonté qu’on « arrête de stigmatiser les quartiers en n’en parlant que négativement, » Emmanuel Macron devenu président a un peu oublié les accents enthousiastes du candidat. Cependant, au terme d’une courte campagne, le fossoyeur du plan banlieue de Jean-Louis Borloo (« je ne vais pas demander à deux mâles blancs qui n’y habitent pas de définir une politique des banlieues ») réservait jeudi 21 avril 2022, l’un de ses derniers déplacements de campagne, à trois jours du second tour, à l’une des banlieues les plus emblématiques, Saint-Denis.

Lors de l’annonce de son projet présidentiel le 17 mars 2022, il s’est engagé à « renforcer la lutte contre les discriminations par une politique de testing systématique » dans les entreprises de plus de 5 000 salariés. De même, il sait que dans notre pays l’égalité est encore loin d’être réalisée, qu’elle est un combat permanent et a dénoncé à plusieurs reprises les discriminations. Ainsi, lors du beau discours qu’il a prononcé au Panthéon le 4 septembre 2020 à l’occasion du 150e anniversaire de la République : « Combien encore d’enfants de France sont discriminés pour leur couleur de peau, leur nom ? Combien de portes fermées à de jeunes femmes, de jeunes hommes, parce qu’ils n’avaient pas les bons codes, n’étaient pas nés au bon endroit ? L’égalité des chances n’est pas encore effective aujourd’hui dans notre République. C’est pourquoi elle est plus que jamais une priorité de ce quinquennat ». Et il s’engage : « Nous irons plus loin, plus fort dans les semaines à venir pour que la promesse républicaine soit tenue dans le concret des vies ».

La révision du Revenu de solidarité active (RSA) met également en évidence la dimension intégratrice du travail, à laquelle croit le candidat Macron — alors que la candidate Le Pen s’est dite opposée à cette réforme. Le 17 mars 2022, Emmanuel Macron annonce son projet présidentiel depuis Aubervilliers et indique que le RSA sera assorti d’une « activité permettant d’aller vers l’insertion professionnelle » de 15 à 20 heures par semaine. « Plutôt que d’avoir une allocation, qu’on prenne en main notre propre destin », argumente-t-il sur France Inter. Selon les proches du candidat : « Souvenez-vous de l’origine de cette mesure du RSA qu’a voulu Michel Rocard, qui parlait d’insertion. C’est de cela que nous parlons. Il ne faut pas négliger la dimension insertion. Ce que nous proposons, c’est d’avoir un accompagnement ». La ministre Amélie de Montchalin complète : « Si on pense que le fait de vouloir éradiquer la pauvreté et non pas seulement la compenser financièrement, c’est un programme de droite, alors je n’ai rien compris ». Les écoles de la deuxième chance, qui ont pris parti en faveur des contreparties au RSA négocient avec le ministère du Travail un accompagnement pour les bénéficiaires du RSA.

Enfin, le chef de l’État a mis en avant sa proposition de permettre de « mieux organiser son temps de travail tout au long de la vie » en rendant le compte épargne-temps (qui permet de cumuler des jours de congé ou de RTT) « portable, monétisable et universel ». Une « vraie réforme de modernisation », compatible selon lui avec la nécessité de « travailler davantage », pour « permettre à chacun de choisir différemment son temps de travail dans le cycle de vie et (adapter) son rapport au travail, à son temps et à l’argent qu’on gagne ». Anne Hidalgo avait proposé la même mesure, inspirée de la Banque des temps chère à la CFDT. On peut aussi y voir une résurgence du fameux Compte personnel d’activité créé par François Hollande et… laissé en déshérence par son successeur (voir dans Management & RSE : « Le CPA, ossature d’une nouvelle responsabilité sociale », mars 2016).

Deux conceptions du dialogue social

Les deux candidats finalistes ont en commun de ne pas croire aux vertus du dialogue social. Cette posture est de mon point de vue, l’un des principaux obstacles à la réforme. Mais pour autant, ils n’ont pas le même regard sur ses perspectives.

Encore simple candidat à sa première présidentielle, Emmanuel Macron avait estimé en mars 2017, devant la presse économique et sociale, que les syndicats « ne sont pas à la bonne place, ne jouent pas dans la bonne pièce », qu’ils ne sont pas légitimes à penser les réformes nécessaires au pays, mais qu’au contraire, « ils sont le principal obstacle à la transformation du pays ». Une fois élu, il a rencontré une opposition syndicale forte sur les premières réformes de son quinquennat : ordonnances Travail, réforme des retraites et réforme de la SNCF.

Guy Groux, sociologue au centre de recherche de science Po et du CNRS, le CEVIPOF, considère dans un article du Monde publié fin 2019, que la confrontation entre la CFDT et l’exécutif sur le sujet des retraites « n’est pas un incident de parcours ». Cette confrontation cache « de profonds clivages quant au rôle des syndicats dans les mutations de la société française ». Le chercheur rappelle qu’un « des traits profonds, voire historique de l’identité de la CFDT est de se vouloir porteuse de propositions qui concernent l’ensemble de la société et des champs aussi divers que le modèle de développement économique, la création de solidarité qui dépassent les corporatismes d’hier, le partage du pouvoir dans l’entreprise ». C’est une divergence de fond avec Emmanuel Macron qui ne voit les syndicats que comme des institutions représentant les intérêts corporatistes de leurs mandants.

Cependant, à l’occasion de la loi PACTE, le gouvernement d’Edouard Philippe a poursuivi l’extension de la présence de représentant des salariés dans les Conseils d’administration des grandes entreprises. Il est vrai que sur ce sujet — dont Marine Le Pen ne parle pas — il n’était pas le candidat le plus allant. Yannick Jadot s’est déclaré favorable à un tiers des membres du conseil d’administration ou de surveillance dans toutes les entreprises de plus de 500 salariés et la moitié pour les entreprises de plus de 2000 salariés. Anne Hidalgo a retenu des seuils différents : un tiers d’administrateurs salariés pour les entreprises de moins de 1000 salariés et la moitié dès que ce seuil est dépassé. Jean-Luc Mélenchon, lui, souhaitait aller encore plus loin en imposant un tiers de représentants des salariés dans toutes les instances dirigeantes des entreprises, donc bien au-delà des simples conseils d’administration (voir dans Management & RSE : « Administrateurs salariés : 6 opportunités en jachère », mars 2021).

Emmanuel Macron a gouverné sans trop se soucier des « corps intermédiaires », même s’il annonce depuis le début de sa campagne présidentielle vouloir changer de méthode, comme l’illustre son slogan « Avec vous », transformé fin mars en « Nous tous ». Il a annoncé sans être précis, la poursuite de la modernisation du Code du travail dans la ligne des ordonnances de 2017, mais aussi un changement de posture pour son prochain quinquennat qui pourrait remettre le dialogue social au centre du jeu. Il a ainsi annoncé la convocation d’une grande conférence sociale dès le début de son quinquennat, terme qui rappelle les grandes heures (sociales) du début de celui de François Hollande. Lors du débat de l’entre-deux-tours, le 20 avril, il a expliqué que son dispositif imposant aux entreprises qui distribuent des dividendes de verser également des primes ou de l’intéressement sera obligatoire. Son modèle évolue ainsi du partage du pouvoir (émancipation) vers le partage de la valeur (rémunération).

Le programme de Marine Le Pen ne contient aucune mesure sur le sujet du dialogue social. La candidate reste imprégnée de la vision des partis d’extrême droite, qui considèrent les syndicats comme des obstacles à l’influence directe sur les masses et attachée à l’idée d’une société ordonnée où le conflit et le compromis ne sont pas acceptés. Son projet de « priorité nationale », qu’elle souhaite intégrer dans le bloc de constitutionnalité français, s’inscrit en opposition frontale avec la tradition syndicale, attachée à la défense de tous les travailleurs. Un arrêt de la Cour de cassation du 10 avril 1998 a d’ailleurs interdit la qualification de syndicat à toute personne morale discriminant les salariés étrangers. Elle a qualifié les syndicats réformistes d’« idiots utiles du macronisme » dans une interview début 2020. Contrairement à Emmanuel Macron, elle n’utilise jamais le terme de « démocratie sociale ». Alain Olive, ancien secrétaire général de l’UNSA, note que « Marine Le Pen prône la liberté syndicale totale, ce qui constitue une tactique pour abattre le système de représentativité créé par la loi de 2008 et permettre à quiconque de créer un syndicat indépendamment de l’obligation faite à ceux-ci de respecter les règles républicaines ». Il ajoute : « Ce serait un moyen de faire émerger des syndicats autonomes dans les entreprises et d’interdire aux organisations jusqu’ici représentatives d’être vectrices de dialogue social interprofessionnel ou de branches. Finalement, cela reviendrait à supprimer les syndicats existants ».

Dans l’entre-deux tours, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT et Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, ont publié une tribune commune (une première depuis bien longtemps !) dont le titre résume le contenu : « Marine Le Pen un danger pour les travailleurs ».

La cristallisation sur la question des retraites

Lorsque les protagonistes d’une élection réduisent le travail à sa dimension instrumentale, les conditions de travail n’apparaissent pas comme une problématique en tant que telle. Elles sont considérées seulement comme un instrument de régulation de l’âge de départ à la retraite. Le débat de 2022 s’est effectivement fortement cristallisé sur l’âge légal de départ. Le 18 mars 2022 au lendemain de l’annonce de son projet présidentiel par Emmanuel Macron depuis Aubervilliers, le quotidien Libération titre : « Macron saison 2, il y pense en nous rasant ». C’est bien à 65 ans, contre 62 actuellement, que sera fixé progressivement l’âge légal du départ à la retraite, sous l’égide du slogan « travailler plus longtemps ». Il assure prendre en compte les carrières longues, mais en précisant que ce dispositif ne sera accessible qu’à partir de 62 ans et non 60 comme aujourd’hui. À 62 ans, un quart des Français les plus pauvres sont déjà morts alors que le taux de survie parmi les plus riches est de 95 %. Les hommes ouvriers vivent 6 ans de moins que les hommes cadres, d’après l’Insee. L’espérance de vie sans incapacité en 2020 n’atteint que 64 ans pour les hommes et 66 ans pour les femmes à la naissance. La prise en compte de la pénibilité au travail restera très partielle après la suppression de 3 des 6 critères de pénibilité opérée au début de son premier quinquennat. Plus question de système à points ou de réforme systémique tels que préconisés en 2017.

Défenseuse de la retraite à 60 ans, Marine Le Pen a cependant tergiversé sur la question, avant d’effectuer en février 2022, une volte-face sur son programme en présentant un système progressif de départ à la retraite, qui réserve le départ à 60 ans avec 40 annuités aux Français entrés dans la vie active avant l’âge de 20 ans, édulcorant sa proposition initiale.

Conclusion

Le programme euphémisé de Marine Le Pen, sa « campagne toile cirée, » pour reprendre l’expression du député Patrick Mignola, une campagne sans aspérités, réduite « au pouvoir d’achat, au pouvoir des chats » et à l’enchaînement des selfies bienveillants, lui a permis de se présenter comme « la candidate du peuple », face à Emmanuel Macron, accusé d’être « le candidat des riches ».

Mais cela n’a pas suffi. Car sur le fond, son programme reste marqué par son orientation d’extrême droite, avec notamment la préférence nationale, gentiment repeinte aux couleurs de la « priorité nationale » en matière d’embauche, de logement et de prestations sociales. La légèreté du programme économique de Marine Le Pen se complète très harmonieusement par le doute qui saisit à l’évocation de son incarnation. Qui donc serait ministre du Travail si Marine Le Pen franchissait le perron de l’Élysée ? Qui donc serait ministre des Finances, ministre de l’Économie, ministre de l’Industrie ? Dans le cas d’Emmanuel Macron plusieurs noms se bousculent dont plusieurs apparaissent honorables. Mais dans le cas de Marine Le Pen, l’aspiration par le vide est tout simplement vertigineuse.

Le travail n’a affleuré dans la campagne qu’en tant que levier du pouvoir d’achat. C’est surprenant, car le travail a été fortement « secoué » par la pandémie (voir dans Management & RSE : « Le travail à l’épreuve du coronavirus : 4 lignes de front », février 2021). Plus profondément, il est engagé dans une transformation particulièrement radicale, avec l’extension du travail indépendant, de la co-activité, des plateformes collaboratives, du travail à distance. Il serait paradoxal qu’aucun candidat ne remarque que les Français attendent qu’on leur parle de leur avenir concret et non seulement de pratiques vestimentaires exotiques ou de réformes institutionnelles superfétatoires.

Comme le remarque Jean-Marie Bergère, « ce qui frappe, c’est que [dans les campagnes électorales] le travail est à la fois un angle mort et un thème dont chacun peut s’emparer avec profit, en profitant des valeurs différentes qu’il est possible de lui donner : valeur doloriste-rédemptrice/instrumentale-financière/émancipatrice-créatrice… L’apparition et l’importance des thèmes des RPS et de la QVT dans nos débats de “spécialistes” et dans la vie quotidienne des salariés contrastent avec leur absence dans les campagnes électorales ».

Comme le dit Danielle Kaisergruber, « le travail est un révélateur ». La campagne présidentielle de 2022 n’a fait qu’effleurer les sujets les plus importants pour les citoyens, comme la lutte contre le réchauffement climatique, l’aménagement du territoire et le sort des quartiers défavorisés, l’amélioration des conditions de travail, la revalorisation du travail des invisibles qui se sont révélés indispensables lors de la crise sanitaire, l’égalité réelle, le fossé qui se creuse entre cols bleus et cols blancs à l’ombre du télétravail, le sort de l’hôpital public. L’ANDRH s’est étonnée que les candidats à la présidentielle ne se soient pas davantage emparés de la question du travail à distance, de son hybridation, de la reconfiguration des modes de travail, des thèmes pourtant au cœur des attentes des salariés après la pandémie.

Cet éloignement du travail et de son environnement est inquiétant ; il creuse l’écart avec les préoccupations fondamentales des Français qui leurs permettraient de « faire société » ; il fait le lit du populisme. Lors de la campagne présidentielle de 2022, le citoyen a été amputé : le producteur a été écrasé par le consommateur triomphant.

Après le vote du 24 avril, il est temps de renouer les voies d’un travail émancipateur.

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne.