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La Fonda a réalisé une « enquête évaluative » sur l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD). Le rapport issu de ce travail, rédigé par Alexeï Tabet, publié en février 2022, est plus qu’une photographie des quatre territoires enquêtés. Il en restitue l’évolution toujours en cours et pose quelques questions quant à l’originalité et la puissance des « principes directeurs » lorsqu’ils se confrontent à la mise en œuvre dans des bassins d’emploi singuliers.

© TZCLD / Grève du chômage 2019 / Bouffémont – Attainville – Moiselles

L’enquête évaluative

Ce travail s’inscrit dans la suite de celui mené par la Fonda associée au Labo de l’ESS et à l’Avise pour une appropriation par les acteurs eux-mêmes des processus d’évaluation. Son objectif, celui de construire « une vision créative de la mesure de la valeur tenant compte de la coordination des activités, de la coopération, de la mutualisation des ressources et du développement d’une approche plus transversale des besoins sociaux », irrigue l’ensemble de l’étude sur TZCLD.

Alexeï Tabet rappelle ainsi qu’il a cherché à établir à la fois ce « qui fait valeur », l’utilité collective du travail accompli, et « ce qui fait la valeur », autrement dit les ressources investies par l’ensemble des acteurs dans « le processus stratégique collectif qui la produit ». Il ne s’agit pas seulement de rendre compte d’une action et de juger de son impact par ce qu’elle produit, qui ici excède l’ambition initiale de création d’emploi au sein d’une entreprise à but d’emploi (EBE), mais d’en tirer des enseignements généraux quant à la conduite d’une action publique qui met en branle des acteurs autres que ceux ayant initié l’expérimentation.

La parole des salariés des Entreprises à but d’emploi (EBE), qu’ils soient conventionnés ou non, des membres des Comités locaux pour l’emploi (CLE) ou des représentants du Service public de l’emploi (SPE), est longuement restituée. Elle est essentielle. Elle témoigne du travail d’expérimentation, fait d’ambitions et de tâtonnements, de fidélités et d’évolutions, de rencontres humaines et d’inscription dans la durée.

Les quatre « sociosystèmes territoriaux », celui du quartier Saint-Jean à Villeurbanne, classé en Quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV) de Colombelles, ville au plus fort taux de chômage de l’agglomération de Caen, de Thiers, ville de 12 000 habitants au passé industriel et celui du quart sud-est du 13e arrondissement de Paris, ne sont pas des copies conformes. La confrontation au réel y suscite des stratégies différentes de la part des initiateurs locaux de TZCLD. Les quelques 200 pages du rapport incitent à prendre au sérieux le terme d’expérimentation, préféré à celui de dispositif, et consacré lors du vote de la loi habilitant les 10 premiers territoires en février 2016.

La file d’attente

Parmi les questions posées à ceux qui se sont lancés dans la mise en œuvre de l’expérimentation, celle de l’exhaustivité, de l’embauche sans sélection de toutes les « personnes privées durablement d’emploi » (PPDE), est certainement une des plus distinctives et des plus difficiles. En vertu du « droit à l’emploi » et de l’affirmation selon laquelle nul n’est inemployable dès lors que l’on « part des personnes et non des besoins », alors tous les PPDE volontaires doivent être embauchés.

Après s’être heurté dans un premier temps à la difficulté de prendre contact avec les personnes au chômage depuis de nombreuses années et « qui n’y croient plus », c’est le dilemme entre un engorgement des EBE nouvellement créées et la gestion d’une longue file d’attente qui s’est rapidement imposé. Et ce d’autant plus que le chômage de longue durée n’est pas seulement un stock, mais un flux.

« Au début, on ne prenait pas en compte les besoins des activités. On subissait le calendrier des embauches. Et on continuait à embaucher sans avoir suffisamment d’occupation pour tout le monde ».

« Quand on a commencé à vraiment se soucier de la contrainte financière sur le développement des EBE, la logique des directions a été d’arrêter ou de freiner les embauches après 50 ou 80 salariés ».

Les réponses s’organisent autour de plusieurs stratégies. La première consiste à prendre en compte le fait que, passé les premiers volontaires, très engagés, sachant ce qu’ils veulent faire et renseignés sur la réalité du besoin auquel ils pensent pouvoir répondre, les candidats sont plus indécis et moins propositionnels quant aux « besoins non couverts par le marché ou les politiques publiques ». Ce n’était pas leur faire injure que de leur proposer, en fonction de leur place dans la file d’attente, un emploi correspondant à une activité identifiée.

Organisation du travail et travail d’organisation

Par ailleurs, un important travail d’organisation se met en place. Le rapport de la Fonda distingue « organisation du travail et travail d’organisation », autrement dit d’un côté une organisation hétéronome du travail, un schéma pensé par l’encadrement, et de l’autre un travail réalisé par les salariés eux-mêmes et débouchant sur de nouvelles normes d’organisation du travail. La fidélité à « l’éthique contributive », consubstantielle à l’expérimentation, trouve ainsi une nouvelle traduction.

Rappelons que les EBE embauchent systématiquement en CDI. Il s’agit d’offrir la possibilité de se projeter dans l’entreprise. Le travail d’organisation réalisé par les salariés eux-mêmes est un investissement profitable aux objectifs de développement économique de l’entreprise. Il est fidèle au principe consistant à partir des personnes et de leur contribution volontaire.

Ce travail ne débouche pas pour autant sur la généralisation de l’auto-organisation au sein de petits collectifs fréquents dans la phase initiale. Une organisation par pôles d’activités, avec des « facilitateurs », des « référents », des « coordinateurs », se met en place, avec toutes les variantes possibles. Cet encadrement intermédiaire est issu pour partie de promotions internes de salariés conventionnés, pour partie de recrutements externes de salariés non conventionnés.

Une voie est recherchée entre des logiques en tension, celle de l’adaptation aux objectifs de développement économique de l’EBE et celle de l’investissement des salariés, lié au «fait qu’on leur parle d’eux et pas de leurs compétences attendues en premier lieu ». Il s’agit de deux pôles au sein d’une « écologie de l’action ». On pense aux analyses d’Edgar Morin et au « principe dialogique », «qui permet d’assumer rationnellement l’inséparabilité de notions contradictoires pour concevoir un même phénomène complexe ».

Pour les salariés eux-mêmes, les EBE distinguent « poly-activité et polyvalence ». L’organisation par pôle limite la poly-activité qui oblige en permanence à passer d’une activité à l’autre en décourageant l’investissement subjectif et la montée en compétences. Au contraire, la polyvalence au sein d’une équipe stabilisée, organisée pour répondre à un besoin particulier, les favorise.

« Entre nous on en parle souvent. On dialogue beaucoup sur ce qu’il serait bien de faire pour améliorer l’organisation. Il y a beaucoup de dialogues entre collègues, de l’échange d’idées. C’est dans des réunions d’équipe ».

Le rôle du Comité local pour l’emploi (CLE)

Conjointement à cette réponse en termes d’organisation, une stratégie tournée vers le territoire se met en place. Plutôt que s’engager dans l’impasse du recrutement continu et de la sous-activité aux effets incontrôlables, ou à l’inverse de réintroduire les critères de sélection à l’embauche en fonction des attentes du « marché du travail » synonyme d’une banalisation de TZCLD au nom du « réalisme économique », les territoires adoptent des stratégies visant à en faire un objectif partagé par tous. Le droit à l’emploi et sa traduction, l’exhaustivité, ne sont plus la seule responsabilité de l’EBE.

Ainsi le Booster à Villeurbanne, pionnier dans l’appui à la préfiguration d’activités par les salariés, élargit sa mission d’ingénierie territoriale en travail de «constitution et d’animation d’une communauté d’acteurs économiques », « un réseau d’entreprises créé à l’initiative du projet TZCLD et animé par l’Association le Booster », pendant que l’EBE EmerJean sur le même territoire, intègre une fonction de direction des opérations avec pour objectif de développer l’activité existante à partir des effectifs en place (voir dans Metis « Territoires zéro chômeur de longue durée : l’expérience de Villeurbanne Saint-Jean », février 2019)

Grâce au rôle de plus en plus affirmé des Comités locaux pour l’emploi (CLE), sous la présidence d’un élu local, des liens se créent avec le Service public de l’emploi (SPE), les structures d’insertion par l’activité économique (SIAE), les collectivités et le tissu économique. En particulier les liens avec Pôle emploi et les acteurs de l’insertion, réservés au départ, se développent. À Thiers, en 2019, la création de la deuxième EBE, Inserfac-EBE, est portée par un acteur local de l’IAE. Elle s’est construite autour d’activités de lavage-auto, de recyclage de papier, de réemploi de livres. À l’issue de l’enquête de la Fonda, elle comptait 30 salariés. À Colombelles, une Cellule Emploi municipale prend en charge l’animation de la mobilisation des PPDE lors de la phase de candidature. Partout, les conseillers de Pôle emploi mobilisent l’offre de droit commun, en la « tordant quelquefois » pour construire des parcours « d’accompagnement VIP », lorsque la file d’attente le nécessite.

« On leur propose un accompagnement VIP… J’ai l’impression de continuer à faire mon métier, mais je vais plus loin, je suis plus dans le qualitatif, je les appelle par leur prénom, on est vraiment à leur écoute et c’est vrai que ça facilite la relation. On va plus s’intéresser à la situation globale de la personne… »

Les CLE passent d’une fonction de « régulateur négatif », chargé de veiller à ce que les activités créées soient supplémentaires et non concurrentielles par rapport à celles existantes, à celle de « régulateur positif », de « gouvernance des politiques d’emploi et d’insertion ». Son travail permet d’envisager un ensemble de solutions alternatives et d’explorer avec les PPDE les multiples voies vers l’emploi : «l’objectif est de faire “zéro chômeur “ collectivement, dans une logique transdispositifs, sans publics cibles prédéterminés ».

Le travail d’animation du CLE suscite en outre la création d’activités nouvelles, notamment à partir des services aux entreprises qui peuvent représenter 50 % de l’activité de l’EBE. La mise en place de TZCLD a un effet global, systémique. Elle contribue au développement des territoires par la dynamique de la coopération entre acteurs et la possibilité d’accueillir dans un milieu favorable ces activités nouvelles.

L’EBE n’est pas conçue comme un sas vers « l’emploi classique dans une entreprise normale ». Elle est un maillon autour duquel la mobilisation et des stratégies nouvelles se mettent en place, et c’est dans ce cadre, qu’elle peut favoriser, pour les volontaires, les mobilités et les évolutions externes. Le CDI permet à des personnes qui ont besoin de reconnaissance de se projeter et de s’imaginer un avenir. Y compris en dehors de l’EBE.

Comprendre pour agir, expérimenter pour comprendre

Alors que 25 territoires supplémentaires ont rejoint les dix premiers dans cette deuxième étape de l’expérimentation, les enseignements de ce rapport sont précieux. Il enrichit le travail de capitalisation fait par l’association TZCLD présidée par Laurent Grandguillaume et qui accompagne les projets émergents.

Les leçons formulées à l’issue du travail d’Alexeï Tabet avec l’équipe de la Fonda, qualifié de « recherche-action », valent pour TZCLD. Elles valent aussi pour l’ensemble des politiques de l’emploi et de l’insertion, et de développement territorial. Elles valent également pour préciser ce qu’« expérimentation » veut dire. Elle n’est pas le test d’un dispositif conçu in abstracto et qu’il s’agirait de déployer dans les bassins d’emploi. Elle a besoin de temps.

Son évaluation est très loin de l’exercice consistant à renseigner une batterie d’indicateurs formulés à l’origine. Elle ne vise pas à conclure par la réussite ou l’échec du projet. Elle restitue le processus au cours duquel les idéaux et le réel dialoguent en acceptant la logique propre à chacun, ainsi que la nécessité de les unir au sein d’une même « écologie de l’action » plutôt qu’assurer la victoire de l’un sur l’autre. La brève histoire de quatre territoires TZCLD est celle de la confrontation des hypothèses initiales avec leur mise en pratique, histoire au cours de laquelle elles s’ajustent et s’enrichissent pendant que d’autres hypothèses apparaissent. En acceptant une forme d’indétermination dans les formulations initiales, l’enquête évaluative permet de caractériser la valeur créée, par nature multidimensionnelle, « démocratique, économique, sociale, environnementale ». Elle est véritablement un outil de pilotage.

À la fin nous ne sommes pas seulement mieux armés pour lutter contre le chômage de longue durée et l’exclusion des « oubliés de la croissance », nous avons appris comment une politique publique, une innovation politico-économico-sociale ambitieuse se construit avec l’ensemble de ceux qui sont concernés, l’ensemble des parties prenantes.

Pour en savoir plus

– Le rapport de la Fonda « Territoires zéro chômeur de longue durée : quelle création de valeur ? », Alexeï Tabet, février 2022

– Metis, « Territoires zéro chômeur de longue durée : “Sans vertu, aucun processus ne pourrait fonctionner” », Michel de Virville, propos recueillis par Jean-Louis Dayan, février 2018

– Metis, « Territoires zéro chômeur de longue durée : l’expérience de Villeurbanne Saint-Jean », Yvon Condamin, propos recueillis par Michel Weill, février 2019)

– Metis, « Revenu universel ou droit à l’emploi ? », Michel Weill, décembre 2021

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.