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Pandémie, dérèglement climatique, épuisement des ressources : autant de crises grosses de dangers, mais qui ont au moins cette vertu de rendre brusquement aigus et palpables des problèmes qui sans elles resteraient la préoccupation de quelques penseurs, groupements et lanceurs d’alerte, condamnés à prêcher dans le désert du déni collectif. Ainsi en va-t-il du travail : les alertes n’ont pas manqué sur ses dérèglements, mais il aura fallu la pandémie pour que la « Grande démission » donne à la question son ampleur et son urgence. C’est tout l’intérêt du livre, Redonner du sens au travail, que publient Thomas Coutrot et Coralie Perez que de s’en saisir.

Les auteurs ont une double ambition : montrer comment, placé à la convergence des multiples crises qui remettent en cause nos façons de produire et de vivre, le travail a perdu de son sens ; et explorer les remèdes, alternatives ou révisions déchirantes capables de lui en rendre.

Connaissant leurs travaux antérieurs, l’angle qu’ils adoptent peut surprendre, mais il est cohérent avec ce qui précède : ce ne sont pas cette fois les conditions objectives de travail et d’emploi qu’ils prennent pour objet, mais bien l’expérience subjective du travail, entendu comme « activité sociale chargée de lourds enjeux normatifs (valeurs, reconnaissance, autonomie) ».

La crise du travail est une crise du sens

Les auteurs n’ignorent évidemment pas l’effet déterminant qu’ont eu sur le travail et l’emploi les mutations des dernières décennies (épuisement du compromis fordiste, financiarisation du capitalisme, redistribution des tâches à l’échelle du monde, crise écologique) et des modes de gestion du travail (lean production, management par le chiffre, sous-traitance). Mais leur choix, appuyé tout au long des pages sur des références riches et plurielles, est de les prendre comme une donnée, un cadre dans lequel se joue la question, pour eux première, celle du sens. À ce titre — choix significatif venant de deux (socio) économistes patentés — leur inspiration théorique n’est pas à chercher du côté de l’économie du travail, ni du droit de l’emploi, mais de l’ergonomie, de la sociologie et de la psychologie du travail. C’est en particulier en référence explicite à la psychodynamique du travail, telle que développée par Christophe Dejours et Yves Clot, qu’ils identifient les constituants du sens du travail. Loin des conceptions doloriste — le travail comme peine — ou utilitariste — le travail comme renoncement au loisir contre salaire — il s’agit de le concevoir certes comme une souffrance (face à la résistance du réel) mais tout autant comme un plaisir (quand il est couronné de succès) et comme une liberté (quand il s’affranchit de la prescription). Ils se situent ce faisant, autre référence assumée, dans la perspective marxienne d’un travail affranchi de l’aliénation.

C’est sur cette base qu’ils identifient les trois principaux éléments qui donnent au travail son sens : l’utilité sociale (faire ce qui est utile aux autres et à la société), la cohérence éthique (le faire en conformité avec les règles de l’art et les valeurs du monde social), l’accomplissement de soi (à travers l’expérience acquise et l’épreuve surmontée). Et de souligner qu’ils font ainsi leur une « conception politique du travail », pour laquelle travailler c’est transformer le monde. D’où le sous-titre de leur livre : « une aspiration révolutionnaire ». Une expérience subjective, éminemment déterminée par ses conditions objectives : voilà ce qu’ils entreprennent, avant d’en débattre, de mesurer.

Le sens du travail à l’épreuve des données

En bons chercheurs, les auteurs prennent soin en effet de soumettre leur problématique à l’épreuve des faits. Ce sont des enquêtes pluridisciplinaires sur les sorties d’emploi et le malaise au travail qui les ont conduits à creuser la question du sens. C’est en passant leurs hypothèses au crible des enquêtes statistiques sur les conditions de travail et les risques psycho-sociaux (Enquêtes CT-RPS de la DARES et l’INSEE menées en 2013-16 puis en 2019) qu’ils ont cherché à prendre la mesure de ce qui, du point de vue des personnes interrogées (elles sont 14 000 dans l’échantillon représentatif de l’ensemble des salariés), donne ou retire du sens à leur travail. Ils ont, pour ce faire, choisi dans les questionnaires les 9 items qui se rapportent au plus près des trois composantes précitées (2 pour l’utilité sociale, 3 pour la cohérence éthique, 4 pour la capacité de développement) et calculé sur cette base pour chaque salarié interrogé un score global de sens au travail. Rapprochés du profil socio-professionnel des enquêtés (âge, sexe, qualification, métier…), leurs résultats dessinent le paysage du sens au travail tel qu’on pouvait l’appréhender en France, en statique comme en dynamique, à la fin des années 2010. On ne peut que recommander de se plonger dans leur ouvrage pour en avoir une vue complète ; il suffit ici de relever quelques traits saillants, et parfois contre-intuitifs :

  • le sens que l’on trouve à son travail est loin d’être directement proportionnel à la qualification ou au salaire ; si beaucoup de métiers non qualifiés (mais pas tous, loin s’en faut) se classent au bas de l’échelle, ce sont les assistantes maternelles qui arrivent en tête du palmarès, suivies de près par nombre de professions du care et une partie des ouvriers qualifiés et des agents administratifs ou commerciaux.
  • La relation aux autres (clients ou usagers) compte pour beaucoup dans le bon score des salariés du care et des services publics, aussi bien en termes d’utilité sociale que de réalisation de soi, et en dépit de conflits éthiques plus fréquents qu’en moyenne.
  • Le contexte organisationnel est déterminant : la fixation d’objectifs, la succession de changements ou encore la position de sous-traitance vont de pair avec une perte de sens au travail.
  • À l’inverse, quelle que soit la catégorie professionnelle, le risque de souffrir de dépression est bien plus élevé chez les salariés dont le travail a perdu de son sens ; et la probabilité de changer d’emploi est de 30 % plus forte quand le sens manque.

À ce tableau d’ensemble s’ajoute opportunément la prise en compte d’une quatrième composante (ou si l’on préfère d’une deuxième bis, au titre de la cohérence éthique), que les auteurs nomment « remords écologique » et mesurent grâce à l’ajout dans l’édition 2019 de l’enquête de cette nouvelle question : « Avez-vous l’impression que votre travail a des conséquences négatives pour l’environnement ? ». La réponse est positive pour 31 % des salariés (7 % toujours ou souvent, 24 % parfois), et le sentiment de faire « un sale boulot » plus fréquent chez les hommes, les ouvriers et ceux dont les conditions de travail sont pénibles ou risquées, ou l’autonomie limitée. Mais il est bien présent aussi chez les cadres de la construction, du commerce, de la recherche ou de la communication, chez qui il va de pair avec le sentiment de ne pas faire un travail utile. Au souci d’autrui s’ajoute ainsi celui de la planète ou, comme préfèrent le dire nos auteurs, du « vivant », une extension du domaine du care qui leur permet d’opérer la jonction entre enjeux sociaux et écologiques.

L’hypothèse de la crise de sens passe donc avec succès l’épreuve des données. Reste à en tirer les conclusions.

En finir avec les idées reçues

À ce point de la réflexion, leur livre change de registre. De démarche empirique appliquée à dresser le constat d’une crise globale, il se mue en une revue critique, abondamment documentée, des remèdes et alternatives susceptibles de redonner du sens au travail.

Comme pour déblayer le terrain, les deux chercheurs règlent en préalable leur compte aux trois idées reçues qui s’attaquent selon eux au concept même de « sens du travail ». Celle de l’économie néoclassique, qui ne voit dans le travail que « désutilité » (renoncement au loisir) consentie en échange d’un salaire, et continue d’inspirer les politiques d’emploi (dernier exemple en date, la réforme de l’assurance chômage), sans admettre que le travail répond à bien d’autres motivations que le gain monétaire. À l’opposé, celle de certains des critiques radicaux du capitalisme, pour qui chercher du sens à son travail serait « un problème de riche », alors que les ouvriers non qualifiés s’y montrent aussi sensibles et en souffrent tout autant que les autres. Pour d’autres encore, le discours sur le sens ne serait qu’un subterfuge au moyen duquel patrons et managers voudraient entretenir le mirage d’un travail sans domination ni exploitation. Idées contre lesquelles nos auteurs, pour critiques qu’ils soient du capitalisme financiarisé, s’inscrivent en faux : l’enjeu du sens n’est pas réductible aux stratégies managériales, qui ont quoi qu’on puisse en penser par ailleurs le mérite d’engager à leur façon le débat, éminemment politique, sur le pouvoir d’agir des salariés.

Que faire ?

La discussion qui s’ensuit mérite d’autant plus l’attention des lecteurs de Metis qu’elle se saisit de projets et d’initiatives qui leur sont familiers : tour à tour la RSE, l’entreprise à mission, la gouvernance partagée, l’entreprise « libérée », la sociocratie, l’ESS et la nouvelle vague coopérative, l’économie des communs sont passées au crible de leur revue critique. On ne peut à nouveau que leur conseiller de se plonger dans les chapitres qui y sont consacrés, toujours avec distance et rigueur, chaque fois appuyés sur de solides références et illustrés par une grande variété d’expériences de terrain. Revue d’autant plus instructive que loin d’ignorer les « initiatives venues d’en bas » (des salariés des GAFAM, des syndicalistes, du mouvement coopératif, des travailleurs en reconversion…), elle leur consacre un chapitre entier, où l’on voit entre autres comment aujourd’hui bien des salariés, en fuyant un travail dénué de sens, contribuent à cette « grande évasion » qui occasionne en France et ailleurs bien des difficultés de recrutement.

Ce n’est pas priver lesdits lecteurs de leur plaisir que de révéler la teneur de la conclusion, car elle ne surprendra pas : il n’y a pas de remède miracle à la crise du sens, et chacune des alternatives sous revue bute sur ses limites ; pour autant les auteurs penchent sans s’en cacher pour celles qui ne se bornent pas à aménager, verdir ou enrichir à la marge le travail, mais entendent bel et bien le démocratiser. Tel est pour eux le point nodal, la limite ultime : « Le rapport salarial de subordination, qui confère aux détenteurs du capital le monopole des décisions stratégiques, se révèle incompatible avec un véritable autogouvernement du travail ». Dans la suite d’une longue tradition (Proudhon, Fourier, Lafargue, Simone Weil), il ne s’agit de rien moins que réconcilier le travail avec la démocratie et le vivant. Ils nous avaient prévenus que la question du sens serait éminemment politique ; la promesse est tenue, et de la bonne manière : celle de la mise en débat, non celle du pamphlet.

Le débat est ouvert

Le livre refermé, les questions ne manquent pas. Entre autres :

  • N’est-il pas quelque peu réducteur de mettre la question du sens au cœur de la crise du travail ? N’est-ce pas privilégier une approche subjective, existentielle ou psychologisante (au choix) du problème, au risque de méconnaître le poids de ses déterminants économiques et institutionnels ? Ce serait faire un mauvais procès aux auteurs de prétendre qu’ils les ignorent alors que l’analyse des changements organisationnels et managériaux qui vont de pair avec les transformations du capitalisme contemporain est au fondement de leur démonstration. C’est plutôt que, si on les suit dans cette idée que l’enjeu crucial est celui du pouvoir d’agir, alors c’est là qu’est la véritable clé du changement, la question du sens ne se posant qu’en second, comme celle de l’expérience subjective de ce pouvoir.
  • Pour s’en tenir au sens, les trois composantes retenues (l’utilité, l’éthique, le développement) suffisent-elles à le saisir en totalité ? On peut regretter que la question du lien social noué dans et par le travail ne soit guère évoquée, sinon par la médiation de l’utilité sociale. Car on peut aussi voir, à la source de la « grande évasion », outre l’envie de fuir un travail dénué de sens, l’expérience d’un lien rompu, d’une promesse trahie par un pouvoir patronal tenté de se libérer de sa responsabilité sociale en renouant avec une conception purement marchande de la relation de travail, faite de gestion flexible de l’emploi et de la masse salariale. La même objection pourrait valoir à propos de l’identité professionnelle, mise à mal par l’affaiblissement des normes collectives de métier et la dilution des figures de l’employeur et de l’entreprise. Pour le dire autrement, appartenance et identité, dans le champ professionnel s’entend, devraient avoir leur part dans la constitution du sens au travail, et la grande évasion s’interpréter aussi comme une grande déception.
  • Trop absente paraît la question du temps, ou de la disponibilité, pourtant rendue plus aigüe par l’extension actuelle du télétravail. La variabilité des horaires et le brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle figurent désormais en bonne place parmi les pénibilités et les risques du travail, particulièrement pour les femmes en l’état actuel du partage des tâches. On peut certes rattacher la question aux composantes éthique (tenir son rôle dans la famille et la cité) ou développementale (pouvoir se réaliser hors travail) du sens du travail. Elle gagnerait sans doute, vu son acuité, à être saisie comme une composante à part entière.

Il reste que Thomas Coutrot et Coralie Peres réussissent pleinement à nourrir et documenter la question du sens du travail en lui donnant assise conceptuelle et consistance factuelle. Une contribution particulièrement bienvenue dans un débat où elle ne tient souvent lieu que d’argument d’autorité, sinon d’artifice destiné à donner à la banalité du propos les allures d’une philosophie. Et qui ouvre à la recherche de stimulantes perspectives, notamment pour faire évoluer les enquêtes statistiques sur le travail. Un autre de leurs apports, et non le moindre en temps d’urgence écologique, est d’opérer une double jonction : entre expérience subjective et conditions objectives du travail, mais aussi entre nature et culture, quand ils appellent pour finir à ce que le travail « prenne soin de notre monde au lieu de le détruire ».

Pour en savoir plus

« Redonner du sens au travail — une aspiration révolutionnaire », Thomas Coutrot et Coralie Perez, La république des Idées, éditions du Seuil, septembre 2022.

« Quand le travail perd son sens. L’influence du sens du travail sur la mobilité professionnelle, la prise de parole et l’absentéisme pour maladie ». Thomas Coutrot et Coralie Perez, Document d’études Dares-CES n° 249, août 2021

« La déstabilisation des stables : restructuration financière et travail insoutenable ». Coralie Perez, Travail et emploi n° 138 (2), 2014

– Résonance, Hartmut Rosa, éditions La découverte. Paris 2018. Voir la recension par Jean-Marie Bergère dans Metis : « Résonance, une sociologie de la relation au monde ».

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Socio-économiste, Jean-Louis Dayan a mené continûment de front durant sa vie professionnelle enseignement, étude, recherche et expertise dans le champ des politiques du travail, de l’emploi et de la formation. Participant à des cabinets du ministre du travail, en charge des questions d’emploi au Conseil d’analyse Stratégique, directeur du Centre d’Etudes de l’Emploi… Je poursuis mes activités de réflexion, de lectures et de rédaction dans le même champ comme responsable de Metis.