Alors que le débat sur les retraites s’égare dans une confrontation stérile parce qu’il se refuse à mettre au centre de la discussion la question pourtant essentielle du travail, les Assises du Travail ont été ouvertes le 2 décembre dernier. Mais pourquoi donc ces Assises ne viendraient-elles pas nourrir ce qui se joue dans la réforme des retraites : une réactualisation de notre rapport au travail ?
J’ai eu la chance de participer au lancement des Assises du Travail le 2 décembre dernier au CNAM. L’ambition de ces Assises est d’associer les parties prenantes, partenaires sociaux, entreprises, universitaires, personnalités dites qualifiées et citoyens pour réfléchir ensemble autour de leurs attentes vis-à-vis du travail. L’idée de ces Assises avait été lancée par la CFDT au sortir de la crise sanitaire, puis reprise par l’exécutif dans le cadre des travaux du fameux et énigmatique Conseil national de la refondation.
La question du travail est justement au cœur de la réforme des retraites qui occupe le pays. J’ai été frappé de constater combien la géographie des manifestations du 19 janvier, au-delà des grandes métropoles, s’est calquée sur « la France du travail », celle des sous-préfectures et des villes moyennes industrielles. Et pourtant, le travail est un point aveugle du débat sur les retraites.
Ma conviction est que la vivacité de ce débat, très particulière à notre pays, est liée à la dureté du travail, à l’insatisfaction des salariés, plus prononcée en France qu’ailleurs dans les autres pays développés. Les Français aiment le travail, mais sont critiques vis-à-vis de leur travail. La retraite est ainsi vécue comme une libération, une nouvelle période de vie qui enfin, va donner droit aux aspirations, au bien-être et à la réalisation de soi. Dans ces conditions, on comprend que les salariés se braquent face à un report de ce moment privilégié.
Une épidémie de flemme, vraiment ?
Commençons par faire le sort qu’il mérite à l’argument de l’oisiveté, soupçon qui a toujours pesé sur le travailleur en France. Lors des Assises, la table ronde sur le rapport au travail a été ouverte par Jérémie Peltier, de la Fondation Jean Jaurès (FJJ), qui a utilisé cette tribune pour développer les dernières trouvailles de ce think tank autour de la « grosse fatigue » et de « l’épidémie de flemme », mise en avant par le titre d’une de ses publications récentes.
Elles nous semblent faire peser sur les jeunes et une soi-disant rupture du rapport au travail, une responsabilité beaucoup plus forte que ce que nous disent les études terrain. Par ailleurs, ces constats sont rarement étayés par un appareillage statistique digne de ce nom. Il ne suffit pas comme l’a énoncé Jérémie Peltier dans son introduction de vouloir « objectiver ce que l’on ressent intuitivement ». Si le travail a effectivement perdu sa place identitaire, sans doute pour le grand bien des salariés comme des entreprises, on ne peut pas dire qu’il a perdu sa place centrale. Le rapport au travail a d’ailleurs été bien bousculé ces dernières années : dès avant la mise en suspension due au « Great Lockdown » (« Grand Confinement »), le travail faisait face aux multiples remises en question issues des grandes transitions. Pour reprendre les mots d’Olivier Dussopt, ministre du Travail, du Plein emploi et de l’Insertion, lors de son introduction, « la transition écologique et l’usage accru du numérique bouleversent les organisations du travail et les attentes de nos concitoyens vis-à-vis de leur activité professionnelle ».
La FJJ n’est pas la seule à verser dans la facilité de « l’épidémie de flemme ». Lors de son introduction au débat des Assises, François Bayrou, commissaire au Plan, mais aussi Secrétaire général du Conseil national de la refondation, a rappelé l’étymologie doloriste du mot travail (le fameux tripalium, étymologie qui est d’ailleurs de plus en plus contestée…) et s’est étonné du nombre important de postes non pourvus dans l’industrie et dans les services, en reliant cet état de fait à « un refus du travail ». Mais plus positivement, ce constat l’amène à la nécessité de « comprendre pourquoi la conciliation entre travail et épanouissement n’est plus au rendez-vous comme (pour) les classes d’âges précédentes ».
Les enquêtes montrent en effet que le travail est toujours ancré au centre des aspirations des jeunes générations, au même titre que les loisirs, le sport, les amis ou la famille. Le lecteur intéressé par ces questions peut se référer à mon récent article dans Metis (« Les jeunes, le travail et l’entreprise : pulvérisons quelques idées reçues », septembre 2022).
Lors des Assises, Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT a rappelé les conclusions fortes de l’enquête « Parlons travail » menée par son organisation en 2018. Il fait aussi remarquer que « cette question du rapport au travail est vécue d’un côté grincheux ». En effet, on a « vendu la mobilité professionnelle aux jeunes », si bien qu’on ne devrait pas s’étonner de leur appétence à bouger, à changer d’entreprise. Les attentes des jeunes, comme des plus âgés, portent d’abord et avant tout sur le sens, mais aussi le respect et notamment la capacité à s’exprimer librement sur son travail. Il attire également l’attention sur le fait que la problématique du rapport au travail n’est absolument pas une question spécifique posée par les jeunes générations, mais qu’au contraire, elle concerne l’ensemble des générations au travail, et pas seulement les plus diplômés.
Nous sommes passés de l’absolutisme du travail, un modèle dans lequel le travail occupe le centre et détermine la place des autres interactions sociales, à un modèle plus équilibré et plus sain, dans lequel chacun d’entre nous cherche sa place et exprime au mieux ses convictions et ses valeurs. Comme l’affirmait Olivier Dussopt, « nos concitoyens aspirent de plus en plus à ce que leur travail ait un sens et corresponde aux valeurs qui les animent, mais aussi qu’il leur permette de mieux concilier vie personnelle et vie professionnelle ». Depuis le milieu des années 2000, donc bien avant la crise sanitaire, on voit monter cette aspiration de conciliation dans les attentes exprimées par les salariés vis-à-vis du travail.
Le ministre ajoute par ailleurs que les transformations du rapport au travail « ne doivent pas nous laisser succomber au cliché selon lequel les jeunes générations n’aimeraient plus travailler. Une grande majorité d’entre eux souhaitent simplement travailler différemment, travailler mieux en somme ». De fait, les parcours d’insertion professionnelle des jeunes ressemblent souvent, particulièrement en France, à une course d’obstacles. Lors des Assises, Nicolas Gougain ancien membre du CESE et auteur d’un rapport (avec Dominique Castéra) sur « Les jeunes et l’avenir du travail » (mars 2019) a mis en avant le thème du bizutage social.
Et Olivier Dussopt de conclure sur ce point : « La grande démission ou grande flemme supposée des Français est un cliché. Le droit à la paresse est une provocation. (…) Le travail reste une valeur essentielle de notre société » (voir « Assises du Travail : Dussopt s’en prend au “cliché selon lequel les jeunes ne veulent plus travailler” », Challenges, 2 décembre 2022).
Les Assises du Travail pourraient devenir le prolongement de la loi Pacte
Pour Jean-Dominique Senard, président du groupe Renault, mais aussi garant des Assises, « l’entreprise est attendue comme un espace de relation humaine et de cohésion ». C’est la conception de l’entreprise qu’il a inscrite au cœur de son rapport sur « L’entreprise et l’intérêt collectif », rédigé avec Nicole Notat et remis au gouvernement en mars 2018, qui a donné corps à la loi Pacte promulguée l’année suivante (voir dans Management & RSE « Loi PACTE : le couronnement de la RSE ? »). Or, « après trois ans, la loi Pacte mérite cette réflexion approfondie qui s’ouvre ». Jean-Dominique Senard, est l’un des rares intervenants, autour des questions de raison d’être et de société à mission, qui a compris que ces notions ne peuvent pas être cantonnées à de simples outils de gouvernance, mais que le travail humain doit entrer au cœur de la logique de fonctionnement de l’entreprise de demain. Le travail était le grand absent de la loi Pacte. C’est le moment de l’y faire entrer, avec tout ce que cela implique.
De ce point de vue, on peut analyser les Assises du travail comme un prolongement de la loi Pacte. Cette loi incitait les entreprises à réfléchir au sens de leur activité, au-delà du seul profit pour les actionnaires. Elle les invitait à prendre en compte l’ensemble de leurs parties prenantes au travers des enjeux sociaux et environnementaux qu’elles affrontent. Ce « capitalisme des parties prenantes » trouve un prolongement dans le travail et sa place dans l’entreprise et dans nos vies.
En effet, les Assises incitent les acteurs économiques et sociaux à réfléchir au sens du travail au-delà de son statut d’activité économique. Olivier Dussopt, l’a dit dans son introduction : chacun est invité à « réfléchir ensemble autour des attentes vis-à-vis du travail et du sens que chacun entend donner à cette activité, au-delà de sa fonction économique première ». On retrouve donc ici la complémentarité des deux questions que je pose depuis les prémices de la loi Pacte, et qui pour moi sont intimement imbriquées : quel est le sens de l’entreprise dans la société et quel est le sens du travail dans l’entreprise ?
Jean-Dominique Senard a d’ailleurs fait remarquer que les études récentes mettent en évidence un rapport plus distancié et critique vis-à-vis du travail, mais, ajoute-t-il, « quand les jeunes pensent le travail dans un projet, le sens critique se mue en motivation ».
Il me semble que cette approche ouvre des perspectives pour une refondation du travail. La loi Pacte, loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, a permis de réécrire la finalité de l’entreprise : d’un simple rassemblement d’actionnaires (énoncé initial de l’article 1833 du Code civil, datant de 1804), elle devient un projet collectif, associant les parties prenantes du travail. En cohérence, le travail peut désormais être pensé comme le mode d’inscription dans ce projet.
- Question posée par la loi Pacte (explicitement) : Si le profit n’est plus la seule finalité de l’entreprise, alors qu’elle est cette finalité ? C’est la question de la raison d’être.
- Question posée par les Assises (implicitement) : Si le travail ne se déploie plus uniquement vers les intérêts de l’entreprise, alors quel est son sens ? C’est la question du projet d’entreprise… et de la « raison d’y être ».
Le terme d’articulation prend alors tout son sens : le travail n’est plus notre seule raison d’être ; il devient notre mode d’inscription dans la raison d’être de l’entreprise, en articulation avec nos autres relations — familiales, amicales, associatives, citoyennes. Cette articulation est aussi reflétée par la complémentarité entre les deux garants de ces Assises, Jean-Dominique Senard déjà cité et Sophie Thiéry, directrice de l’engagement sociétal chez AÉSIO mutuelle, qui a réalisé son parcours au ministère du Travail, à la confédération CFDT et chez Vigéo, pionnier de la notation sociétale et environnementale.
Les facteurs d’implication au travail : quoi de neuf ?
En ces temps de « grande démission » (pour l’essentiel fantasmée) et de « quiet quitting » il est crucial de se pencher sur ce qui fait que le travail n’est pas seulement un gagne-pain (rapport instrumental), mais aussi un mode d’insertion dans la société (rapport social) et une réalisation de soi (rapport expressif), selon le triangle du travail implicitement dessiné par Simone Weil et Hannah Arendt. C’est ici que je trouve des terrains d’accord avec trois thèmes de l’intervention de Jérémie Peltier.
Tout d’abord l’intérêt de se poser la question de la vie réussie. Qu’est-ce que c’est qu’une vie réussie pour les jeunes d’aujourd’hui ? On sait d’ores et déjà qu’une vie de famille épanouie y contribue. On sait également qu’une des aspirations des jeunes est d’être propriétaire de leur logement, alors même que la modernité les orienterait plutôt vers l’économie de l’usage, qui évite la propriété des objets. Mais on sait aussi qu’un travail intéressant, motivant, offrant des perspectives professionnelles, de bonnes conditions de travail et de rémunération, fait partie des aspirations essentielles des jeunes.
Ce qui nous amène au deuxième aspect, celui des rémunérations, un thème trop souvent occulté des débats, notamment autour des postes non pourvus. À force d’insister sur le sens du travail, sur l’engagement, on oublie les salaires. Lors des Assises, Audrey Richard, qui dirige l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH), est d’ailleurs revenue sur cet aspect pour le confirmer. « Ce n’est qu’à partir du moment où on a placé son entreprise au niveau du marché, donc en s’occupant d’abord du salaire, que l’on peut ensuite s’intéresser aux conditions de travail et aux questions de sens, » affirme-t-elle. De même, Olivier Dussopt a insisté dans son introduction sur l’articulation des deux motivations essentielles : « pouvoir mieux vivre de son travail et mieux vivre au travail ».
Enfin, je reprends à mon compte une expression intéressante de Jérémie Peltier, « les jeunes sont des vieux comme les autres, » qui amène à relativiser les spécificités des jeunes vis-à-vis du rapport au travail. Une fois encore, on confond trop souvent les effets de génération avec les effets d’âge et les effets d’époque.
Comment espérer l’engagement des salariés dans le travail si celui-ci a été dénué de ses finalités ? Le pourquoi de l’entreprise (raison d’être) doit plonger ses racines dans le pourquoi du travail (implication). De ce point de vue, Pierre Burban, secrétaire général de l’U2P (Union des entreprises de proximité) a donné une clé de compréhension en faisant remarquer que s’agissant des artisans et des professions libérales, « quand on travaille, on exerce complètement un métier ». Derrière cette désaffection au travail, regrettée par beaucoup, il y a les conséquences d’une parcellisation des process excessive, l’incidence de la fragmentation du travail. Dans la recherche de l’équilibre, les entreprises seraient bien inspirées de défricher des voies nouvelles vers la polyvalence et l’autonomie.
De nouveaux équilibres se dessinent
Bruno Mettling, président de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE) a insisté sur le fait que « la réalité de la transformation numérique et de ses impacts, c’est la capacité à définir des équilibres ». Cette notion d’équilibre me semble prometteuse. On la trouve dans le télétravail, qui a conduit le groupe de travail que j’ai présidé pour Terra Nova sur ce sujet à rejeter à la fois le télétravail à 100 % et l’empêchement du télétravail (« Comment les nouvelles organisations du travail transforment l’entreprise : pour un travail hybride socialement responsable », Rapport Terra Nova, 7 octobre 2022).
On retrouve cette recherche dans la problématique de l’équilibre entre travail indépendant et travail salarié ou encore dans cette motivation essentielle des jeunes vis-à-vis du travail, l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. J’ai d’ailleurs été frappé par le fait que tous les intervenants des Assises sont restés sur le terme et le paradigme du télétravail. Le travail hybride n’y a pas encore fait son apparition. Pourtant, il constitue une clé pour comprendre l’évolution du rapport au travail. Par exemple, beaucoup considèrent que la culture d’entreprise ou l’entraide entre collaborateurs nécessitent la présence physique. Mais qu’est-ce que la présence ? C’est être disponible à l’autre. On ne peut nier l’existence de ce que j’appelle « la présence absente », ces cadres en réunion, chacun traitant ses emails. Et à l’inverse, le soutien professionnel, l’écoute, peuvent parfaitement se déployer dans les environnements numériques dits « distanciels ». Être présent, ce n’est pas être physiquement situé à l’intérieur des murs de l’entreprise, c’est être dans son projet, dans sa raison d’être.
L’importance du projet a été soulignée par Anne Chatain, secrétaire générale adjointe de la CFTC, qui a indiqué que la priorité devrait être « d’aller plus loin que la raison d’être, pour déboucher vers un vrai projet d’entreprise, » derrière lequel elle dessinait les contours de la société à mission. La France compte à ce jour 961 sociétés à mission (selon l’Observatoire des sociétés à mission). Un demi-succès, sans doute, mais une avancée indéniable.
Le sens ne se « donne » pas ; il se crée dans les interactions du travail
Tous ces éléments convergent vers la question du sens : sens du travail et sens au travail. Ce thème a été abordé par plusieurs intervenants, mais plutôt sur le mode de l’incantation : il faut donner du sens. C’est là que commence le quiproquo avec le travail. Car le sens ne se donne pas ; il ne descend pas des décideurs vers l’organisation. Au contraire, le sens se crée dans les interactions du travail, dans les actes des collaborateurs et des managers sur le terrain, dans la conception partagée du « travail bien fait », dans les échanges entre salariés sur ce qui facilite ou empêche le bon travail.
C’est ainsi que le sens se construit en interaction sur trois niveaux :
- Le sens de l’entreprise : c’est-à-dire sa finalité, sa raison d’être ;
- Le sens du collectif de travail : ce qui nous tient ensemble, ce que nous partageons au sein d’une équipe ;
- Le sens du travail perçu par le collaborateur : la façon dont son activité met en jeu (ou pas !) ses valeurs, ses projets personnels, ses aspirations ; la façon dont son activité s’intègre dans les deux niveaux précédents.
Cette construction peut se réaliser selon la méthodologie du dialogue professionnel, que plusieurs des intervenants aux Assises ont appelé de leurs vœux. Mais cette méthodologie obéit à des principes de fonctionnement que les entreprises ne cherchent pas toujours à réunir. Mon expérience de cette démarche m’a conduit à formuler ceux qui me semblent déterminants (voir dans Management & RSE « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir »). Pour ce faire, le sens doit être apprécié dans sa plénitude, c’est-à-dire selon ses trois dimensions, car le sens est à la fois direction, signification et sensation (voir aussi « Les trois sens du sens au travail »).
Si ce chantier du sens par le dialogue entre ceux qui se confrontent au travail pouvait en sortir revivifié, si les entreprises acceptaient de prendre le risque si créateur d’expérimenter le dialogue professionnel, les Assises auraient commencé à répondre à leur promesse, refonder le travail.
Dans un second article, vous trouverez la suite (et fin) de cette analyse sur les Assises du Travail. On y parle de régulation, de dialogue social, de santé au travail, de démocratie au travail et de la QVT qui devient QVCT pour de bonnes raisons (à lire ici).
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