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Toute organisation se régule selon trois boucles de dialogue, qui organisent la résolution des différences de points de vue, recherchent l’adhésion et le consentement des acteurs sociaux et diffusent les compromis ou les conclusions auxquels ils sont parvenus. Chacune de ces boucles de dialogue (ou de régulation) gagnerait à mieux prendre en compte le travail réel. Sur ce chemin escarpé, les échos des Assises du Travail nous suggèrent quelques pistes d’action.

Comme nous l’avons vu dans l’article qui constitue l’introduction à celui-ci, les Assises du Travail qui se déroulent depuis décembre 2022 jusque fin février ou mi-mars de cette année seront utiles si elles poursuivent le chemin entamé par la loi PACTE et permettent de remettre le travail au cœur de l’entreprise (voir dans Metis : « Les Assises du Travail : vers une refondation du rapport au travail », janvier 2023).

Mais « remettre le travail au cœur de l’entreprise » est une formule creuse, voire un vœu pieux, maintes fois rabâché. Comment cela se passe-t-il dans la vraie vie des organisations ? Pour répondre à cette question, il faut faire appel à l’un des plus brillants sociologues français, Jean-Daniel Reynaud, et à sa théorie de la régulation sociale. Il la définit comme « l’activité qui consiste à créer, et mettre à jour les règles au cœur de la relation de travail ». Il précise que « ce qui permet l’accord dans une négociation sociale, c’est rarement la découverte d’une solution pleinement satisfaisante, mais plus généralement la capacité de faire une anticipation commune » (1). La négociation est ainsi vue comme un pari sur l’avenir (voir l’étymologie du terme « compromis », du latin « cum promissus », avec promesses).

En s’appuyant sur l’approche de Jean-Daniel Reynaud, on peut modéliser le fonctionnement de toute organisation par trois boucles de régulation, ou boucles de dialogue, plus ou moins formelles, qui interagissent et constituent son mode de régulation sociale :

  • Le dialogue managérial
  • Le dialogue social
  • Le dialogue professionnel

À cela s’ajoute une quatrième boucle de dialogue, dont nous ne parlons pas ici, car elle a vocation à rester souterraine : le dialogue informel, celui qui se déroule autour de la machine à café (présentielle) ou dans les boucles WhatsApp (distancielles). Notez simplement que si vous ne vous occupez pas sérieusement des trois boucles principales, c’est cette quatrième voie (voix ?) qui l’emportera… à vos risques et périls !

Je vous propose de reprendre chacune de ces trois boucles de régulation pour faire émerger quelques moyens de réinscrire le travail dans le quotidien, tout en faisant appel à quelques échos des échanges lors du lancement des Assises du Travail, le 2 décembre 2022.

1 – Le dialogue managérial (régulation régalienne et collaborative)

La ligne managériale est à la fois descendante (régulation régalienne) pour transmettre les consignes, les prescriptions du travail et ascendante (régulation collaborative) pour faire « remonter » les éléments d’ambiance (climat social), les diagnostics, les idées, de la part des collaborateurs ou des parties prenantes, les clients notamment. Cette boucle de régulation connaît à la fois des transformations de long terme, qui proviennent des difficultés de sortie du taylorisme et des amplifications liées à la crise sanitaire. Le constat : les organisations pyramidales fonctionnant sur le « command & control » ne sont plus adaptées, ni à la société de la connaissance ni à l’environnement VUCA (volatile, incertain, complexe, ambigu), qui caractérise les environnements de travail d’aujourd’hui. Le télétravail à marche forcée entamé début 2020 a accéléré l’obsolescence de ces organisations verticales (voir dans Management & RSE : « Le travail hybride est désormais la forme normale du travail », janvier 2023).

À cela s’ajoutent de fortes difficultés à recruter, déjà présentes dans quelques professions avant la crise sanitaire, mais qui se sont fortement étendues avec la reprise post-Covid. Elles ne concernent pas seulement ceux que les entreprises désignent comme les acteurs de la « guerre des talents », c’est-à-dire les plus diplômés. Lors des Assises, Éric Chevée, Vice-président de la CPME, chargé des affaires sociales et de la formation, a mis en avant le fait que « sur les 20 métiers les plus pénuriques de [son] département, 18 sont des métiers peu qualifiés ».

La demande de flexibilité, pas toujours satisfaite concernant le télétravail, a été identifiée par plusieurs participants comme une réponse à ces difficultés de recrutement. En effet, plusieurs baromètres ont montré que beaucoup de salariés, notamment les jeunes, se détournent des entreprises qui empêchent le télétravail ou veulent l’enserrer dans des contraintes rigides. Mais cette demande de flexibilité est plus large : elle concerne les lieux de travail, les possibilités de maîtriser l’ordonnancement de ses tâches, la respiration recherchée sur la journée de travail, mais aussi sur la vie professionnelle. Derrière cette demande de flexibilité, il y a donc la question de la banque des temps (appellation CFDT) ou du CETU (compte épargne temps universel, appellation administrative), qui devrait faire son retour dans le débat. Elle propose en effet des outils concrets pour doser son investissement travail en fonction des envies et des besoins des collaborateurs comme l’arrivée d’un enfant, la maladie d’un parent, etc. Le CPA (compte personnel d’activité), qui a disparu dans les arbitrages d’un nouveau quinquennat en 2017, renaîtra un jour de ses cendres, tant est grande sa pertinence vis-à-vis des enjeux de demain (voir dans Management & RSE : « Le CPA, ossature d’une nouvelle responsabilité sociale », mars 2022).

Un autre facteur explicatif des difficultés de recrutement, peu abordé par les Assises, est la mauvaise qualité des conditions de travail. Lors de son audition au Sénat fin janvier 2023, Coralie Perez, socio-économiste et ingénieure de recherche à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auteur avec Thomas Coutrot de Redonner Du sens au travail, une aspiration révolutionnaire (La République des idées, Seuil, 2022. Voir la note dans Metis) a posé pour hypothèse que les difficultés de recrutement et la démotivation proviennent pour l’essentiel des conditions de travail dégradées, que des hausses de salaire ne suffiraient plus à compenser (Audition par la délégation aux entreprises du Sénat : « La France vit-elle une « Grande démission »?, le 27 janvier 2023).

La boucle de régulation managériale joue un rôle essentiel dans ce domaine. Le rapport « Bien-être et efficacité au travail », remis au Premier ministre de l’époque, François Fillon, le 17 février 2010 et réalisé par Muriel Pénicaud, qui était directrice générale en charge des ressources humaines de Danone, Henri Lachmann, qui présidait le conseil de surveillance de Schneider Electric, et Christian Larose (CGT), à l’époque vice-président du Conseil économique, social et environnemental, l’avait très bien montré et proposait dix mesures concrètes impliquant fortement les managers de proximité. « La santé des salariés est d’abord l’affaire des managers, elle ne s’externalise pas : les managers de proximité sont les premiers acteurs de santé, » affirmait le rapport (Pour une analyse critique, voir : Martin Richer, « Bien-être et efficacité » : pour une politique de qualité de vie au travail, Note de Terra Nova). Les politiques qui avaient commandé le rapport l’ont immédiatement propulsé vers les oubliettes. Mais fort heureusement, certaines entreprises se sont intéressées à ces propositions pragmatiques et utiles, qu’il n’est pas trop tard d’exhumer, 13 ans après leur formulation !

Car la France n’a guère progressé ces dernières années sur le front de la santé au travail. Florence Bénichoux, médecin et préventeur, a marqué ces Assises par une intervention forte et sans concession. Elle s’est présentée comme citoyenne, médecin, mais surtout préventeur, en insistant sur le fait que « en tant que médecin on ne nous apprend pas la prévention », tout en se félicitant que ce terme ait désormais intégré l’intitulé du ministère « de la Santé et de la Prévention ». Au dernier pointage, réalisé par l’OCDE en novembre 2016, la prévention ne représentait que moins de 2 % des dépenses générales de santé en France contre 3 % pour la moyenne de l’Union européenne. Éric Chevée de la CPME, a indiqué lors des Assises que sur les 14 milliards d’euros que représente le coût de la branche maladie et les contributions ATMP (Accident du travail et maladie professionnelle) des entreprises, seulement 100 millions sont consacrés à la prévention… ce qui amène à une proportion plus faible encore (0,7 %).

Et ce n’est pas seulement le manque de moyens qui caractérise la prévention, mais aussi sa dispersion. En s’appuyant sur la thèse de sociologie de J.J. Benumeur, Florence Bénichoux constate l’existence de 75 organismes (pas moins…) qui interviennent sur le sujet !

Elle pointe la relative insouciance des politiques publiques françaises autour de la santé au travail, en faisant remarquer que « nous avons deux fois plus de morts au travail en France qu’en Allemagne alors que nous avons trois fois moins d’industrie ». Ce constat, qui est rarement fait dans l’enceinte du ministère du Travail, devrait pourtant être à la racine du diagnostic et des mesures à prendre. On en trouvera quelques illustrations chiffrées dans mon récent article publié pour Metis par Le Comptoir de Malakoff Humanis (voir : « La France, mauvaise élève de l’Europe en santé au travail », juillet 2022). Dans une interview au Figaro du 31 janvier 2023, le journaliste économique François Lenglet mentionne ce qu’il qualifie d’« élément objectif troublant », à savoir « les statistiques sur les accidents du travail, qui placent la France au plus haut dans le classement européen, avec des chiffres deux fois supérieurs à la moyenne européenne ».

Florence Bénichoux met en avant le fait que pour la première fois en 2022, ce qui est prépondérant dans les maladies au travail, c’est la santé mentale et en particulier les dépressions. Elles passent devant les TMS (troubles musculosquelettiques). Elles « touchent principalement les jeunes, les managers et les salariés ou travailleurs isolés ». Je partage avec elle son irritation vis-à-vis des politiques qu’elle qualifie de « QVT allégée » : « le bien-être au travail, si cela se résume à la table de ping-pong, ça ne mène nulle part tant que l’on reste dans le contexte d’une qualité de vie hors travail ».

Au contraire, c’est au travail lui-même qu’il faut s’intéresser. « Le travail bien fait construit l’estime de soi, qui elle-même construit la santé ». Et elle ajoute : « On parle tout le temps de dialogue, mais dans les entreprises on ne se parle plus, on ne parle plus du travail réel, de l’activité de travail. On a un management qui est encore trop autocratique en France, le pays où il y a le moins d’autonomie ». Un diagnostic que je partage entièrement (voir dans Management & RSE : « Autonomie au travail : la France a tout faux ! », juin 2016).

Catherine Pinchaut, Secrétaire nationale de la CFDT, a rappelé que l’ANI (accord national interprofessionnel) du 9 décembre 2020 a acté le remplacement de l’acronyme QVT par QVCT, pour bien ancrer le fait qu’il s’agit de s’intéresser à la « qualité de vie et aux conditions de travail ». Notons d’ailleurs que la loi visant à renforcer la prévention autour de la santé au travail du 2 août 2021, issue de l’ANI du 10 décembre 2021, a repris ce terme. Ce changement d’acronyme est bienvenu, car il acte la niaiserie du modèle du « bonheur au travail » ou du « chief happiness officer », qui prétend changer le travail par des tables de ping-pong, des massages et des pique-niques collaboratifs, alors qu’il ne fait que le contourner (voir dans Management & RSE : « Pourquoi le Chief Happiness Officer et le bonheur au travail sont-ils des daubes managériales ? », juin 2022). Et pourtant, facteur d’étonnement, à part les représentants des syndicats de salariés, ceux des organisations patronales comme ceux de l’État ont continué, lors des Assises, à utiliser imperturbablement l’acronyme QVT, ignorant la signature de l’accord.

L’éloignement du travail nous ramène au débat sur la réforme des retraites qui, depuis de nombreuses années, refuse d’envisager frontalement (c’est-à-dire autrement que comme une compensation) la question de la pénibilité. Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT est revenu tout récemment sur ce point : « Aujourd’hui, face à l’insatisfaction qu’ils ressentent vis-à-vis de leur travail, les salariés ne voient pas l’intérêt de travailler plus, mais souhaiteraient travailler mieux. (…) On ne s’est pas vraiment donné les moyens de bien apprécier la pénibilité. Quand la mesure était individuelle, comme prévu par la réforme Touraine, on nous disait que c’est impossible à gérer parce que cela nécessite trop de mesures. Nous avons alors retravaillé sur la question et proposé de raisonner par branche, en s’adossant aux codes risques, qui mesurent les fréquences et gravités des accidents du travail et des maladies professionnelles, et présentent l’avantage d’être déjà calculées par l’Assurance maladie. Mais là, on nous dit que c’est trop général. Trop individuel ou trop général ? On a vraiment l’impression que tout le monde n’est pas prêt à avancer sur le sujet » (« Laurent Berger invité de Questions Politiques », France Inter, 5 février 2023)

Un autre aspect, qui n’a pas été abordé aux Assises alors qu’il pèse de plus en plus sur les conditions de travail et la pénibilité est ce que j’appelle la fatigue organisationnelle. C’est une fatigue qui n’est pas due à l’effort physique, mais aux changements incessants, plus ou moins bien préparés, en général non concertés, qui s’imposent aux salariés sans qu’ils en voient le bout et le bénéfice. À peine installés, d’autres changements prennent la suite ou plus exactement se superposent aux précédents et contribuent à brouiller les repères et à créer une difficulté permanente à situer son travail dans le paysage sans cesse mouvant des organisations, des responsables, des priorités, dont aucun ne semble compter vraiment. Cette contrainte de reconnexion permanente du travail est un effort invisible aux yeux du management, qui le confond souvent avec la fameuse « résistance au changement » et peut dans certaines conditions se transformer en souffrance. La régulation managériale est bien en peine d’apporter des réponses aujourd’hui.

2 – Le dialogue social (régulation institutionnelle)

La table ronde sur le dialogue social et la démocratie au travail a été ouverte par Jean-François Pilliard, co-président du Comité d’évaluation des ordonnances Travail, qui a rappelé le rapport du CESE qu’il a dirigé en 2016 sur la culture du dialogue social. En effet, la relecture des 39 propositions élaborées à cette occasion suffit à montrer que le chemin à parcourir est d’autant plus long que les progrès accomplis sont modestes. Il définit les difficultés de notre pays par cette formule : « On est un pays qui a une capacité fantastique à produire de la norme, mais une capacité inversement proportionnelle à la rendre effective ». On retrouve ici un thème qui m’est cher, celui de la différence entre les droits formels et les droits réels, qui fonde un dialogue social empêché (voir dans Management & RSE : « Le dialogue social à la française, chef-d’œuvre en péril », janvier 2017).

Marcel Grignard, qui a co-présidé la mission d’évaluation des ordonnances Travail a résumé ses conclusions à grands traits : cinq ans après leur mise en place, les ordonnances travail n’ont pas eu les effets attendus en matière de dialogue social en entreprise. La fusion des IRP a permis de faire le lien entre les aspects économiques et le travail. Mais « c’est au prix d’une centralisation très excessive du dialogue social (avec la mise en place des CSE) caractérisée par une perte de proximité, qui accroît la difficulté à capter le réel du travail ». Il estime que l’on a « raté l’état des lieux (…), car appliquer les pratiques d’avant sur un cadre nouveau, ça ne crée pas une dynamique ! » (Voir également le compte-rendu des Assises par Syndicalisme Hebdo du 6 décembre 2022).

À l’époque des ordonnances travail, j’avais soutenu la fusion des IRP, mais en attirant l’attention sur le risque de provoquer un éloignement entre dialogue social et lieux d’exécution du travail, même si les ordonnances prévoyaient la possibilité de mettre en place par accord d’entreprise des représentants dits « de proximité » (voir dans Management & RSE : « Face à face sur la nouvelle représentation des salariés », décembre 2017). Effectivement, ce risque s’est matérialisé et peu d’entreprises ont créé des représentants de proximité. Il faut donc envisager des incitations plus fortes ainsi qu’une diminution du seuil de création des Commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT).

Quel est le risque si on pérennise la situation actuelle ? C’est désormais « une crise de la représentation qui rattrape les entreprises, » insistait Marcel Grignard lors des Assises. On en aura une illustration très concrète quelques jours plus tard, avec l’irruption d’une grève pour le week-end de Noël, déclenchée par un collectif de contrôleurs de la SNCF né sur les réseaux sociaux, en dehors de toute action des organisations syndicales. Cette grève a été menée par un collectif informel, organisé au départ sur WhatsApp dans un groupe entre chefs de bord de Marseille, qui réclamaient une meilleure prise en compte de leur métier, notamment salariale. « Ce groupe de discussion est devenu un point de ralliement de tous les mécontentements et colères », a expliqué l’un des membres du collectif à Ouest-France (du 21 décembre 2022). Le mouvement a grossi, est arrivé sur Facebook tout en continuant à rejeter toute appartenance syndicale, ce qui rend les négociations plus compliquées avec la direction de la SNCF. « Je ne comprends pas cette grève », a même avoué le patron de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, qui regrettait de ne pas avoir d’interlocuteur direct.

Plusieurs intervenants aux Assises ont alerté sur la nécessité d’éviter la « Gilet-jaunisation » du dialogue social. Trop tard : elle est déjà là. Et Jean-Pierre Farandou est peut-être le premier dirigeant à constater dans les faits combien il est difficile de faire fonctionner une régulation sociale quand le pouvoir est passé aux mains de ce type de « collectif ». Déjà début décembre, un autre collectif né sur Facebook s’était aussi manifesté, celui baptisé « Médecins pour demain ». Se définissant comme « apolitique et asyndical », et comptant plusieurs milliers de membres sur le réseau social, il avait appelé à la grève les 1er et 2 décembre pour demander le doublement des tarifs de consultation, en marge de l’action des syndicats de médecins officiels.

Lors des Assises, Anne Chatain, secrétaire générale adjointe de la CFTC a elle aussi fait remarquer qu’on a beaucoup trop centralisé les IRP à l’occasion des ordonnances Travail de 2017, si bien qu’il est absolument nécessaire aujourd’hui de recréer de la proximité. Catherine Pinchaut, Secrétaire nationale de la CFDT, préconise concrètement d’abaisser le seuil de création des CSSCT et de remettre de la proximité.

L’enjeu de retrouver de la proximité est majeur. La réforme de 2018 qui a créé le Comité social et économique (CSE) en fusionnant les anciens comités d’entreprise et comité d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT), a affaibli les relations sociales dans les entreprises en éloignant les syndicalistes du terrain. « Les élus doivent gérer des périmètres plus étendus, ils sont pris dans des processus de négociation obligatoires qui leur prennent beaucoup de temps. Cela rend la présence sur le terrain de la médiation des organisations syndicales plus compliquée, », estime Stéphane Sirot, historien spécialiste des relations sociales (Voir Novethic, Décembre 2022).

3 – Le dialogue professionnel (régulation professionnelle)

Lors de cet événement de lancement des Assises, l’un de mes facteurs d’étonnement a été le fait que les tables rondes étaient des juxtapositions d’interventions qui se succédaient sans permettre des échanges entre les intervenants. Il n’y a eu aucune tentative d’installer un dialogue. Et évidemment on n’a jamais demandé son avis au public. Bien sûr, il y aura dans le courant des Assises, d’autres occasions de discussion. Mais quelle étrange façon, symboliquement, d’introduire une séquence pourtant dédiée aux échanges et à l’intelligence collective ! L’État est-il si étroitement raidi dans la verticalité de la haute administration qu’il se révèle incapable de proposer un mode de fonctionnement plus transversal et collectif ?

Poursuivant la réflexion sur le dialogue social, Jean-François Pilliard a insisté sur l’importance du diagnostic partagé et sur l’accent obsessionnel placé sur la compétitivité coûts, alors que nous sous-exploitons la compétitivité hors-coûts et les opportunités qu’elle recèle. Par exemple, « le management en France reste très traditionnel » et les entreprises ne sont pas assez dynamiques « dans leur volonté de mobiliser l’intelligence individuelle et collective des salariés sur le terrain ». D’où l’importance de la transition managériale pour permettre des relations plus horizontales, basées sur le dialogue et l’adhésion (voir dans Management & RSE : « Transition managériale : heurts et malheurs français », mars 2014).

Catherine Pinchaut, Secrétaire nationale de la CFDT, a rappelé les conclusions de la grande enquête « Parlons travail » réalisée par son organisation et publiée en mars 2017, ainsi que les opportunités apportées par l’approche du dialogue professionnel. Cette enquête à laquelle plus de 200 000 personnes ont participé mettait en évidence la soif d’implication et d’expression des salariés. Ainsi, 72 % des répondants aimeraient participer davantage aux décisions qui affectent leur entreprise ou administration, mais 31 % affirment ne pas pouvoir parler librement sur leur lieu de travail. De même, 84 % aspirent à des entreprises et administrations davantage démocratiques. L’enquête révèle aussi que les travailleurs qui souffrent au travail sont ceux qui disent ne pas avoir assez d’espace pour s’exprimer ou pour s’organiser.

Le dialogue professionnel (parfois appelé « expression directe des salariés ») a été initialement conçu de façon réactive, comme un outil de lutte contre les risques psychosociaux. Bien que recommandé par l’ANI sur la QVT de juin 2013, il n’a pas véritablement percé, sans doute pour cette raison. Il faut donc généraliser la démarche pour en faire aussi un outil d’innovation sociale et en améliorer l’attractivité et l’efficacité, au service de la performance globale (voir dans Management & RSE : « L’expression des salariés au travail : 7 bonnes pratiques pour réussir », décembre 2013).

Et maintenant ?

L’une des difficultés de ces Assises réside dans l’approche plus que brouillonne de ce gouvernement vis-à-vis de la conduite du changement sur les sujets de dialogue social, d’emploi et de travail. On l’a vu récemment sur la réforme de la retraite, sur les différentes concertations dans le domaine de la santé au travail ou sur l’épineuse controverse autour de l’indemnisation chômage. Dans tous ces domaines, le dialogue et la concertation se sont percutés avec des annonces intempestives ou des décisions unilatérales prises par l’exécutif en ignorant superbement les corps intermédiaires qui étaient en cours de négociation… sur son invitation. Le président de la République nous avait indiqué vouloir se transformer de Jupiter en Vulcain, mais visiblement le découronnement n’a rien de spontané. Patrick Martin, Président délégué du Medef, l’a affirmé avec franchise lors des Assises : « ce que l’on vit sur la négociation sur le partage de la valeur est assez choquant ».

Il s’est néanmoins félicité de la vitalité du dialogue social, qui a su conclure 7 accords nationaux interprofessionnels en 2 ans avec y compris des accords non normatifs, comme celui concernant le télétravail. Bien que non normatif, je peux témoigner que cet accord a été efficace pour donner un cadre de négociation à des milliers d’accords qui se sont discutés en entreprise. C’est une nouvelle démonstration que certains accords non normatifs peuvent se révéler plus transformatifs, comme je l’avais déjà pointé dans le cas de l’accord interprofessionnel sur la qualité de vie au travail (QVT) de juin 2013 (voir dans Management & RSE : « Qualité de vie au travail : le vilain petit accord ? », janvier 2014).

Les Assises auraient pu très utilement nourrir le dialogue autour de la réforme des retraites, comme l’a rappelé Laurent Berger le 5 février 2023 : « La réforme des retraites actuelle est vraiment prise par le mauvais bout. C’est pour cela que nous avions proposé de tenir les Assises du travail dès le mois de septembre et nous pensons toujours qu’il fallait s’occuper d’abord du travail, avant de venir définir les règles du départ en retraite. Le vrai sujet, c’est le travail et la possibilité pour les salariés d’en avoir la maîtrise, d’avoir prise sur leur travail » (« Laurent Berger invité de Questions Politiques », France Inter, 5 février 2023). D’autres voient plutôt une articulation inverse. D’après Le Figaro du 4 février 2023, Aurore Bergé, la patronne des députés Renaissance, a proposé de mettre sur la table le sujet de la valeur travail une fois que la page de la réforme des retraites sera tournée.

Bien sûr, chacun se demande si ces Assises sont une vraie tentative de remettre le travail au centre des préoccupations ou s’il s’agirait plutôt d’un leurre. Plusieurs organisations syndicales représentatives ont d’ailleurs choisi de ne pas participer aux Assises (CGT, FO, CFE-CGC, Solidaires). Elles sont pourtant très critiques sur le fait que le Travail n’est pas suffisamment mis en débat.

Pour Claude-Emmanuel Triomphe, président de l’association Citizens Campus (un accélérateur de projets citoyens) et fonctionnaire au ministère du Travail, le contexte pèse de tout son poids : « ces Assises s’inscrivent dans une séquence qui va de l’itinérance mémorielle’ entreprise par Emmanuel Macron fin 2018 pour commémorer le centenaire de l’Armistice et renouer le contact avec les Français, puis le “Grand débat” qui lui a permis de battre les estrades sans beaucoup écouter, puis la Convention citoyenne pour le climat, qui a beaucoup déçu et a dévalorisé l’expression citoyenne corsetée par la multiplication des jokers. Elles permettent au gouvernement de dire qu’il a entendu la question du travail sans pour autant convaincre, tant il a mis cette question entre parenthèses depuis 2017 ».

Pourtant, les Assises brassent les éléments essentiels qui permettraient la refondation du travail que beaucoup appellent de leurs vœux. Dans un environnement volatile et incertain, le défi pour les organisations est de passer d’un système de prescription du travail à un système d’implication ; c’est-à-dire du travail comme contrainte au travail comme ressource. Cette transition nécessite une ingénierie du travail : co-construction du sens du travail (formulation participative et déploiement de la raison d’être), utilisation accompagnée des technologies pour favoriser les échanges, animation d’espaces de discussion sur le travail, soutien managérial, régulation sociale enrichie.

Sophie Thiéry, directrice de l’engagement sociétal chez AÉSIO Mutuelle et co-garante des Assises, a conclu l’événement dans l’approche très RSE dans laquelle elle a baigné tout au long de sa vie professionnelle, en affirmant que les Assises représentent « un débat social et sociétal sur le travail ». Et elle a conclu d’une formule à laquelle j’emprunte le titre de cet article : « Il n’y aura pas de plein emploi sans une action déterminée sur le sens et la qualité du travail ».

Réponse à ces interrogations lors de la restitution des travaux des Assises, prévue entre fin février et mi-mars…

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J’aime le débat, la délibération informée, folâtrer sur « la toile », lire et apprécier la vie.

J’ai effectué la plus grande partie de mon parcours professionnel dans le Conseil et le marketing de solutions de haute technologie en France et aux États-Unis. J’ai notamment été directeur du marketing d’Oracle Europe et Vice-Président Europe de BroadVision. J’ai rejoint le Groupe Alpha en 2003 et j’ai intégré son Comité Exécutif tout en assumant la direction générale de sa filiale la plus importante (600 consultants) de 2007 à 2011. Depuis 2012, j’exerce mes activités de conseil dans le domaine de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) au sein du cabinet que j’ai créé, Management & RSE. Je suis aussi administrateur du think tank Terra Nova dont j’anime le pôle Entreprise, Travail & Emploi. Je fais partie du corps enseignant du Master Ressources Humaines & Responsabilité Sociale de l’Entreprise de l’IAE de Paris, au sein de l’Université Paris 1 Sorbonne et je dirige l'Executive Master Trajectoires Dirigeants de Sciences Po Paris.