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La même semaine, Jacinda Arden et Xavier Dolan ont annoncé, l’une qu’elle démissionnait de son poste de Premier ministre de Nouvelle-Zélande, l’autre qu’il arrêtait de faire des films. Quand Jacinda Arden déclare : « Je sais ce que ce travail exige et je sais que je n’ai plus assez d’énergie pour le faire honnêtement », Xavier Dolan dit « J’arrête par lassitude du métier… En plus j’ai l’impression d’avoir dit ce que j’avais à dire. Pour un long moment ». 

Jacinda Arden, réélue pour un deuxième mandat en 2020, n’était pas en difficulté. Même si sa popularité avait tendance à s’éroder avant une élection incertaine, elle restait populaire. Pas de scandale en vue. Aucun rapprochement possible avec les démissions de Richard Nixon ou Boris Johnson. Fait exceptionnel pour un Premier ministre néo-zélandais, son action pour faire face aux attentats contre deux mosquées de la ville de Christchurch en 2019, sa gestion de la crise sanitaire ainsi que sa lutte contre la pauvreté infantile et pour l’accès à l’éducation et à la formation, ont été commentées (plutôt positivement) au niveau international.

Le geste de Jacinda Arden a été beaucoup interprété comme le signe qu’une femme n’agit pas comme un homme. Les exemples de dirigeants politiques s’accrochant au pouvoir jusqu’au « mandat de trop » sont innombrables. Je ne parle pas des dirigeants autocrates qui modifient les règles constitutionnelles pour être certains de régner jusqu’à ce que mort s’ensuive. Les motifs qu’elle a invoqués, « je reste humaine », prennent le contrepied radical de la mythologie entretenue par de nombreux leaders politiques vantant leurs capacités de travail surhumaines, eux qui, de Narendra Modi à Emmanuel Macron, n’auraient pas besoin d’autant de sommeil que le commun des mortels.

La décision simultanée de Xavier Dolan, après 15 ans d’une carrière exceptionnelle en tant qu’acteur et réalisateur, n’invalide pas cette interprétation. Elle l’inscrit dans un mouvement plus vaste de la société, mouvement de disqualification des traditions et des valeurs qui légitiment le pouvoir des mâles hétérosexuels au nom d’une supériorité supposée. Au regard de cet ethos de la toute-puissance, sinon de l’infaillibilité réservée en principe au pape catholique, il est remarquable que l’une et l’autre aient revendiqué leur vulnérabilité. Le cinéaste a déclaré être las et la Première ministre n’avoir plus l’énergie nécessaire.

Corine Pelluchon, dans son dernier et beau livre intitulé L’espérance ou la traversée de l’impossible (Bibliothèque Rivages, 2023) fait de cet aveu, un atout et non un handicap : « Cette expérience d’une communauté de vulnérabilité génère un sentiment d’humilité qui est la condition de la coopération. Elle favorise l’entraide, l’action, l’innovation… ». Elle lie cette expérience personnelle à la démystification d’une conception du progrès identifié à une croissance « sans limites » dans le déni de celles de notre planète, et demain, pourquoi pas, de celle de notre propre vie. Le monde est clos et le désir infini écrivait Daniel Cohen en 2015.

Ces deux personnalités, aux réalisations indéniables, nous disent que jamais, ni la vulnérabilité, ni la capacité, ne permettent isolément de définir entièrement la personnalité de qui que ce soit. Elles proposent de les réconcilier en chacun de nous. Dans le même geste, elles rompent avec la promesse de la Modernité, toujours aussi séduisante alors qu’elle se révèle fallacieuse, celle d’un progrès continu et illimité, vers un avenir nécessairement abondant et radieux.

À noter que ni Jacinda Arden ni Xavier Dolan n’ont annoncé leur « retrait » définitif. Le temps d’une pause, d’une sorte de congé sabbatique, s’apparente plus à un temps de réflexion et de ressourcement, à l’expérience de la nécessité d’explorer d’autres vies, qu’à un départ irrémédiable en retraite. Gageons qu’il est plus question de l’avenir que du chemin déjà parcouru, « Peut-être que le désir sera un jour reconstruit. En même temps, je me sens repu et satisfait », nous dit Xavier Dolan.

Et les retraites dans tout ça ? Malgré les mises en garde, la réforme annoncée a préféré reporter les questions liées au travail lui-même et les renvoyer aux résultats hypothétiques des Assises du travail. Olivier Mériaux dans une tribune du Monde du 25 janvier qualifie de « jeu de dupe » cette focalisation sur l’âge de départ en l’absence de résultats tangibles en matière d’emploi des seniors. Et en l’absence de prise en compte de l’ensemble des parcours professionnels, est-on tenté d’ajouter. Un nombre d’annuités de cotisation n’en dit pas tout.

Quelles que soient les conditions d’exercice du travail, ses pénibilités, sa rémunération, les compétences mises en œuvre, la qualité du management, la façon dont les employeurs prennent en compte les enjeux environnementaux et leur « raison d’être », nous avons tous besoin de nous situer dans une histoire professionnelle qui valorise ce qui a été fait et ouvre le champ des possibles, même s’ils ne se révèlent pas aussi nombreux qu’on le voudrait. Enfermés dans le présent, nous vivons mal. Ceux qui subissent la précarité l’éprouvent.

Il n’y a pas si longtemps, l’importance d’un moment de réflexion au mitan de la vie, moment réputé être celui des turbulences, avait fait l’objet d’études et de publications. Il en ressortait que l’emploi des seniors est déterminé par les décisions prises à 40 ou 45 ans. Un éventuel « index senior » n’y changera pas grand-chose. Je me souviens avoir écrit pour vanter les vertus de la mi-temps, ce moment où les joueurs reprennent leur souffle, parlent de ce qui vient de se jouer et se mettent d’accord sur une stratégie pour la deuxième mi-temps. Il en est resté l’entretien professionnel de deuxième partie de carrière, inscrit dans la loi en 2009, l’examen médical de mi-carrière ou plus récemment les conseillers en évolution professionnelle (CEP). Rien qui bouleverse le déroulement et la sécurisation des parcours. Le Congé Individuel de formation (CIF) a été remplacé par un modeste Projet de transition professionnelle. La possibilité d’un congé sabbatique avec suspension et non-rupture du contrat de travail existe. En fait ceux qui veulent faire une pause dans leur « carrière » expérimentent de multiples bricolages, une période de chômage par exemple. Beaucoup renoncent.

Il est bien peu probable que nos parcours professionnels ressemblent à ceux de Jacinda Arden et Xavier Dolan. Pourtant, comme eux, à des degrés divers et différemment au long de notre vie, nous sommes simultanément capables de grandes choses et hantés par le sentiment de nos limites. Comme eux il nous arrive d’avoir besoin de reprendre notre souffle. Avant le burn-out qui menace, ou la résignation ponctuée du décompte lancinant du nombre d’années restantes avant la retraite ! Merci à Jacinda Arden et Xavier Dolan d’avoir par leurs décisions rendu légitime, fondé, digne, le besoin intermittent de se mettre en mode pause.

  • PS : Depuis la rédaction de cet article, Nicola Sturgeon, premier ministre en Écosse depuis 8 ans, a annoncé sa démission en des termes quasi identiques : « Je suis un être humain, en plus d’être une femme politique ». No comment.

À propos de notre commune vulnérabilité, un article de Metis sur le livre de Marie Garrau Politiques de la vulnérabilité (octobre 2019)

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.