Joël Blondel, propos recueillis par Fanny Barbier
Le développement de l’achat en ligne et son corollaire la livraison à domicile, ou au bureau, dans des délais de plus en plus courts font partie des évolutions des modes de consommation notables et récentes. Le mouvement amorcé avant la crise sanitaire a connu une très forte augmentation pendant celle-ci et une stabilisation depuis 2021 (ainsi le e-commerce a vu son CA progresser annuellement de 25 % en 2020 et de 15 % en 2021, selon la Fevad, organisation représentative du e-commerce). Le sujet de la livraison à domicile, ou au bureau, a toute sa place dans ce dossier consacré au thème « travail et consommation ». Outre ce qu’elle représente dans l’évolution de la consommation, cette activité concerne un grand nombre de travailleurs. Son organisation est en pleine structuration, notamment pour ce qui concerne le dialogue social, moyen choisi par l’administration française pour améliorer les conditions de travail, sur les recommandations, en décembre 2020, du rapport Frouin[1] et, en mars 2021, de la mission coordonnée par Bruno Mettling. C’est dans l’objectif de mettre en place ce dialogue social que l’Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi (ARPE) a été créée le 21 avril 2021. Joël Blondel, qui en a été nommé directeur général par décret du 29 novembre 2021, revient sur la mise en place d’un dialogue social hors norme. Il répond aux questions de Fanny Barbier.
Comment caractériser les particularités du dialogue social dans ce secteur d’activité ?
Joël Blondel : L’ARPE, placée sous la double tutelle du ministère chargé du travail et du ministère chargé des transports, s’occupe de deux secteurs d’activité, celui de « la conduite d’une voiture de transport avec chauffeur (VTC) » et celui des activités de « livraison de marchandises au moyen d’un véhicule à deux ou trois roues motorisé ou non » qui nous concerne ici. De notre point de vue, nous constatons que les plateformes aujourd’hui recherchent des modes de fonctionnement permettant de satisfaire une demande qui exige une action rapide des prestataires. Ce sont ces plateformes de mise en relation qui permettent que se noue très vite une relation entre clients et prestataires, et qui suppose ensuite que ce prestataire exécute très rapidement la commande. Ce mode de fonctionnement exige l’agilité du système, implique une pression très forte sur la plateforme qui doit disposer d’algorithmes efficaces pour la mise en relation, mais plus encore sur les livreurs eux-mêmes qui doivent, dès acceptation d’une commande, effectuer la prestation dans des délais les plus courts possibles. Ces pressions font que ce métier est très exigeant et très difficile et qu’il est indispensable d’améliorer les conditions du travail des livreurs.
Dans l’Union européenne, les pays ont pris différentes options. En France, le choix s’est porté sur le dialogue social en tant que facteur d’amélioration des conditions de travail. Le gouvernement a décidé de mettre en place un dispositif qui a vocation à pérenniser le système de mise en relation entre clients et travailleurs indépendants, système jugé relativement efficace par rapport à la demande et par rapport aux créations d’emplois qu’il suscite. Cette pérennité impliquait la recherche d’une voie qui, sans passer par le salariat, permette de faire progresser les droits des livreurs. D’où le choix de créer un dialogue social un peu particulier, qui sous certains aspects ressemble à celui d’une branche professionnelle, mais s’en écarte aussi car il se passe entre des entreprises que sont les plateformes numériques et des travailleurs indépendants qui sont leurs propres patrons.
Ces différences se voient et se sentent dans la manière dont le dialogue social se déroule, mais aussi dans son organisation.
En effet, se retrouve autour de la table de négociation une pluralité d’organisations : pour représenter les travailleurs, des organisations syndicales, des associations et une fédération d’entrepreneurs (la FNAE). Tout ceci fait que la démarche est un peu particulière. De leur côté, les plateformes sont représentées par des organisations représentatives associatives qui s’apparentent à des organisations professionnelles. Pour les plateformes de livraison, une seule organisation a candidaté et été retenue, l’API, Association des Plateformes d’Indépendants, qui représente Uber Eats, Deliveroo et Stuart (filiale de La Poste).
Pourquoi une plateforme voudrait-elle être dans le périmètre de l’ARPE ?
Pour l’instant, l’ARPE n’a qualifié que quatre plateformes comme entrant dans son périmètre : les trois appartenant à l’API et la plateforme Lyveat qui intervient dans des villes moyennes en France. Un travail de recherche est effectué visant à identifier d’autres plateformes qui pourraient entrer dans ce périmètre et des contacts sont en cours. D’ailleurs, rien n’oblige les plateformes à participer au dialogue social ; elles ont des obligations de différentes natures dès lors qu’elles remplissent les critères de l’ARPE : fournir la liste des travailleurs qui travaillent avec elles afin qu’ils puissent participer au scrutin électoral ; s’acquitter d’une taxe destinée à financer le dialogue social[2] ; appliquer les accords homologués par l’ARPE. Ces accords s’appliquent donc à toutes les plateformes, comme une procédure d’extension des accords de branche, dès lors qu’elles remplissent les critères prévus par la loi : être une plateforme de mise en relation ; être liée à des travailleurs indépendants par des contrats commerciaux ; fixer le tarif de la course ; veiller à ce que les livraisons soient effectuées par des véhicules à 2 ou 3 roues ; ne pas faire de commerce. Ainsi en sont par exemple exclues des entreprises comme Just Eat ou Frichti (reprise par Gorillas) qui livrent leur propre marchandise. Il ne s’agit pas de la seule livraison de nourriture, l’ARPE s’intéresse par exemple en ce moment à des plateformes qui livrent des médicaments.
Nous n’avons pas de moyen de contrainte pour conduire les plateformes à satisfaire leurs obligations. Il n’en demeure pas moins que, pour prendre l’exemple des élections, c’est une obligation légale de permettre aux travailleurs de voter. Le prochain scrutin aura lieu au printemps 2024, nous devrions demander les listes aux plateformes à partir de cet automne.
Quels sont les sujets mis sur la table de négociation concernant les livreurs ? Des accords ont-ils été signés ?
Le premier travail qui a été entrepris a été l’élaboration d’un accord de méthode sur le dialogue social. En parallèle, depuis octobre 2022, les négociations, conformément aux choix des organisations représentatives, ont porté sur les ruptures ou suspensions de contrat commercial (appelées plus communément déconnexions) et sur les revenus des livreurs. Ces deux thématiques ont été jugées prioritaires par les deux parties à la négociation.
La réunion de négociation qui s’est tenue le jeudi 20 avril 2023 a permis d’avancer sur ces trois sujets, les partenaires ayant signé deux accords : l’accord de méthode et celui sur les déconnexions ; et mis l’accord sur les revenus à la signature.
L’accord de méthode qui a été signé par l’API, représentant les plateformes, la FNAE et Union-Indépendants, deux sur quatre des organisations représentatives des travailleurs indépendants (qui représentent 60 % d’entre eux), porte sur l’organisation de la commission de négociation, sur l’agenda social et renforce les moyens donnés aux représentants des travailleurs indépendants. Il s’agit d’une allocation complémentaire destinée à améliorer les conditions financières faites aux délégués, financée par les plateformes, qui vient en majoration des indemnités correspondant au temps passé en négociation ou en délégation, versées par l’ARPE.
L’accord sur les déconnexions a été signé par les mêmes organisations. Il porte sur les déconnexions unilatérales qui peuvent se produire en cas de faute du partenaire dans l’exercice de sa prestation de service (par exemple un incident grave), mais aussi en cas de comportement frauduleux (par exemple la fourniture d’un document non conforme à la réglementation) ou de négligence (usage d’un titre de séjour ou un permis de travail arrivé à expiration). L’accord prévoit que le travailleur soit informé en amont de la décision, qu’il puisse connaître les raisons de la déconnexion, être en mesure de faire connaître ses arguments et le cas échéant de formuler un recours. Ainsi se met en place une procédure contradictoire véritablement protectrice des droits des travailleurs.
Enfin, concernant les revenus, l’accord est porté à la signature jusqu’au 5 mai 2023. Nous saurons alors qui signe outre l’API et la FNAE qui l’ont déjà fait. L’accord est d’ores et déjà majoritaire et sera donc applicable à compter de son dépôt auprès de l’ARPE. D’ici ce délai, Union-Indépendants prévoit de lancer une consultation de sa base, quand la CGT et Sud Commerce ont déclaré ne pas vouloir le signer. L’accord prévoit un revenu minimum mensuel calculé sur la base d’un taux horaire de 11,75 €. Il s’agit d’un minimum horaire mesuré entre le moment où le livreur accepte la course et le moment où il dépose la marchandise au client. Concrètement, à la fin de chaque mois, les plateformes verseront un complément aux livreurs qui n’ont pas perçu en moyenne au minimum 11,75 € par heure. Ainsi, aucun livreur ne percevra moins de 11,75 € par heure de prestation.
Ces accords s’appliquent aux organismes signataires à la date de leur entrée en vigueur. L’homologation qui sera demandée à l’ARPE lors de leur dépôt a pour effet de rendre les accords applicables aux plateformes et travailleurs indépendants du secteur, qu’ils appartiennent ou non à des organismes signataires.
Quel est le rôle de l’ARPE dans les négociations ?
Le rôle de l’ARPE n’est pas de négocier, nous pouvons être sollicités par exemple pour organiser une commission mixte de négociation (à l’image des commissions mixtes paritaires qui existent dans les branches d’activité) ou pour faciliter l’aboutissement d’un accord. Les livreurs nous ont demandé d’être présents aux rencontres afin d’en assurer le suivi et d’apporter, le cas échéant, un appui technique. Les VTC ne nous l’ont pas demandé. Dans les deux cas, nous sommes tenus au courant de l’avancée des négociations et nous agissons en tiers de confiance pour en faciliter l’aboutissement.
Quelle est la gouvernance de l’ARPE ?
L’ARPE est administrée par un conseil d’administration dont le président est Bruno Mettling, nommé par décret du président de la République. Elle est dirigée par un directeur général également nommé par décret.
Le conseil d’administration est constitué de représentants des administrations, des organisations représentatives des travailleurs indépendants et des plateformes d’emploi ainsi que de trois personnalités qualifiées (Maya Bacache, économiste, Odile Chagny, économiste, Fondatrice du réseau Sharers & Workers[3], Jean-Dominique Simonpoli, président de la Fabrique du social).
Un conseil des acteurs, présidé par le président du conseil d’administration est chargé de faire des propositions dans les domaines de compétences de l’ARPE. Ce conseil réunit une pluralité de membres représentatifs des principaux acteurs du secteur : représentants des organisations de travailleurs et de plateformes d’emploi, associations de défense des consommateurs et des usagers, clients professionnels recourant aux services proposés par les plateformes d’emploi (secteur de la restauration notamment), représentants des associations d’élus locaux et de personnalités qualifiées dans le domaine du numérique, des transports et du dialogue social. Le conseil des acteurs est en cours de constitution, il sera mis en place d’ici l’été 2023. Les membres du conseil d’administration pourront y siéger. Ce sera une instance de réflexion sur les thématiques des deux secteurs d’activité et il travaillera sur les voies d’amélioration du dialogue social sans néanmoins prendre part à celui-ci.
Enfin, le dernier chantier de l’année sera la mise en place d’un outil de production d’études. L’ARPE attend le décret et l’arrêté qui lui donneront la faculté de recueillir des données auprès des plateformes dans l’objectif de produire des statistiques et des études pour nourrir le dialogue social et apporter un matériau qui n’est pas nécessairement disponible à l’ensemble des parties.
Quel bilan tirez-vous de ces 18 premiers mois ?
Un regard assez positif sur ce qui a été fait, permis notamment par un dispositif assez inédit mis en place par les ministères et administrations de tutelle. Deux ordonnances (celle du 21 avril 2021, relative aux modalités de représentation des travailleurs indépendants recourant pour leur activité aux plateformes et aux conditions d’exercice de cette représentation, et celle du 6 avril 2022, renforçant l’autonomie des travailleurs indépendants des plateformes de mobilité, portant organisation du dialogue social de secteur et complétant les missions de l’Autorité des relations sociales des plateformes d’emploi) et plusieurs décrets ont donné un cadre au dialogue social à construire et à son contenu. Ainsi le Décret n° 2022-650 du 25 avril 2022 prévoit la protection et la formation des représentants des travailleurs indépendants. Et le Décret n° 2022-651 du 25 avril 2022 prévoit le nombre de représentants désignés par les organisations représentatives des travailleurs de plateformes, leur formation et leurs heures de délégation.
En un an, l’ARPE a ainsi réalisé un scrutin de représentativité des organisations de livreurs et de chauffeurs (entre le 9 et le 16 mai 2022), désigné les organisations représentatives de travailleurs indépendants et de plateformes, lancé le dialogue social à l’automne 2022. Nous constatons aujourd’hui que les partenaires qui se retrouvent autour de la table de négociation ont la volonté de négocier et de signer des accords, bien qu’exprimant des visions différentes de long terme. Ainsi, parmi les organisations représentatives des livreurs, certaines (CGT, SUD Commerce) plaident pour le salariat et, dans le même temps, ne renoncent pas à s’inscrire dans la démarche de dialogue proposée par l’ARPE.
Les partenaires se retrouvent une fois par mois afin de faire avancer les discussions. À noter que, du côté des VTC, un accord sur un revenu minimum par course a été signé[4] et le sujet de la déconnexion des chauffeurs a bien avancé également.
Ces réunions généralement mensuelles montrent une volonté de voir fonctionner le dialogue social qui n’allait pas de soi dans des secteurs qui n’en avaient jamais eu la pratique et qui étaient éloignés des questions de démocratie sociale.
Le bilan de ces 18 mois est donc plutôt positif. Notre objectif est que ces travaux se poursuivent et qu’ils produisent des avancées significatives que les principaux intéressés pourront constater par eux-mêmes, dans leur pratique professionnelle et dans leur qualité de vie.
Nous y voyons aussi un levier pour augmenter les taux de participation[5] du prochain scrutin de représentativité qui se tiendra au premier semestre 2024.
Cette forme de dialogue social pourrait-elle être élargie à d’autres secteurs d’activité et placée sous la houlette de l’ARPE ?
Il est trop tôt pour le dire. Le choix a été fait de cibler ce secteur de la mobilité parce qu’il fait travailler une main-d’œuvre abondante, nous avons identifié 80 000 livreurs, 40 000 chauffeurs VTC lors de l’organisation des élections de 2022, et concerne souvent des personnes au départ éloignées de l’emploi. Dans l’immédiat, nous nous y tenons, avec un objectif qui est de faire la démonstration que le dispositif fonctionne et donne des résultats. Nous sommes à la croisée d’une évolution générale des modes de consommation et des relations de travail. Il s’agit de trouver l’organisation du dialogue social adaptée à ce secteur et qui lui permette de se développer grâce à des conditions de travail et d’existence satisfaisantes pour les livreurs qui en sont la cheville ouvrière.
Par ailleurs, nous sommes une petite structure (8 personnes) qui n’a pas vocation à grandir et qui a besoin, pour fonctionner, de l’appui de ses deux administrations de tutelle. Nous avons quelques prérogatives de puissance publique, mais notre rôle est un rôle d’accompagnement, de facilitation, d’aide technique au dialogue social et d’organisation du scrutin de représentativité.
Pour aller plus loin
– Hugo Botton, doctorant au Compas, L’ubérisation des quartiers populaires
– Guénolé Marchadour, Les enjeux et les défis de la syndicalisation des travailleur.euse. s de plateforme : le cas des chauffeurs de VTC et des livreurs en France [Rapport de recherche]. Conservatoire national des arts et métiers — CNAM ; Confédération française démocratique du travail — CFDT. 2022.
[1] « Réguler les plateformes numériques de travail », rapport remis le 1e décembre 2020 au Premier ministre.
[2] Cette taxe représente, en 2022 et 2023, 0,46 % des revenus tirés de son activité par chaque plateforme.
[3] Odile Chagny est également membre du comité de rédaction de Metis.
[4] L’accord du 18 janvier 2023, établissant le revenu minimal par course à 7,65 € dans le secteur des plateformes VTC, a été homologué par l’autorité des relations sociales des plateformes d’emploi (ARPE). Cette homologation rend obligatoires les dispositions de l’accord à l’ensemble des plateformes de mise en relation opérant dans le secteur des VTC. Elle s’applique à compter du 23 mars 2023.
[5] 1,83% pour les livreurs et de 3,91% pour les VTC.
Laisser un commentaire