Dans son nouveau livre Les institutions invisibles, Pierre Rosanvallon poursuit son exploration de la « boîte noire » de nos sociétés. Nous avons en tête la dynamique vitale entre « les lois et l’esprit des lois », entre les règles et les mœurs, entre les institutions et les variables d’ordre culturel. Pierre Rosanvallon ajoute un troisième élément à cet édifice qui permet de « faire société » : celui des « institutions invisibles », institutions car « facteurs d’intégration, de coopération et de régulation structurant le monde social », invisibles car n’ayant ni statut ni instances dédiées pour les gouverner. Il en cite trois : la confiance, l’autorité et la légitimité.
Dans Les épreuves de la vie, il analysait le système formé par celles qui menacent tout un chacun, aussi bien dans son intégrité individuelle que dans sa vie sociale, les émotions qu’elles suscitent et les attentes qui s’y forment. L’analyse des institutions invisibles s’inscrit dans le même projet de comprendre la société « avec ses ressorts internes ». La leçon vaut aussi bien pour les nations que pour les entreprises, puisque, pour le dire avec Marc Sangnier (1873-1950), cité dans le livre, promoteur de la démocratie chrétienne et de l’éducation populaire : « On ne peut avoir la république dans la société tant qu’on a la monarchie dans l’entreprise. »
Confiance, autorité, légitimité, trois termes qui font système
Dans une première partie, Pierre Rosanvallon retrace l’histoire des usages et des significations de chacun des termes.
La confiance renvoie à l’expérience d’un lien durable entre deux personnes, qui peuvent se fier l’une à l’autre. Elle permet de réduire l’incertitude sur l’hypothèse que chacun fait du comportement futur de l’autre. Elle est « présupposée et simultanément réglée par un ensemble d’obligations et de sanctions ». Les différentes diasporas, certaines minorités ou francs-maçonneries ont « un penchant naturel à la cohésion, à l’entraide, à l’autodéfense » et forment des réseaux de confiance, au sein desquels s’exerce une « sorte de contrôle de moralité ». Ils favorisent le développement du commerce à grande échelle.
Pas de naïveté tout de même. Cette confiance « d’entre-soi » peut autoriser les plus grandes escroqueries. Les « pigeons » auxquels Bernard Madoff a soutiré des sommes colossales étaient « des amis ou du moins des connaissances qu’il fréquentait à New York, West Palm Beach ou dans les Hamptons ».
Plus la complexité du monde social augmente, plus le rôle de la confiance est déterminant : « Pour s’orienter dans ce monde, prendre des décisions, faire des choix, l’individu a besoin de la réduire. C’est ce à quoi sert la confiance ». Elle permet de réduire « l’imprévisibilité des choses par une prévisibilité accrue des personnes ».
L’histoire de la notion d’autorité, auctoritas dans le monde romain, est intimement liée à ce qui la distingue du pouvoir, doté de « la capacité d’exercer un commandement en disposant d’instruments de coercition ». L’autorité est autre : « elle se caractérise par l’établissement d’un rapport de confiance qui présuppose un élément de réciprocité ». Au Moyen Âge, les universités naissantes donnent une assise à l’autorité des maîtres. C’est une autorité de type intellectuel, « essentielle au même titre que les pouvoirs temporel et spirituel ». Elle participe à la « production de la société » sous forme d’un assentiment à « des vérités à portée universelle ». Le maître n’est pas un intellectuel en chambre. Il participe régulièrement aux « disputes » publiques au cours desquelles les membres de l’assistance, quels qu’ils soient, pouvaient exposer leur « point de vue argumenté » avant qu’un maître ne propose sa propre analyse.
Pierre Rosanvallon distingue trois figures de l’autorité. L’autorité d’orientation s’exerce notamment « sous les espèces d’une parole, qui doit rester relativement rare ». Elle rappelle les promesses et a une dimension « prophétique, régulatrice et institutrice du commun ». L’autorité réflexive, en référence au travail « d’un analyste ou d’un éducateur », est productrice de « culture politique, d’un langage et des images dont se nourrissent les institutions ». L’autorité de référence a pour fonction de « permettre aux hommes et aux femmes de partager des points de repère ». Chacune à sa manière, elles prennent en charge « le souci et la promotion du collectif, d’incarner une morale de l’avenir, d’affirmer la permanence d’une mémoire collective et d’une promesse ».
La légitimité est également « un constituant essentiel de la vie sociale et politique ». La démocratie est « le laboratoire d’une expérience sans fin » au sein duquel il est nécessaire de débattre en permanence « de la distinction entre le légitime et l’illégitime » (Claude Lefort). Ainsi, la légitime défense, qui reconnaît le droit de contrevenir à la loi en recourant à la violence : « le terme de légitimité ne prend sens que dans son écart à celui de légalité ».
De Gaulle, dans ses Mémoires, écrit : « Pour un pouvoir, la légitimité procède du sentiment qu’il inspire et qu’il a d’incorporer l’unité et la continuité nationale quand la patrie est en danger ». Il affirme ainsi la supériorité du principe de légitimité sur le critère de légalité. Les théoriciens de la « désobéissance civile » ne sont pas loin !
Un environnement de normes, d’évidences partagées, de mythes communs et de célébrations
Dans une deuxième partie, Pierre Rosanvallon analyse ce qui fait que ces institutions invisibles sont « intensifiées, consolidées ou au contraire fragilisées par les caractéristiques de l’environnement social, culturel ou politique dans lequel elles opèrent ». Des normes, certifications, labels existent dès la Grèce antique. La décision d’uniformiser les « poids et mesures » en instaurant notamment le système métrique décimal est prise après 1789 comme preuve de « l’attachement à l’unité et à l’indivisibilité de la République » et comme une contribution à la production à la fois « de la citoyenneté et de la confiance ».
La question de la monnaie mais aussi de la langue commune est essentielle à la constitution des États-nations. Si la dimension instrumentale du langage et sa contribution pour donner « un caractère directement sensible à la communauté politique » sont incontestables, les mots peuvent aussi se transformer en instruments de manipulation des esprits. « L’abus des mots », le « parler faux » détruisent la vie démocratique. Le langage, « mis au pas d’une idéologie, utilisé comme une arme politique, fait alors exister un monde simplifié, sans contradictions, dans lequel les individus se résignent à trouver un certain confort ». L’élection de Donald Trump en fournit certainement un exemple parfait.
La production du commun repose également sur des « évidences partagées ». En France, c’est la raison souveraine qui est censée rassembler les esprits. La poursuite de l’idéal démocratique y est indissociable d’une « entreprise d’éducation des citoyens ». L’idéal pour quelqu’un comme Ernest Renan est « un gouvernement scientifique, où des hommes compétents et spéciaux traiteraient les questions gouvernementales comme des questions scientifiques ». Difficile de ne pas y voir l’affirmation précoce de nos « penchants technocratiques ». La Ligue de l’enseignement, créée en 1866, entend contribuer à cette entreprise en « formant des électeurs sachant raisonner ».
Cela n’empêche pas la persistance des conflits d’intérêts et le pluralisme des visions du monde. Le vote majoritaire est conçu pour arbitrer entre des opinions concurrentes, alors que les mécanismes d’une démocratie délibérative le sont pour intervenir dans la formation des opinions, en amont du vote. Ils doivent permettre — lorsqu’ils sont mis en œuvre — un enrichissement des termes de l’échange et non un simple marchandage ou compromis entre des positions préalablement établies.
Par ailleurs, toutes les sociétés se dotent de représentations du monde, sous la forme de mythes, d’idéaux, de croyances, ainsi que de rites et de célébrations. Elles donnent « sens et forme à la vie collective ». John Dewey parlera d’un religieux libéré de la religion, comme espace des « interrogations et des tâtonnements des individus à la recherche de leur harmonie complète et profonde avec eux-mêmes, les autres et l’univers ». Pour Émile Durkheim, la société a une dimension essentiellement symbolique : « Elle est un ensemble d’idées et de sentiments […] Elle est avant tout une conscience, la conscience de la collectivité ». On parle beaucoup aujourd’hui de la nécessité d’élaborer un « nouvel imaginaire ».
La déconstruction du commun
La troisième partie de l’ouvrage interroge les raisons de la dévalorisation de ces institutions invisibles.
Le règne du droit, le rôle du marché comme modalité d’institution du social, le développement du taylorisme et celui des assurances font perdre sa centralité au thème de la confiance. La notion en vogue de « capital social » la caractérise comme « l’attente d’un comportement honnête et coopératif ». La confiance prend une « dimension essentiellement morale, trop globale pour être opératoire », malgré la tentative de Robert Putnam de mettre au point un « indice statistique de synthèse du stock de capital social ».
La révolution industrielle, à l’origine de l’organisation scientifique du travail, prétend réduire les aléas et variations liés aux conduites humaines. Les assurances — Lloyd’s est créée en 1688 — interviennent pour prémunir face à l’incertitude en objectivant et calculant le risque. Aujourd’hui, la blockchain, comme « expression directe de la communauté des utilisateurs », rend obsolète la question de la confiance : « celui qui sait tout n’a pas besoin de faire confiance ».
Après la Révolution française, avec la pratique du suffrage universel, « le terme de légitimité, qui avait historiquement été constitutif du vocabulaire de la résistance à des pouvoirs jugés oppresseurs, n’avait plus sa place ». Plus tard, le dictionnaire Le Robert l’officialise. Il définit l’adjectif « légitime » comme ce qui est « juridiquement fondé, consacré par la loi ».
La distinction entre légalité et légitimité ne disparaît pas pour autant. Face à la « débâcle de l’État législatif-parlementaire de la République de Weimar », Carl Schmitt défend sa vision d’une « légitimité substantielle » issue « d’un peuple homogène, dont l’identité procèderait autant de l’histoire que de la race », préférable à la légalité procédurale et formelle. On sait la traduction pratique et tragique de telles considérations.
Aujourd’hui, le retour de cette question procède du sentiment du déclin de la « performance démocratique de l’élection » ainsi que d’une aspiration à d’autres formes de souveraineté collective. Il n’est plus universellement admis que la volonté générale puisse être simplement assimilée arithmétiquement à l’expression majoritaire : « la majorité ne constitue de ce point de vue qu’une partie du peuple ». Un sentiment croissant de « mal-représentation et d’écart mortel entre la société et le système politique » s’est établi. Le politique ne parvient plus à assurer une de ses fonctions essentielles, celle de « proposer des éléments de langage éclairant ce que vivent les gens et leur donnant une capacité d’agir sur le monde ». Pour exorciser cette impuissance, il a alors tendance à se présenter « en chamans du changement », renforçant ainsi la distance entre gouvernants et gouvernés.
Quant à l’autorité, son oraison funèbre a été maintes fois prononcée : « disparition, crise, effondrement ». Elle subsiste sous la forme dégradée d’un retour conservateur à l’obéissance dans les relations maître-élève ou enfant-parent, par exemple. Elle est souvent réduite à une sorte de « puissance magique, assimilée à la notion de charisme », quand elle n’est pas confondue avec l’autoritarisme, dont rêvent quelques-uns.
En 2016, l’Oxford Dictionary consacre comme mot de l’année fake news. Ce ne sont plus les faits qui sont en jeu, mais des valeurs : « propager une fausse nouvelle n’est pas seulement adhérer à une analyse ou prendre pour certaine une information, c’est plus profondément manifester une dissidence ». Les partis et les syndicats, les corps intermédiaires « historiques », avaient une fonction d’agrégation des intérêts et des opinions. Ils ont perdu de leur centralité, de leur autorité, « parce que leur logique était de canaliser et de représenter des intérêts, tandis que les sociétés sont maintenant structurées par des clivages et des attentes qui dépassent cette dimension. Comme je l’ai montré dans Les Épreuves de la vie, l’attention aux questions d’identité, de dignité, de respect des singularités mobilise de plus en plus les femmes et les hommes ».
Confiance, légitimité, autorité, des institutions à réhabiliter
Au final, si l’on refuse de se résigner au « désenchantement citoyen » et au sentiment de défiance qu’il nourrit vis-à-vis des idéologies, des partis ainsi que des acteurs individuels du monde politique, et si l’on se souvient des conséquences de la propagation des « récits nationalistes qui alimentent des identités de haine et de rejet », il est urgent de retrouver le chemin d’une démocratie qui ne « saurait se limiter au vote » et qui consiste plus largement et plus radicalement en « un processus d’institution collective raisonnée d’un monde commun ».
Même si certains en font la promotion, on ne reviendra pas à une société d’autorité hiérarchique et homogène : « l’attention à la particularité est aujourd’hui un des marqueurs les plus sensibles de la qualité démocratique ». La proximité et l’interaction directe entre les individus et les institutions sont absolument essentielles à la reconnaissance de leur légitimité.
L’institution d’une « communauté politique des citoyens » se nourrit aussi de la mémoire collective. Les Constitutions et les Cours constitutionnelles peuvent être considérées comme « l’expression d’une mémoire active de la volonté générale ». Mais cette communauté n’est possible qu’à la condition de considérer tous les citoyens comme des « chercheurs en intérêt général », aptes et membres actifs d’une exploration continue. La « vérité sociale » n’est jamais donnée a priori, elle est la « résultante d’un processus ouvert d’interrogations et de recherches qui permet d’aboutir à des décisions consensuelles, des compromis éclairés ou à un constat d’échec dont les données sont objectivées ». C’est ainsi sans doute qu’il faut comprendre le recours à la création de « hautes autorités indépendantes » ou aux « conventions citoyennes », comme celle sur le climat il y a quelques années.
En France, au 19ème siècle, François Guizot avait pourtant proposé une approche novatrice du politique : « C’est qu’en effet les vrais moyens de gouvernement ne sont pas dans les instruments directs et visibles de l’action du pouvoir. Ils résident au sein de la société elle-même et ne peuvent en être séparés ». Dans les entreprises, l’École des relations humaines, critique du taylorisme, valorise le rôle que les comportements et les attentes des individus jouent dans l’accomplissement de leurs tâches : « ils ne sont jamais réductibles à de simples forces mécaniques ».
La démocratie est une forme de société avant d’être un régime politique et la conclusion s’impose : « la restauration de la confiance, de la légitimité, de l’autorité – dont l’utilité fonctionnelle est incontournable pour la bonne marche des sociétés – ne saurait se séparer de la construction d’une société pleinement démocratique. C’est de la consistance de cette dernière que tout dépend in fine ».
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