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Plus encore que les autres Européens, les Français déclarent que le travail est très important dans leur vie, mais plus que les autres, ils souhaitent que le travail prenne moins de place dans leur vie. C’est le constat paradoxal qui ressort de l’étude présentée ce mois-ci à Bruxelles par Lucie Davoine et Dominique Meda dans le cadre du programme européen SPReW.

Si « le travail est important » pour tous les Européens, les résultats de la France sont proches de ceux des pays les plus pauvres (Roumanie et Pologne) mais très éloignés de la Grande Bretagne et du Danemark. La France est nettement en tête des pays de l’Europe des 15, contrairement à la corrélation négative observable ailleurs entre niveau de PIB et importance accordée au travail. La « charge éthique » du travail n’y est pas plus forte, sa dimension « instrumentale » est médiane. Deux facteurs contribuent à expliquer cette position ; la persistance d’un fort taux de chômage et une forte volonté de s’épanouir dans le travail dont témoigne l’importance accordée à l’intérêt intrinsèque du travail (encore plus sensible chez les jeunes et les plus qualifiés).

Ainsi, plus de deux fois plus de Français que de Britanniques, de Suédois ou de Finlandais, sont « tout à fait d’accord avec l’idée que le travail est nécessaire pour développer pleinement ses capacités ». On ne peut s’empêcher ici de confirmer l’approche culturelle de Philippe d’Iribarne mais également de méditer sur l’éloignement d’avec la thèse classique de Max Weber sur l’éthique du protestantisme.

Mais alors pourquoi les Français sont-ils si nombreux à vouloir « réduire la place du travail dans leur vie », à l’instar des Britanniques ou des Suédois pour lesquels l’importance accordée au travail est nettement plus faible ?

Quatre explications ressortent de l’analyse des données :

  • Une moindre qualité des relations sociales, comme dénoncée par Thomas Philippon dans « le capitalisme d’héritiers » par exemple. Les Français sont les plus nombreux, au sein de l’Europe des 15, à estimer leur travail « stressant ».
  • Des conditions de travail médiocres voire dégradées, comme soulignées par ailleurs par Philippe Askenazy (« les désordres du travail »). Seuls les Portugais déclarent autant être « souvent ou toujours épuisés après le travail ».
  • Une mauvaise articulation entre le travail et les autres activités.

Le plus surprenant, au moins contre-intuitif, vient du quatrième facteur mis en exergue par les analyses :

  • Les Français seraient caractérisés, en Europe par l’expression d’une volonté plus forte qu’ailleurs de mieux concilier la vie personnelle et la vie professionnelle. Cette volonté est lisible notamment dans la volonté de consacrer plus de temps au profit de la vie familiale et de couple.

Sans doute des enquêtes d’opinions ne disent-elles pas tout. L’expression sincère et toujours intéressante de sentiments et d’opinions ne suffit pas à désigner des groupes agissants et des comportements prédictibles. Le dire ne recouvre pas le faire… Pour autant, il y a bien là l’expression d’une contradiction vécue par les Français tout particulièrement, d’un conflit entre la volonté de se réaliser par le travail (une « pierre » de plus dans le jardin de ceux qui prédisent la fin de la valeur travail) et le souhait de réussir sa vie familiale. Comme il se doit d’un travail scientifique, les auteures ne s’aventurent pas à des explications que leurs matériaux ne démontrent pas. L’éclairage de ce paradoxe nous suggère cependant deux spéculations.

Une lecture en creux sur un déficit de reconnaissance

Bien sûr, il peut s’agir d’un simple report d’investissement. Si le travail était enrichissant, si le « retour sur investissement » était à la hauteur, la famille ne présenterait peut-être pas pour les Français un espace alternatif de réalisation de soi aussi attractif, comparativement au moins. Il y a certainement l’argument d’une déception, d’autant plus forte que l’attente l’est également. Au-delà des facteurs mis en avant (relations inadéquates et mauvaises conditions de travail) ne peut-on voir également un fort déficit de reconnaissance.

Ceci interroge naturellement la gestion des ressources humaines. Dans un premier raisonnement évidemment simpliste, s’il n’y a pas assez de reconnaissance, ce serait tout simplement parce que les « performances » (correctement mesurées) sont insuffisantes. En tout état de cause, l’enquête indique que ce n’est pas une affaire d’engagement. D’autres enquêtes comparatives ont montré que la « productivité du travail en France » n’est pas moindre, souvent le contraire. Alors que peut-on en déduire ? Entre l’effort individuel (« méritant ») et la performance collective (« insuffisante »), il y a tout le filtre d’organisations… qui (elles) ne seraient pas performantes !

Cette thèse consolide au passage les opinions négatives sur les relations et les conditions de travail. C’est possible, mais pourquoi plus en France qu’ailleurs ? Si ce n’est pas tant la performance que sa reconnaissance qui n’est pas à la hauteur, cela veut dire, soit que les performances « normalement bonnes » ne sont pas « correctement rétribuées », soit que les outils d’évaluation en usage en France sont inadaptés culturellement et lacunaires techniquement, les deux pouvant naturellement se cumuler !

L’insécurité familiale 

Notre période exige l’invention de nouveaux rôles parentaux. Dans l’insatisfaction « française » sur le manque de temps consacré à la famille, puisqu’on ne travaille pas plus (mais pas moins non plus significativement en France) la particularité hexagonale pourrait-elle être liée à une inquiétude, un sentiment d’incertitude sur « ce qu’il convient de faire » et du temps à réserver à la sphère familiale, bref, une forme d’insécurité familiale ? Le souhait d’arbitrer plus en faveur de la famille serait alors moins liée à des caractéristiques défavorables du travail, particulièrement en France, qu’à un enjeu devenu plus complexe s’agissant de « gérer » sa vie familiale, avec l’éclatement des modèles familiaux, la multiplication des divorces et des familles monoparentales ou recomposées. Ce ne serait donc pas seulement parce que le travail serait « repoussant » mais parce que « réussir sa vie familiale » est devenu plus compliqué, que l’exigence d’investissements dans la sphère familiale serait croissante.

Ce serait bien sûr vrai des rôles féminins, de toutes celles qui travaillent (nombreuses en France relativement), cumulent la double journée et/ou qui de surcroit, ne gagnent pas assez. Précarité et pauvreté croissantes sont notamment le lot des femmes. La multiplication des situations de rupture familiale développe une « insécurité familiale », une fragilité de la cellule économique, avec son cortège de conséquences sur les problèmes de logement et plus largement de pouvoir d’achat. Mais ce serait également vrai des rôles masculins, de tous ceux qui doivent, tout en travaillant, réinventer des « paternités ». Le vieux schéma qui présentait classiquement un nombre élevé d’enfants comme un « facteur corrélé positivement » à la réussite professionnelle des hommes (contrairement aux femmes bien sûr) ne serait plus opérant. Redevenus célibataires (pour un temps au moins), engagés dans des « recompositions », privés d’une « logistique domestique traditionnelle », condamnés à inventer de nouvelles manières d’être pères, les hommes devraient désormais dégager des temps que le travail ne leur laisse pas pour inventer des rôles auxquels leur héritage culturel ne les a pas préparés.

L’étude de Lucie Davoine et Dominique Meda a été réalisée à partir d’une exploitation secondaire de 4 grandes enquêtes européennes (menées sur 20 ans parfois) et de 5 enquêtes françaises. Réalisée dans le cadre du programme Sprew (6ème programme cadres R&D de l’Union Européenne) l’étude sur 5 pays a été coordonnée par le Centre de recherche Travail et Technologie de la Fondation Travail Université de Namur

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Economiste, Science Pô et praticien de la sociologie, j’ai toujours travaillé la question des conditions de la performance d’un travail dont on ne sait pas mesurer la production, dont parfois même on ne sait pas observer la mise en œuvre. J’ai commencé avec la digitalisation du travail dans les années 80 à Entreprise et Personnel, pour ensuite approcher l’enjeu des compétences par la GPEC (avec Développement et Emploi). Chez Renault, dans le projet de nouveau véhicule Laguna 1, comme chef de projet RH, j’ai travaillé sur la gestion par projets, puis comme responsable formation, sur les compétences de management. Après un passage comme consultant, je suis revenu chez Entreprise et Personnel pour traiter de l’intellectualisation du travail, de la dématérialisation de la production…, et je suis tombé sur le « temps de travail des cadres » dans la vague des 35 heures. De retour dans la grande industrie, j’ai été responsable emploi, formation développement social chez Snecma Moteur (groupe Safran aujourd’hui).

Depuis 2018, j’ai créé mon propre positionnement comme « intervenant chercheur », dans l’action, la réflexion et l’écriture. J’ai enseigné la sociologie à l’université l’UVSQ pendant 7 ans comme professeur associé, la GRH à l’ESCP Europe en formation continue comme professeur affilié. Depuis 2016, je suis principalement coordinateur d’un Consortium de Recherche sur les services aux immeubles et aux occupants (le Facility Management) persuadé que c’est dans les services que se joue l’avenir du travail et d’un développement respectueux de l’homme et de la planète.