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« Mes acquis sociaux » par Henri Vacquin vient de paraître aux éditions du Seuil dans la collection  « Non-conforme ». Nous vous en proposons quelques extraits

 

henri au micro

Programmé pour militer

Pour elle, (la mère), les problèmes de la planète se résumaient « à ces tas de vous autres qui méprisent les humbles et les honnêtes gens »… ça durait depuis la nuit des temps, et il n’y avait aucune raison que ça ne continue pas si les humbles et les honnêtes gens ne luttaient pas pour se faire respecter.
… Il fallait être réaliste. Du pouvoir, il ne pouvait pas ne pas y en avoir, « qu’il pèse sur toi ou que tu le fasses peser sur les autres. » Une vie qui valait la peine d’être vécue supposait de se battre pour mettre en place sur toute la planète, rien que ça, un pouvoir où l’on respecte la dignité des faibles et des opprimés. Le ton sur lequel ces mots m’étaient dits ne laissait peser aucun doute sur le fait qu’il s’agissait bien d’une prescription.

L’école de la République se doublait bien évidemment de l’école du Parti, réservée aux enfants de mon âge. Nos tâches consistaient soit en la distribution de tracts dans les boîtes aux lettres, chacun de nous étant affecté à des rues précises, soit dans la tournée du dimanche matin avec « L »Humanité Dimanche ». Une tournée effectuée au rythme de « demandez, lisez l’Huma » crié à tue-tête, des mots qui aujourd’hui encore, lorsque je les entends au coin d’une rue proférés par quelques uns des derniers Mohicans du Parti, me font tout drôle. Autant d’actes militants qui constituaient une sorte de « formation action en situation »  comme on dit aujourd’hui dans l’entreprise…

 

Les affres du désenvoûtement

En ce qui me concerne, je n’avais plus de doutes sur la vraisemblance des procès de Moscou et de l’antisémistisme en URSS comme chez « les pays frères ». Le désenvoûtement est une tâche difficile avant qu’un déclic n’intervienne qui permet de s’extraire de la boue où l’on s’enlise, laquelle n’est pas sans confort. Il fait en effet très bon au sein de la famille du Parti, c’est chaud, c’est généreux. Il suffit de ne pas poser de questions qui nuisent à l’harmonie générale. Encore faut-il être fait pour ça. En ce qui me concerne, le déclic définitif se produisit un jour où j’interrogeais en toute naïveté une éminent dirigeant du Parti, dont le nom m’échappe aujourd’hui, peut être était-ce Jacques Duclos.
Il avait écrit dans « l’Huma » un mois avant quelque chose en totale contradiction avec ce qu’il venait de dire à l’instant. Bêtement, je m’attendais à une explication et voici ce que je reçus de son éminence. « Si tu veux faire de la politique, il faut que tu saches que les gens ne lisent jamais la presse de la veille. » Trop imbu de lui-même, il n’avait rien vu de la chute fracassante qu’il venait de faire du haut de son piédestal.
… On ne dira jamais assez ce qu’une remarque de ce type a de bouleversant pour le quidam militant. Il y perd d’un seul coup presque toute sa naïveté. Dès lors, la crédibilité a priori de quiconque dirige quelque chose quelque part n’a plus rien d’une évidence. Se construit alors un réflexe de vigilance qui, à ne plus vous quitter, vaut de l’or à l’égard de toute emprise dont on peut être l’objet, ceci à l’exclusion des relations amoureuses, évidemment…

 

Mon Mai 68

Les questions de fond posées par Mai 68 à la relation hiérarchique et donc à l’organisation du travail et au management glissèrent ainsi sur le (secteur) public sans entamer en rien les conceptions du pouvoir des politiques, aux affaires ou non, comme de nos grands et petits commis, syndiqués ou non. Or, que les fonctions publiques n’aient été en rien impactées par Mai 68 dans leur management, voilà bien une donnée majeure du clivage ultérieur entre salarié public et privé, comme de l’échec des réformes engagées depuis et ayant perpétuellement échoué. C’est aussi la raison pour laquelle nos politiques s’absolvent à bon compte en qualifiant le pays d’irréformable.
A l’inverse, l’entreprise privée, parce que soudain interrogée sur ses finalités et aux prises avec les réalités du profit nécéssaire, n’avait pas le choix : « elle ne pouvait considérer les structures, les procédures et l’organisation du travail comme immortelles. De là vient l’exacerbation d’une rupture entre le management des entreprises privées et celui des entreprises publiques, entre les comportements du salariat privé et ceux du salarié public, entre le syndicalisme du privé et celui du public. Une série de clivages très structurants, aujourd’hui encore de nos rapports sociaux hexagonaux.

 

Le grand bouleversement des années 70

siderurgie2

Il était acquis, et ce depuis toujours, que la sidérurgie était par excellence le fleuron qui incarnait la puissance d’une nation. Du côté salarié, il était acquis que, de grand-père en petit-fils, on était sidérurgiste, qu’on y rentrait comme apprenti et qu’on en sortait à la retraite… (Les directions d’entreprise) ne s’interrogeaient guère sur les nécessaires changements à apporter à leur conception de la stratégie… La CGT pas davantage : quand en 1974, on ne parvenait plus qu’à vendre environ 20 millions de tonnes, la CGT réclamait qu’on en fabrique 26 millions, productivisme oblige.
Seule la menace d’une mort inéluctable, dans sa proximité immédiate, parvint à ébranler les patronats de la sidérurgie, notre gouvernement du moment et bien évidemment notre syndicalisme… On est sorti de la restructuration de la sidérurgie par une démolition colossale pour pouvoir redéployer mais sans trop de casse sociale, à chaud sur les évènements. On avait effectivement trouvé une sortie conjoncturelle,… qui imaginait la réduction des effectifs par l’âge, en mettant en préretraite d’abord à 56 ans puis jusqu’à 52ans…
Trente ans durant, personne n’interrogea l’acquis social des préretraites dont les patronats comme les syndicats se satisfaisaient très bien. Bel exemple de ce que l’on peut appeler « un acquis mortifère ».

Pendant toutes ces prémices de la mise en place du management de l’individualisation, le syndicalisme s’en tint donc à la défense du statu quo et à la condamnation de l’instauration du « management à la tête du client ». Jamais il ne voulut intervenir sur l’amont des processus d’évaluation de l’individu, ni même s’interroger sur ce que cela préparait pour la place du travailleur au sein du collectif de travail, « l’élargisssement des tâches », leur « enrichissement », la fameuse « organisation qualifiante » ou la pratique patronale des groupes de « gestion autonome ». C’est pourquoi, d’une certaine manière, les patronats du privé ont, sous le poids des contraintes des années 70, beaucoup mieux épousé les évolutions des comportements sociaux et sociétaux des salariés que le syndicalisme…
Derrière le vocable alors à la mode du « management participatif » – Ségolène Royal n’a rien inventé-, un réel enrichissement des tâches et une plus large responsabilisation de l’individu au travail vont bel et bien s’opérer, mais dans une relation duale direction/salarié hors investissement et présence syndicale. Les patronats vont pouvoir se targuer de participer à rien de moins qu’une forme de désaliénation de la relation de travail…

L’émancipation du salarié comme du salariat n’est-elle pas en effet ce qui, par excellence, fonde la légitimité même du syndicalisme ? Les patronats ont donc confisqué à celui-ci ce terrain revendicatif : un comble.

 

Du Postulat à Big Brother

L’élection de François Mitterand en 81 fut pour moi un miracle et un réel bonheur… Evidemment, le bonheur aura une durée limitée et la désillusion connaîtra la même ampleur que le rêve des premiers mois.

A la fin des années 80, l’écroulement du mur de Berlin a instauré le Postulat réunissant productivisme, progressisme, scientisme et « tout au fric ». Avec l’obsolescence des valeurs de solidarité et de l’éthique, plus grand-chose ne lui était opposable. A cause de ce vide, le Postulat avait un boulevard devant lui. Il déferla donc en France comme partout sur la planète.
…Comment nos sociaux-démocrates ont-ils pu se cacher -et d’une certaine manière leurrer près de moitié de l’opinion deux générations durant- leur vide abyssal de pensée ? Durant des décennies, leur seul argument fut de diaboliser la droite et le marché en leur prêtant la paternité de tous les maux. Mais je m’emporte… Après tout, peut être n’est-ce là que le signe de ce vieil attachement initial dont je n’arrive pas à me défaire, alors que le problème est autrement plus grave, fruit d’une dégradation politique qui concerne tout le monde.
Toujours est-il qu’à la fin des années 80, l’idéologie de Big Brother qui sévit sur la planète s’est dores et déjà bien établie. Sa seule et timide remise en cause trouve son origine dans les « questions portées par la société civile » comme on dit, c’est-à-dire non enrégimentée dans les partis politiques et les institutions. ..
Dans le monde du tavail, et pas moins avec la gauche qu’avec la droite, l’entreprise a réussi à s’ériger comme détentrice du seul paradigme capable de penser le lien social. C’est dorénavant autour de lui que tout s’ordonne institutionnellement.

 

Lettre au père

Papa, ne te retourne pas dans ta tombe : au second tour, j’ai voté Sarkozy. Il est effectivement des moments où il faut savoir chosir le moindre mal plutôt que botter en touche et refuser de choisir entre « la peste et le choléra » comme tu l’aurais sûrement dit. Qu’aurais tu fait toi-même en voyant acheter des militants socialistes à 20 euros pièce ? Faire le coup du participatif démagogique comme substitut au vide de contenu…
Je m’appuie sur ce que disait maman à propos de Mussolini : «  Tu vois, même le pire des hommes peut faire de bonnes choses. Regardez, le Duce a asséché les marais Pontins » ; et les marais Pontins de Sarkozy, ce peut être une possible refondation de nos corps intermédiaires, patronaux et syndicaux. .. La tornade des réformes entamées ne peut se passer d’opposition, et le syndicalisme est tout ce qui nous reste.

.. En France, si l’on veut un jour  pouvoir dire « le syndicalisme est mort, vive le syndicalisme », il faudra commencer par cesser de se leurrer sur les causes profondes de sa mortalité. Le temps n’est plus aux guerres pricrocholines d’une organistion contre l’autre. Pour cela, il faudra cesser de s’user dans les modes de lecture d’hier et admettre enfin que l’organisation syndicale telle qu’elle existe ne prend plus en compte qu’une infime partie des réalités de l’emploi, du travail et de la citoyenneté,…

thibault et chereque

Bernard, certes pour toi le chemin a été difficile, mais la mutation de la CGT, pour ne pas être terminée, est bel et bien en cours au sein de la direction, dans de nombreuses fédérations comme dans les syndicats. François, même s’il t’arrive encore d’être impatient devant la lenteur des évolutions, tu reconnaîtras sûrement que, depuis quelque temps, tu regardes un peu différemment ta consoeur CGT.
Sachant le syndicalisme mortel, vous auriez l’un comme l’autre très mal au cœur d’avoir été les artisans de sa mise en terre et vous ne pouvez rester inertes…vous détenez à vous deux la clé de la renaissance du syndicalisme hexagonal…
Aujourd’hui, je ne vous demande pas de fusionner la CGT et la CFDT ; je vous demande seulement de donner un signe symbolique fort, susceptible d’encourager un groupe de recherche commun sur l’avenir syndical, et au premier chef sur les raisons éventuelles de la mortalité syndicale, au-delà des causes que vous pouvez mutuellement vous prêter, en allant les chercher ailleurs. Car sans analyser ce qui se passe en Europe comme dans le monde entier, impossible d’imaginer la tête que devrait avoir notre syndicalisme. On pourrait appeler cela un « groupe d’intérêt syndical ». Il dépasserait vos cadavres dans les placards de l’histoire hexagonale pour les expliquer autrement.
Le seul fait que vous ouvriez ensemble ce groupe de recherche sur l’avenir du syndicalisme aurait un tel impact dans l’opinion qu’il vous donnerait des ailes pour produire les contenus appropriés. En manifestant conjointement l’envie de bâtir une nouvelle offre syndicale, vous réveilleriez l’eau qui dort et offririez le rêve d’un nouveau possible à tous les déçus et à beaucoup d’indifférents au syndicalisme. Alors chiche…

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