La reconnaissance passe par le regard des autres dans le milieu professionnel, mais aussi dans l’entourage familial et social. Jean-Pierre Segal, chercheur au CNRS, différencie la manière dont les Européens envisagent la reconnaissance sociale.
Comment se pose la question de la reconnaissance en France ?
En France, le travail constitue beaucoup plus qu’une source de revenu ou une façon de contribuer à la vie de la collectivité ; c’est aussi, voire d’abord, un marqueur social attribuant à chaque individu un statut plus ou moins conforme à ses aspirations. Chacun d’entre nous est confronté à la question de savoir si la position qu’il occupe, la place qu’il a su « conquérir », est ou non « à la hauteur » du statut social attendu dans son groupe de référence. Etre reconnu dans son travail et par son travail, ce n’est pas seulement obtenir un juste équilibre entre sa contribution et sa rétribution ; c’est aussi obtenir la possibilité d’apparaître aux yeux de son environnement social comme quelqu’un ayant « un vrai travail ». Un conducteur de TGV est au sommet de sa hiérarchie professionnelle jusque dans la résidence SNCF où il vit.
La question du salaire a bien sûr son importance, mais elle n’est pas première. L’utilité ou le prestige d’un métier sont des facteurs primordiaux de reconnaissance sociale. Cependant, là où cette reconnaissance sociale de l’activité n’est plus celle qu’elle avait pu être auparavant (on peut penser ici aux enseignants), la question de la rémunération prend toute son importance, soit comme forme de compensation soit comme forme (douloureuse) de confirmation d’une dévalorisation vécue comme injuste.
La question du déclassement, que vivent aussi bien les jeunes diplômés à leur entrée sur le marché du travail que ceux que les aléas de la vie économique obligent à se reconvertir dans des activités à leurs yeux moins « reconnaissables » que celles qu’ils occupaient jusqu’ici, prend une valeur considérable. Elle est une des composantes majeures de la souffrance au travail à laquelle on commence enfin à prêter attention.
Comment se pose la question de la reconnaissance en Europe ?
La reconnaissance passe, quel que soit le pays considéré, par le regard des autres dans le milieu professionnel, mais aussi dans l’entourage familial et social. La question est donc posée de savoir si ce regard social est partout le même. La question qui reste encore insuffisamment travaillée est bien celle de savoir comment se construisent les identités professionnelles et les identités sociales dans les différentes aires culturelles qui, ensemble, constitue un espace européen bien plus hétérogène à cet égard que ne l’affirment les chantres d’une « identité européenne ».
En France on gagne son statut professionnel et social grâce à son diplôme et on tente d’être à la hauteur du statut social de ses parents. Dans son évolution professionnelle, on tente de ne pas perdre ce statut. Tout est construit autour des questions de statuts, ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la problématique du déclassement comme celle de la dévalorisation du travail occupe une place si forte tandis que les thèses sur la fin du travail se heurtent à un grand scepticisme.
Les logiques européennes sont autres. En Scandinavie, la hiérarchie des métiers est autrement moins marquée. Il n’y a pas de noblesse particulière à exercer un métier plutôt qu’un autre, en tous cas il serait mal venu d’en faire état trop ouvertement. Le marché du travail détermine la rémunération et l’échelle des salaires interne veille à assurer plus d’homogénéité sociale et de cohérence communautaire. Il faut penser la reconnaissance dans ce contexte-là, plus accessible à chaque salarié qu’elle ne l’est, à mon sens, en France.
Le désir de se distinguer a certes quelque chose d’universel, pourtant dans les sociétés nordiques où le communautaire est fort, où les hiérarchies sociales sont plus réduites dans tous les aspects de la société, ce qui importe c’est de disposer d’une place, sachant qu’il n’y a pas (ou qu’il y a moins) de mauvaises places pour ceux qui sont considérés comme partie prenante de la communauté (les étrangers, dont le nombre augmente aujourd’hui, sont en revanche bien moins protégés par ces logiques communautaires).
La reconnaissance est donc une question sociale qui déborde un strict cadre professionnel ?
La comparaison entre la France et l’Allemagne est instructive en la matière. Lors de l’étude comparée de restructuration dans une même activité, celle d’un réseau de métro, j’ai pu constater que la question des reconversions n’est pas du tout appréhendée de la même manière dans les deux pays. Le Français se demande, s’il va déchoir de son statut antérieur. L’Allemand se demande au contraire comment il va pouvoir retrouver un emploi solide pour lequel il sera dûment formé et grâce auquel il continuera à être un membre à part entière de son entreprise. Quelle que soit la tâche que l’on reçoit, un respect équivalent sera offert à celui qui la remplit sérieusement. En Allemagne et dans les pays nordiques, le dialogue social et les taux de syndicalisation sont forts. Ces pays fonctionnent sur l’idée de mise en commun des expériences. Le terme de « Mitarbeiter »: le collègue, littéralement : celui qui travaille avec, constitue une notion essentielle. Il n’en ira pas nécessairement de même en France où le regard social porté sur chaque activité, positionnée sur une échelle de noblesse professionnelle, pourra être dévastateur.
Le Français réclame d’autant plus de protections statutaires qu’il se sait vulnérable. Le corporatisme (et l’affaiblissement) syndical se greffe là-dessus. L’unité et la force syndicale allemande bénéficie au contraire des propriétés locales d’un système social (comme sur beaucoup d’autres sujets) différemment construit. Les rapports de coopération entre métiers sont ordinairement pénalisés en France par ces rivalités statutaires et une orchestration réussie de leurs contributions demandent au management des efforts spécifiques.
Cette quête de statut individuel en France, est-ce « culturel » ?
Il faudrait s’entendre sur le mot culture. C’est une propriété du système social. On a beau dire en France qu’ « il n’y a pas de sot métier », on a beau répéter dans l’enseignement qu’il faut « arrêter de dévaloriser le technique », les mêmes mécanismes de valorisation/dévalorisation perdurent, repris à leur compte par ceux-là même qui les subissent.
En France, chacun doit gagner sa place. L’emploi a des propriétés sociales. Voilà pourquoi le désir de reconnaissance est si fort. Tous les transferts de méthodologie (GPEC, mobilités, flexicurité) doivent composer avec cette particularité. En Allemagne et dans les pays nordiques, où est née la flexicurité, il est plus facile de changer de travail pour un autre. L’essentiel est de rester bon citoyen. En France, lorsqu’il a été question de radier les demandeurs d’emploi après leur troisième refus d’offre raisonnable d’emploi, le débat s’est focalisé non sur la valeur du travail, mais sur le nombre de kilomètres que la personne serait obligée de parcourir. Le fossé est de taille…
Jean-Pierre Segal, Efficaces, ensemble. Un défi français. Seuil 2009.
Philippe d’Iribarne, Penser la diversité du monde. Seuil 2008.
Laisser un commentaire