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par Laurent Duclos

Faut-il réveiller le citoyen qui roupille derrière l’acheteur ? C’est la question. Les intentions de la Commission européenne ne sont toujours pas claires en la matière. Retour sur les principaux épisodes de la class action en France et en Europe.

 

code bare bon

La Commission européenne avait lancé l’an dernier – via sa direction générale de la santé et des consommateurs -, une consultation « Livre vert » relative à l’action de groupe européenne ou « Consumer collective redress ». Le 23 octobre 2009, dans un courrier adressé à José Manuel Barroso, président de la Commission, le Bureau Européen des Unions de Consommateurs (BEUC), manifestant son impatience, cherchait encore à connaître les projets de la Commission en la matière. Rappelons qu’un an auparavant, le BEUC avait publié les principes auxquels il lui semblait nécessaire que cette procédure puisse répondre. Il était notamment dit que, pour être digne de ce nom, l’action de groupe devait « avoir un champ d’application étendu » ; elle ne devait « en aucun cas être limitée aux seuls contrats de consommation ».

 

La question du champ d’application est en effet décisive ; elle touche à la nature même de cette forme d’action collective : s’agit-il, par ce truchement, de simplement mettre le marché à la « redress » pour que le règne de la concurrence pure et parfaite arrive ? s’agit-il, au contraire, et selon le vœu du BEUC, « de compléter le socle de droits fondamentaux » et de transformer ainsi cette procédure en véritable instrument d’action politique ? Cette dernière solution n’est-elle pas davantage conforme au souhait de réveiller le citoyen qui roupille derrière l’acheteur ? C’est la question.

 

Jardin à la française

On peut rappeler que dans la lettre de mission qu’il avait adressé au Ministre de l’Economie, des finances et de l’emploi, le 11 juillet 2007, le Président de la République lui avait enjoint de « créer une action de groupe à la française ». Il est vrai que le précédent gouvernement avait décidé in extremis, en janvier 2007, de retirer de l’ordre du jour de l’Assemblée nationale le projet de loi « en faveur des consommateurs » qu’il avait déposé sur son bureau le 8 novembre 2006. Ce texte proposait déjà d’introduire en France une action de groupe, mais a minima. On n’était même plus au niveau de la proposition de loi sur « les recours collectifs de consommateurs » antérieurement déposée par le député UMP Luc Chatel en avril 2006, un texte lui-même assez timide.

 

Il y a tout juste deux mois, le 20 octobre 2009, une nouvelle proposition de loi relative à la « suppression du crédit revolving, à l’encadrement des crédits à la consommation et à la protection des consommateurs par l’action de groupe », déposée par Jean-Marc Ayrault, a été rejetée en 1ère lecture par l’Assemblée nationale. Evoquant les « dérives des class actions américaines » (!?), cette proposition pusillanime de défense du « mineur social » que reste fondamentalement le consommateur dans l’approche paternaliste de nos politiques ne risquait pourtant pas de défaire l’ordonnancement du « jardin à la française ».

 

Rappel de base concernant l’action de groupe

L’action de groupe ou class action est d’abord une procédure judiciaire permettant à un ou plusieurs requérants d’exercer une action en justice au nom d’un groupe défini de façon abstraite – une classe – dont les membres auraient eu à subir un même préjudice. Elle a communément pour objet d’obtenir une réparation en dommages et intérêts du préjudice subi par le groupe. Elle peut également susciter d’autres recours en responsabilité, des injonctions de faire ou ne pas faire, ou des recours en annulation. Cette procédure, donc, n’existe pas en droit français. Un rapport sur l’action de groupe était paru, en France, en décembre 2005. Aucun consensus n’avait pu émerger de cette phase de concertation préalable qui a dressé les uns contre les autres représentants des consommateurs et représentants de l’entreprise.

 

Tout sauf « l’opt out » américain

La procédure judiciaire des class action, qui permet au représentant de la classe d’agir sans mandat (sous réserve de la garantie d’opting out permettant aux personnes de sortir de l’action), a un champ d’application très étendu aux Etats-Unis. Mais elle est également devenue un « business » pour les grands cabinets d’avocats américains autorisés à la publicité, au démarchage et se rémunérant au pourcentage. En la matière, le caractère spectaculaire des transactions survenues outre-atlantique tient généralement lieu d’analyse. Par exemple, on ne mentionne pas assez l’intérêt que les entreprises américaines trouvent aux class action pour lutter contre les pratiques anticoncurrentielles.

 

Pour répondre de manière anticipée aux « excès » qu’il a identifiés, le législateur français est aujourd’hui tenté de mégoter son soutien au consumérisme hexagonal. Il est vrai que la procédure bute sur certains caractères de notre droit : le jugement qui profite à des bénéficiaires inconnus a priori semble incompatible avec l’interdiction faite au juge de légiférer ; la procédure d’opt out pourrait, de la même façon, remettre en cause l’autorité relative de la chose jugée ; la multiplication des intermédiaires susceptibles de représenter la classe contreviendrait à l’interdiction de plaider par procureur ; le fait que le défendeur ne connaisse pas tous ses adversaires serait une entorse aux droits de la défense, etc, etc.

 

Les ennemis de la class feignent généralement de croire que ces objections remettent en cause tout le régime de la class action, en particulier l’opting out. En vérité, tout dépendrait de la nature du contentieux. Le pas à pas en matière d’instauration d’un droit à l’action de groupe concernerait ainsi l’objet du contentieux -les stipulations contractuelles et la sécurité des biens d’abord, le reste ensuite -, plutôt que la garantie d’opt out qui est au fondement même de l’action de classe. C’est la perspective tracée par la juriste Marie Anne Frison-Roche pour l’acclimatation du procédé…

 

Le Medef préfère « atomiser » le consommateur

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Une revue patronale réagissant au contenu du rapport Sudreau sur la « réforme de l’entreprise », publié en 1975, avait émis cette protestation : « dans l’entreprise, le peuple, ce sont les concommateurs. Le personnel ne représente pas le peuple de l’entreprise ». Le sentiment s’est répandu depuis qu’on ne pouvait laisser plus longtemps ce peuple sans représentation ni sans armes face aux « pratiques abusives observées sur certains marchés » (J. Chirac, 2005, Vœux aux corps constitués). Las, le Conseil exécutif du Medef du 10 juillet 2006 s’était prononcé unanimement contre l’introduction d’une telle procédure de class action à l’américaine dans notre droit. Le Medef et la CGPME pressent depuis lors le gouvernement de renoncer aux projets de loi successifs qui s’y rapportent.

 

Faut-il laisser les consommateurs à l’état de masse inorganique, petit peuple atomisé dans la bousculade des soldes et maintenu dans sa fièvre acheteuse ? C’était l’avis du collectif patronal reproduit en annexe du rapport du Minefi : « Le principe d’un recours collectif intenté par un « représentant » prétendant agir au nom d’un groupe anonyme d’individus ne peut en aucun cas être approuvé, d’une part, pour ne pas déresponsabiliser les consommateurs qui doivent rester maîtres de leurs choix (sic), conserver la liberté de conduire personnellement la défense de leurs intérêts (re-sic) et en assumer pleinement la responsabilité (re-re-sic) et, d’autre part, pour ne pas les « instrumentaliser » en utilisant le biais de la réparation de leurs préjudices pour servir d’autres finalités, en particulier d’ordre punitif (amen) ». Un patron aurait pu produire le même libellé au XIXème pour refuser qu’un rapport collectif ne vienne « trahir » la vérité du lien contractuel permettant d’attacher chaque ouvrier, pris séparément, à son employeur. Le lien de subordination, comme lien de confiance ?

 

Le modèle des relations collectives de travail

Il est sans doute nécessaire de rappeler que la class action visait, à l’origine, à renforcer les droits de ceux qui n’avaient qu’une capacité réelle faible ou un intérêt limité à agir individuellement en justice. En matière d’accès à la justice, la class action repose alors sur le même présupposé que le droit des relations collectives de travail : il s’agit de rééquilibrer au plan collectif une inégalité caractéristique de la relation individuelle. Autement dit, il convient de faciliter la défense collective de droits et d’intérêts individuels face à l’innocuité des défenses organisées répondant au seul critère de « l’intérêt général » des consommateurs et à la dispersion des recours et des solutions aux litiges individuels.

 

Le débat sur l’opting out ne fait ainsi qu’actualiser une vieille opposition théorisée par le Congrès américain dès la fin XIXème et réifiée par nos législations, à propos des syndicats ouvriers, entre le mécanisme de l’agence (agency) et celui du tiers bénéficiaire (third party beneficiary) : le représentant peut-il agir comme une entité distincte, un « principal » ou doit-il rester un simple « agent » lié par un mandat explicite ? L’opting out opère, en somme, un découplage entre l’intérêt à agir et la qualité à agir, mais sans consacrer une substitution complète entre les deux. Si l’on en croit le Conseil constitutionnel, ce découplage qui permet de préserver la liberté individuelle est exactement de même nature dans le syndicat (DC n°89-257 du 25 juillet 1989). Il n’existe pas, en revanche, pour les « actions en représentation conjointe » (art. L. 422-1 sqq du code de la consommation) qui ne sauraient, de ce fait, être présentées comme des class action « à la française ».

 

Le lien de parenté entre class action et action collective dans le champ des relations du travail est aujourd’hui patent. Des juges de San Franscico n’ont-ils pas certifié naguère la recevabilité d’une action de classe engagée, non par des consommateurs, mais par des salariées contre leur employeur, en l’occurence le géant américain de la distribution Wal-Mart, pour discrimination professionnelle. La class action pourra-t-elle demain suppléer aux défaillances de « l’acteur social » pour régler le rapport entre salariés et employeurs ? Le cas Wal-Mart – entreprise qui bannit, comme on le sait, le syndicat- est exemplaire de ce point de vue ; il illustre la façon dont l’action de classe peut être un moyen d’action politique débordant le champ étroit du consumérisme et de l’action juridictionnelle…

 

L’Europe est longtemps restée dans le vague du sujet

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A la différence du parlement européen qui avait choisi naguère d’amender le programme d’action communautaire dans le domaine de la santé et de la protection des consommateurs, en invitant les Etats membres à multiplier les voies de recours individuelles et collectives, la Commission donne plutôt dans l’équivoque lorsqu’il ne s’agit pas de sa marotte, à savoir les infractions aux seules règles de la concurrence.

 

Au sein des pays membres de l’Union européenne, les débats les plus vifs sur le recours collectif ont (malheureusement ?) porté sur le mécanisme déterminant le type de représentation dont les groupes font l’objet. Au Portugal, pays qui a fait le choix de l’opt out pour son « action populaire », sauf expression d’une volonté contraire, toute personne concernée par l’action peut être partie intégrante de la classe. Au contraire, la Suède, l’Angleterre et le Pays de Galles penchaient plutôt pour l’opt in, technique en vertu de laquelle l’accord des personnes concernées doit être explicite pour qu’elles soient représentées.

 

A condition d’en ouvrir le champ d’application, la class action est instrument d’action politique

A l’instar de la représentation syndicale jadis, s’agissant de la conscience de classe et de la détermination de l’intérêt objectif du monde ouvrier, on peut penser que la class action opère un dévoilement qui déborde l’action juridictionnelle et son instrumentation. La pratique américaine correspond ainsi à l’idée que le respect de l’ordre public peut être également l’affaire du public, pour reprendre une expression chère au philosophe John Dewey. C’est la raison pour laquelle le mécanisme de la class action pourrait constituer, en réalité, un instrument d’action politique : il offre, en effet, une arme au public engendré par l’action d’un pouvoir quelconque. Or, c’est quand une « victime » devient un « public » qu’elle peut sortir de son simple statut de victime. Alors que nous avions su régler les rapports entre salariés et employeurs grâce à la représentation et à la négociation collective (dans le champ de la « démocratie sociale »), ne pourrait-on imaginer un moyen de régler les rapports qui s’établissent entre des pouvoirs professionnels et des publics non-professionnels (consommateurs, actionnaires, patients, etc.) ?

 

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L’idée que le public ainsi envisagé puisse se révéler à lui-même dans l’action de classe est visiblement contraire à la conception tutélaire qui caractérise aussi bien notre approche du consumérisme que, par exemple, notre conception de la démocratie sanitaire, ou encore notre compréhension de « l’économie nationale ». Or, l’économie d’aujourd’hui se moque éperdument des frontières. D’ailleurs, de plus en plus d’actionnaires français extra-territorialisent la class action (Vivendi, EADS, etc.). L’actionnaire minoritaire sera-t-il le seul demain à pouvoir aller réclamer son dû, aux seules multi-nationales ? Au nom de la responsabilité sociale et environnementale, le juriste Alain Supiot invitait naguère à « revisiter les droits d’action collective ». On peut penser que la class action est une technique juridique particulièrement adaptée au phénomène de globalisation des marchés. A l’heure de la mondialisation, comme à l’heure de la diffusion et de la massification des risques et des crises, on peut penser qu’un tel instrument de contre-pouvoir n’est pas inutile.

 

Laurent DUCLOS est membre du Laboratoire des Institutions et des Dynamiques Historiques de l’Economie

 

Lire ici : le point de vue de Jean-Pierre Grandjean paru dans Les Echos, « Class actions » américaines et ordre public français

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