Certains managers sont-ils allés trop loin en manageant par le stress ? Frederik Mispelblom Beyer, professeur de sociologie à l’université d’Evry, analyse les enjeux du débat public autour du management.
1/ Est ce que la crise économique va changer le management durablement ? C’est à dire modifier les organisations du travail, les relations humaines ? Le management est-il ou va-t-il devenir plus brutal ? Va-t-il bousculer les règles du jeu dans le monde du travail : des statuts plus flexibles, moins d’avantages sociaux, davantage de mobilité ?
S’agit-il bien d’une crise « économique » ? Du point de vue économique et financier, cela ne va pas « mal » pour tout le monde : les délocalisations accroissent fortement le chômage pour les uns, mais rapportent aussi beaucoup de bénéfices aux autres. Les différentes Bourses du monde repartent à la hausse de plus belle, et les primes des traders également. Les nouvelles formes de management ne sont d’ailleurs pas liées de manière mécanique à la course à la rentabilité à court terme : il y faut un intermédiaire, qui est la conception que se font des dirigeants d’entreprise des formes de travail qui sont selon eux les plus rentables, et qui peuvent être variées.
Je dirai pour ma part que nous sommes plutôt pris dans une crise politico-morale. Ce qui est en cause, ce sont les modalités de « gouvernance », à la fois des nations et des entreprises. Je dirai que nous sommes entrés dans une ère où l’aspiration à l’hégémonie d’un capitalisme autoritaire, voire tyrannique, gagne de plus en plus de terrain. L’autoritarisme n’est pas l’autorité, c’est même sa négation. Si l’autorité, comme l’ont affirmé Max Weber, Hannah Arendt et Alexandre Koyré, repose sur une forme d’obéissance librement consentie, qui ne fait pas intervenir, pour s’imposer, la contrainte, elle suppose justement le maintien de certaines bases minimales qui rendent ce consentement acceptable. Des bases non seulement économiques (salaires, conditions de travail) mais aussi morales (le respect de certaines « valeurs », de certains principes, comme ceux en France d’égalité, liberté, fraternité). Or, ce sont ces bases qui font l’objet d’attaques et d’un travail de sape incessant depuis des années, de la part d’une autre conception de la gouvernance qui repose sur l’idée qu’on pourrait ne plus avoir besoin de ce consentement, que la peur engendrée par des menaces (de mutation, de licenciement, de chômage, de la réduction à la misère) pourrait remplacer.
Paradoxalement c’est l’actuel Président de la République lui-même qui a « tancé » (et ce à juste titre !) les prédateurs du capitalisme financier en y désignant des responsabilités personnelles, dans un discours prononcé à l’Organisation Internationale du Travail en juin 2009 : « Ce qui est chimérique et ce qui est irresponsable, c’est de croire que ce système de spéculation, de rentes et de dumpings qui a enfermé la mondialisation dans l’impasse dans laquelle elle se trouve va pouvoir continuer indéfiniment, que l’on va pouvoir continuer de tout donner au capital financier et rien au travail, que les marchés financiers vont pouvoir continuer à imposer à toute l’économie, à toute la société leur obsession de la rentabilité à court terme dopée par de gigantesques effets de levier d’endettement« .
Or, la crise politique et morale produit des effets contradictoires non sur « le management » en général, mais sur les directions d’entreprise et sur leur encadrement : car il ne faut jamais oublier qu’on n’a pas à faire dans « le management » ou « les entreprises » à des entités abstraites et impersonnelles, mais à des personnages « en chair et en os », qui ont leurs principes, leur morale, leurs manières de penser, quoi qu’on en dise. Et surtout : qui ne défendent pas tous les mêmes positions; il y a des conflits de politiques, de stratégies et d’orientations au sein de maintes directions générales d’entreprise.
D’un côté donc oui, il y a une tendance à ce que les formes de management deviennent plus dures, plus tyranniques, plus contraignantes, se souciant moins du consentement qu’avant, quand on exaltait les « synergies », « l’esprit d’équipe » voire la solidarité pour relever les challenges et les défis. Mais ce qui s’est passé à France Telecom, Renault et d’autres entreprises dont on parle moins, mais aussi des institutions publiques, fait aujourd’hui hésiter plus d’une direction d’entreprise, on se demande si on n’est pas allé « trop loin », et la question reste même posée de savoir si cela est finalement vraiment le plus rentable… J’aurai tendance à penser que non, et sur la base de nombreux exemples. Le raisonnement est assez simple : des équipes qui ont encore « leur mot à dire », dont les membres peuvent discuter au sujet du travail, avec un encadrement respecté et qui connaît les métiers encadrés, mais aussi un minimum de solidarité entre collègues, on peut réaliser ces fameuses « synergies » dont parle le management, les gens sont capables de s’investir et de se dépasser pour atteindre les objectifs fixés. Dans des équipes où règne le chacun pour soi, le contrôle et les menaces, on assiste au délitement de l’ambiance du travail, qui peut se transformer en agressivité, dépressions et violences, contre les collègues ou contre soi-même.(1)
D’un autre côté justement cette crise dans « l’éthique du capitalisme » renforce des résistances voire en provoque de nouvelles, notamment dans l’encadrement. Avec en exemple les JM Messier, R Madoff et autres, une partie de l’encadrement se détache de ses promesses de loyauté et de fidélité aux directions générales, traine des pieds, fait de la résistance passive, joue la comédie, voire proteste ouvertement dans certaines conditions extrêmes et exceptionnelles. Un symptôme de cette contestation souterraine pourrait être le grand succès de librairie de toute une littérature critique (souvent de l’intérieur) de la vie de l’entreprise, avec des titres comme « bonjour paresse » (titre d’un livre vendu à plus de 100.000 exemplaires) « comment travailler avec des c… », « comment glander en passant pour un pro » et d’autres, qui se trouvent par dizaines sur les présentoirs à l’entrée des librairies d’entreprise.
2/ Vous expliquiez qu’on était passé du commandement militaire au management moderne. Par exemple, le programme It’s time to move de France Telecom se serait inspiré de l’armée. Il était sensé éviter que se créent des liens d’amitié entre cadres et employés, par des affectations tous les 3 ans. Revenir à des méthodes militaires, est-ce bien nécessaire ?
Les entreprises ne se sont pas totalement affranchie du modèle militaire, et ce modèle est lui-même contrasté. Je travaille avec des militaires de haut rang, et ceci dans le cadre du cycle de séminaires « arts de la guerre et interprétation de la vie civile », dont les actes sont en train de sortir dans la collection Savoir, savoir agir et agir, chez l’Harmattan (deux premiers tomes parus).
On y trouve des gens humanistes, républicains, pas va-t-en guerre pour un sou, et soucieux du bien-être des troupes (2). Récemment un accord a été passé entre HEC et l’école de St Cyr, pour que cette dernière puisse « parfaire » la formation des managers d’entreprise. L’armée est généralement très soucieuse de faire en sorte qu’il se crée des liens de camaraderie et de « fraternité d’armes » entre les soldats et entre soldats et officiers. On n’est plus au temps des armées prussiennes, même si certaines formations (celle des parachutistes par exemple) s’inspirent du drilling américain, dont le film Full metal jacket donne un bon aperçu. Aujourd’hui, l’armée elle-même s’inspire à l’inverse aussi de certaines méthodes de management d’entreprise.
Ce qui se passe dans certaines tendances du management moderne, qui ont gagné du terrain ces dernières années, notamment (mais pas seulement) à France Telecom, c’est qu’on y a pour prétention, objectif voire idéal, de « dépersonnaliser » totalement les salariés encadrés, en supprimant toute possibilité de garder son « quant à soi », de s’approprier de manière originale les stratégies d’entreprise imposées. Cela se traduit non seulement par des mutations fréquentes et sans « raison » apparente (dans toutes les entreprises et institutions existent des systèmes de mutation jugés « acceptables » quand ils sont destinés à changer de poste quand on en a fait le tour ou comme condition pour aller retourner « travailler au pays »), des locaux open space et, notamment dans les centres d’appel (qui n’existent pas qu’à France Telecom !) par l’application obligatoire et étroitement contrôle (grâce aux NTIC) de services scripts imposant aux salariés d’employer un langage standardisé et stéréotypé.
Il est significatif à cet égard de constater que dans les rares foyers de résistance à ce genre de management, les salariés continuent coûte que coûte à parler « leur » langage aux clients : ce qui, j’en suis persuadé, est à long terme plus rentable pour l’établissement de relations commerciales de « fidélité ». On peut penser que ces méthodes de management « dépersonnalisantes » contribuent paradoxalement à scier la branche sur laquelle sont assises les entreprises commerciales, et à tuer la poule aux oeufs d’or…car les clients aussi protestent contre ce genre de pratiques.
Au fond, on assiste là à l’exacerbation d’une tendance déjà présente dans la plupart des doctrines managériales, même certaines des plus participatives. Examinez un mot en apparence anodin et anecdotique, employé dans beaucoup de doctrines managériales pour désigner les leaders que sont supposés être les managers : celui de locomotive. Si le manager est une locomotive, cela suppose littéralement que les subordonnés seraient des wagons sans moteur. On trouve la même idée dans le verbe si fréquent et anodin animer : les salariés sont supposés ne pas encore avoir d’âme (du latin anima, souffle)… comme les animaux, et jadis les indiens et les femmes. Manager serait facile dans ces conditions ! Or, si manager est si difficile, si encadrer est un métier impossible comme je le dis, c’est parce qu’il n’y a que des locomotives, et que certaines veulent aller à droite, d’autres à gauche, certaines avancer, d’autres reculer, et certaines rester clouée sur place… Loin d’être un « surhomme », les encadrants sont plutôt comme des planches de surf, sur lesquelles on ne peut rester en équilibre qu’en s’adaptant aux vagues qu’on a parfois soi-même suscitées !
3/ Le malaise dans les organisations, le malaise chez les salariés dans leur relation au travail s’explique-t-il par un management trop contraignant ou trop autoritaire ? Est-ce le fait sinon de contre-pouvoir trop faibles ? D’une stratégie d’entreprise mal élaborée ?
En manière de stratégie d’entreprise comme de management il n’y a pas de « raison » objective de faire ceci ou cela, pas de « bon » ou de « mauvais » management en soi, tout dépend des objectifs que ceux et celles qui sont en mesure de les imposer poursuivent. En dernier ressort, ce type de questions est fondamentalement politique, à la fois au sens de politique d’entreprise, mais aussi au sens où cela concerne toujours une certaine manière d’intervenir sur le « vivre ensemble » en société.
Il y a certes des causes liées aux formes de management, aux stratégies d’entreprise, et aux contre-pouvoirs effectivement trop faibles, à ce « malaise » des salariés, qui revient d’ailleurs d’une manière récurrente.Certains y voient même une politique et une stratégie mondiale, dirigée à partir de certains think tanks aux Etats-Unis (3)
Mais qu’est-ce qu’on entend par « malaise » des salariés ? Qu’ils ne sont plus heureux, bien dans leur peau, content de travailler dans les conditions qui sot les leurs ? Pourtant, les sondages nationaux sur la satisfaction au travail démentent majoritairement cette idée. Ce « malaise » est aussi ce qui caractériserait aujourd’hui les cadres, supposés prendre fait et cause pour les politiques de leurs entreprises. Est-ce qu’il signifie qu’ils s’en détachent, qu’ils critiquent ces politiques, qu’ils sont prêts à prendre le « camp » des autres salariés ? A se considérer donc plus comme des salariés comme les autres, plutôt que comme une catégorie particulière proche de la direction ? Le « malaise » concerne donc aussi le management, au sens de la catégorie des personnels managers (4).
Il y a de tout cela dans cette question du « malaise », qui peut prendre des formes beaucoup moins tranquilles qu’un « malaise mental » : depuis deux ans, on voit des grèves dont les formes sont de plus en plus violentes, avec séquestration de patrons et de cadres, et des menaces de faire exploser le lieu et les outils de travail.
Les suicides au travail sont l’une des manifestations les plus extrêmes de ce « malaise », quand ce dernier se retourne contre les salariés eux-mêmes (et cela inclut parfois des managers). Aussi horrible que cela puisse être, le retentissement médiatique de ces suicides, en particulier dans des entreprises qui passaient pour les « fleurons » de l’économie française, ont eu le mérite de mettre sur la place publique l’organisation et les conditions de travail qui ont pu contribuer à les engendrer. Ils « donnent à réfléchir » aux dirigeants d’entreprise qui s’étaient lancés dans les méthodes du management par le stress, la menace, le harcèlement et la dé-personnalisation, et à ceux qui pensaient éventuellement s’y lancer.
Dans ce sens, le débat public qu’ils ont suscité représente peut-être le début d’un tournant, qui amènera les dirigeants les plus humanistes (et il y en a) à s’opposer à ces méthodes, et à en défendre et promouvoir d’autres.
(1) Voir à ce sujet le dernier livre de C. Dejours co-rédigé avec F. Bègue : Suicide et travail : que faire ? PUF 2009
(2) Les travaux du Général Vincent Desportes, nourris de sciences sociales et humaines, et son activité comme Directeur du Collège interarmées de la Défense (ancienne Ecole militaire), en sont une bonne illustration, lire par exemple : Décider dans l’incertitude, Economica, 2007
(3) Naomi Klein : La stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du
désastre, Actes Sud,2008
(4) Pour une analyse de l’activité d’encadrement voir notre Encadrer, un métier impossible ? Armand Colin 2006 (2ème édition enrichie prévue en 2010), et pour une analyse des dispositifs de management, notre Travailler c’est Lutter, l’Harmattan, 2007. On en trouve aussi de nombreux textes sur le site www.encadrer-et-manager.com
Frederik Mispelblom Beyer est directeur dépt. AES et IUP ADT et chercheur au CRF (Centre de recherche sur la formation), Cnam, associé au Lhest (Evry). Il coordonne le cycle « arts de la guerre et interprétation de la vie civile »
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