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par Entretien avec Jean-Claude Dupuis, Claude Emmanuel Triomphe

Le management par la valeur -financière- (Value-Based Management) est devenu le « must ». C’est ce que nous explique Jean-Claude Dupuis, professeur, responsable de la recherche de l’ESDES, école de management de l’Université catholique de Lyon (France).

 

marché fin

Quelles sont à votre sens les évolutions les plus marquantes dans les techniques de gestion des entreprises ces dernières années ?

De loin, c’est la diffusion d’un management par le marché (Market-Based Management). On peut de façon synthétique distinguer deux grandes phases. Les années 80 ont été marquées par un renouvellement des techniques de gestion inspiré par la figure du client roi. Le management par la qualité est alors devenu la norme. Depuis, la figure du client roi a cédé la place à celle de l’actionnaire roi. Le management par la valeur (financière) (Value-Based Management) est alors devenu le « must ». Ceci étant, le management par la qualité comme le management par la valeur sont des variantes du management par le marché. Dans un cas, c’est le marché des produits qui est à la commande, dans l’autre, c’est le marché financier.

 

En réaction aux conséquences du management par le marché, on assiste depuis les années 2000 au renouveau et au développement de techniques de gestion visant à remettre en quelque sorte l’entreprise en société. L’idée de responsabilité sociale d’entreprise (RSE) résume bien cette évolution.

 

 

Dans vos travaux de recherche, vous approchez des directions d’entreprises et des comités exécutifs : qu’est-ce qui vous frappe dans leur approche de la gestion, et notamment (mais pas exclusivement) de la gestion des « ressources humaines » ?

Je dois tout d’abord souligner que l’approche de la gestion des directions d’entreprise que je rencontre, reste plurielle. L’approche du dirigeant d’une PME diffère le plus souvent de celles des membres d’un CODIR d’une TGE. Idem quant on compare les cas d’une entreprise non cotée et d’une entreprise cotée ou encore la conception du management portée par les dirigeants du siège d’une entreprise cotée et celles des dirigeants de ses filiales locales.

 

Ceci étant, une tendance de fond se dégage. Le management de l’entreprise est de plus en plus pensé comme étant une simple « affaire de marché ». Je dis cela par contraste avec le fait que naguère, assez souvent, le management était pensé comme étant une « affaire de société ». Cette expression a un double sens. L’entreprise pouvait être pensée comme étant une affaire de société car l’entreprise était conçue comme étant en société. De ce fait, la direction pouvait se vivre comme une instance d’arbitrage entre les différentes parties intéressées par les activités de l’entreprise, notamment les salariés. L’entreprise était aussi pensée comme étant une affaire de société car l’entreprise, elle-même, pouvait être conçue comme une société, au sens d’un collectif de personnes liées par un projet et des valeurs communes.

 

Force est de constater que cela est de moins en moins le cas. Quand on observe la façon dont les dirigeants racontent aujourd’hui leur entreprise, le plus souvent, cela se résume à la compter financièrement. Le management s’est ainsi dépolitisé ou plutôt le marché (financier) serait devenu le seul juge. Ensuite, l’entreprise est de plus en plus pensée comme étant, elle-même, un marché. Le marché n’est plus seulement vu comme une contrainte externe. Il est devenu pour les dirigeants une façon de penser le management, notamment la gestion des ressources humaines.

 

Dans quelle mesure établissez-vous une relation entre les technologies de gestion développées ces dernières années et l’explosion des conditions de travail en France ?

Il a fallu près de dix ans pour que la montée en puissance de la logique du marché soit clairement identifiable dans les pratiques managériales aux États-Unis, alors que les stratégies de globalisation et de financiarisation s’y étaient amorcées dès le milieu des années 80. C’est avec le même écart temporel entre la mise en œuvre de nouvelles stratégies concurrentielles et financières et l’ajustement des politiques de GRH que le modèle de management par le marché est devenu dominant en France.

 

L’explosion des conditions de travail dans notre pays est à l’évidence en partie liée à la généralisation de ce modèle de management. C’est en effet un modèle de management qui « laisse le soin» aux opérationnels (middle managers, techniciens, acteurs projets) de s’organiser et d’innover pour atteindre les objectifs de l’entreprise. Il véhicule la croyance que l’organisation, ses métiers et ses individus seraient totalement adaptables et redéployables. Il conduit en quelque sorte à effacer les différences pouvant exister entre le travail (les hommes) et le capital (les marchandises, les choses).

 

Ceci étant, le management par le marché n’est pas en soi une technologie de gestion malsaine. Mais ce n’est ni la seule, ni une « One Best Way ». C’est son usage dogmatique et exclusif qui est aujourd’hui à blâmer. Laisser à lui-même, le management par le marché conduit à une liquéfaction des activités de l’entreprise et de la vie de ses membres. Reste que selon moi, rejeter en bloc le Market-Based Management et le remplacer purement et simplement par une autre technologie de gestion n’est pas une solution viable. Toutes les technologies de management sont des technologies de pouvoir. Ce que l’on gagnerait d’un côté, serait perdu de l’autre. La moins mauvaise solution consisterait à revenir à de la politique d’entreprise, soit de régénérer du politique dans le management et ainsi refaire de l’entreprise une « affaire de société ».

 

 

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