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Le développement local est sorti de sa marginalité originelle. Il ne s’agit plus de ressusciter quelques productions au goût de terroir mais d’analyser les « moteurs des économies locales » et éventuellement leur vulnérabilité (« La crise et nos territoires. Premiers impacts »). Les pôles de compétitivité et les clusters font se croiser lieux géographiques, réseaux, innovations et secteurs d’activités. Les restructurations sont suivies d’actions de revitalisation qui portent explicitement sur les bassins d’emploi touchés. La territorialisation des politiques publiques, nationales ou régionales, est un objectif permanent. Le dialogue social aussi se territorialise.

 

territoire

Ce mouvement n’est d’ailleurs pas seulement franco-français. Il est à l’œuvre en Pologne, en Roumanie, en Suède comme l’a révélé un récent projet européen d’ASTREES (Fostering job creation in Small and medium Enterprise- Fosme). Il existe aussi dans des pays à culture très centralisée comme l’Angleterre ou fédérale comme l’Allemagne. Il y prend des formes et des noms différents, dont les traductions sont rarement satisfaisantes.

 

Dans un contexte de mutations et de chômage de masse et de longue durée, la GPEC connaît en France une nouvelle jeunesse en devenant territoriale. La gestion et l’accompagnement des transitions professionnelles et des mobilités et en général toutes les actions qui s’abritent sous le large parapluie de la GPEC territoriale ou GTEC (au choix) sont de bons exemples pour saisir les enjeux de ce mouvement qui ne se réduit pas au mouvement de décentralisation ou de déconcentration.

 

L’emploi se prête particulièrement à une gestion territorialisée. Les parcours professionnels ne sont pas des objets théoriques ou hors sol. Ils ont besoin de repères et d’un environnement. S’ils ne peuvent plus se concevoir au sein de la même entreprise, ni même au sein d’une branche ou d’un métier, le bassin d’emploi offre un nouveau cadre « sécurisant ». Sécurisant, au sens où il est suffisamment connu, familier, doté de ressources en termes de services ou d’informations, ressources amicales, familiales comme institutionnelles. Bien sûr, du point de vue des compétences attendues, du métier à exercer, la part d’inconnu et d’incertitudes est plus grande lorsqu’on doit changer de « boîte », mais l’ouverture au territoire augmente a priori mécaniquement les possibilités en préservant la familiarité d’un cadre connu.

 

Des problèmes à facettes

L’emploi, la recherche d’un emploi ou la création d’emplois, est une question à facettes. C’est bien sûr une question économique. L’emploi est en relation directe avec la compétitivité des entreprises ou les revenus du territoire pour développer le commerce, financer l’emploi public, dans les hôpitaux ou les services, et l’emploi associatif dans les secteurs émergents des services à la personne ou du recyclage. C’est aussi une question sociale dès que les risques de déclassement, de chômage de longue durée ou de pauvreté apparaissent. Une question d’éducation et de formation, tant compte le « bagage » que chacun porte avec lui dans son parcours professionnel. Une question institutionnelle, tant est déterminante la qualité des structures en charge de l’information, de l’orientation et de l’accompagnement des demandeurs d’emploi comme des créateurs ou des candidats à la mobilité. Une question de politique publique éventuellement. Une question de culture pour départager ceux qui vont entreprendre sans peur de l’échec (toujours possible) et ceux à qui manquera l’idée, l’audace ou l’occasion. Une question d’image et d’attractivité, une question de climat peut-être si on pense à l’origine de la Silicon Valley ou de Sophia Antipolis. Une question d’infrastructure pour faciliter l’accès et la logistique. Une question de voiture qui ne tombe pas en panne ou de garde d’enfants comme le montre Florence Aubenas dans Quai de Ouistreham.

 

La tendance est partout la même. En passant de problèmes formulés en termes de logement à des problèmes formulés en termes d’habitat ou d’urbanisme, de problèmes de routes à des problèmes de transport multi-modal, des problèmes de l’agriculture à ceux du monde rural et de l’environnement, le changement n’est pas terminologique. Il n’est pas non plus quantitatif. Il ne faut pas plus des mêmes logements, plus des mêmes routes, plus des mêmes produits agricoles. Il faut prendre les problèmes autrement. À des problèmes essentiellement techniques les pouvoirs publics organisés en services spécialisés pouvaient répondre par des produits ou des prestations simples, homogènes et programmables. À des problèmes « à facettes » il faut des réponses sur mesure faisant intervenir des acteurs multiples contribuant chacun pour une part seulement. Les cloisons entre services spécialisés, longtemps garanties de haute technicité et de compétences, deviennent ce qu’il faut abattre absolument. Les questions de coopération et d’organisation deviennent cruciales. 

 

Nous n’avons pas assisté à une revanche des pouvoirs locaux contre le pouvoir central, à un déplacement du curseur dans la répartition des pouvoirs entre le haut et le bas de la hiérarchie, d’un nouvel épisode de la lutte entre Jacobins et Girondins. Nous avons assisté à une multiplication des sources de régulation et de légitimité comme autant de nouveaux foyers d’initiatives et de possibles contributions à une part de solution des problèmes. Les organisations syndicales renouent ainsi, mais dans une tout autre posture avec le temps des « bourses du travail » et sortent elles-mêmes des cadres nationaux, de branches ou d’entreprise.

 

Dispositifs techniques ou action collective

Cette multiplication des acteurs, si elle n’est pas le résultat d’un phénomène de génération spontanée et est pleinement justifiée par la nature des problèmes, est aussi forcément une source de blocages et de dysfonctionnements. L’organisation des actions, la prise de décision que cela implique, la répartition des rôles, la constance dans les choix, l’évaluation et les apprentissages qui lui sont liés, ne peuvent pas se concevoir comme au temps récent où l’Etat avait le monopole de la formulation des problèmes, de la planification de leur traitement, des arbitrages budgétaires sans lesquels rien ne se concrétise. Il effectuait bien un travail avec les responsables locaux, élus municipaux et grands élus (le député-maire bien sûr). Mais il consistait surtout à négocier les attributions de moyens, les investissements et les adaptations à la marge de dispositifs nationaux au contexte local. Et les acteurs privés, entreprises, syndicats, associations, en étaient en général exclus.

 

collectif

La situation est radicalement différente aujourd’hui. Cette action collective, si elle est prise au sérieux (condition de sa réussite) ne conduit pas à adapter des dispositifs pensés ailleurs à des situations locales. Elle conduit à formuler les problèmes à résoudre comme des problèmes originaux, à penser les solutions « sur mesure », à avoir de l’appétit pour les constructions inédites, les innovations SGDG (« sans garantie du gouvernement »). Sur mesure parce que les entreprises ne sont pas les mêmes, que les secteurs concernés sont différents, que les compétences et les diplômes varient, mais aussi parce que les expériences vécues ne sont jamais identiques, que les relations entre les institutions et les personnes qui les représentent sont toujours faites de chair et d’histoire(s) autant que d’organigrammes, de qui fait quoi, de blocs de compétences. C’est en ce sens que le territoire est un espace approprié. Comme l’araignée tisse sa toile, chacun tisse son territoire (avec des intentions moins prédatrices, espérons-le) et s’y établit. Le territoire est le produit d’un acte de territorialisation et non d’une décision administrative. C’est le deuxième changement qualitatif. Certains, habitués à faire reposer leur action sur des dispositifs technico-administratifs ou des outils proposés par ceux qui sont censés savoir, experts et consultants, y voient une faiblesse. Et si c’était une force ? Et si c’était ce qui donne l’énergie de s’y impliquer, qui procure le plaisir de faire ? 

 

Nous savons tous à quel point l’engagement subjectif compte dans les dynamiques territoriales. Cet engagement a besoin de liberté. Il est frappant de noter que les impulsions venues d’en haut peinent à trouver les relais locaux alors même que les acteurs locaux se plaignent de ne pas trouver un écho suffisant à leurs projets. La (brève) histoire des Maisons de l’Emploi est un exemple des cette difficulté à trouver les bonnes relations. Des pratiques localisées sont généralisées par la loi sur la Cohésion sociale. Immense espoir. Tout le monde travaille. Et puis alors que les organisations se mettent à peine en place, coup de frein général. Désinvolture au sommet, découragement sur le terrain. Ces politiques de stop and go sont fatigantes, toxiques, violentes. Cela ne signifie pas néanmoins que l’action locale puisse ignorer les acteurs « extra-territoriaux » et la situation globale. L’Etat, les Régions, les unions départementales ou régionales, les sièges sociaux, l’Europe, sont présents dans les projets locaux. Mais leur rôle n’est pas celui d’une tutelle ou d’un lieu de décision, pendant que le local serait celui de l’exécution.

 

Les schémas faisant alterner les mouvements entre top-down et bottom-up ne disent pas grand-chose de l’articulation « en 3D » entre des coopérations horizontales et des coopérations verticales à acteurs multiples. Nous avons affaire à des agencements complexes, à des combinaisons plus contingentes que nécessaires ! Cela rend le reporting aux niveaux supérieurs, difficile. Il arrive que le monde réel résiste à sa mise en forme trop simplifiée ! A-t-il tort pour autant ? Ces actions qui s’inscrivent dans une mémoire, une histoire, une singularité, une ambiance, un climat, une vision d’un avenir souhaitable, ne sont-elles pas des lieux de résistance aux tentatives d’uniformisation du monde ? Si c’est ça, alors bravo, tant je tiens ces tentatives pour une des causes profondes de notre découragement et de notre désarroi. Les parcours des territoires comme les parcours professionnels illustrent à merveille cette formule selon laquelle nous sommes les produits d’une histoire dont nous cherchons en permanence à devenir les auteurs. A défaut nous ne verrons que mouvements erratiques et proprement « insensés ». 

 

Chapelet de projets et capitalisation

Les organisations par projet se sont imposées en réponse à ces deux exigences : réunir des acteurs nombreux et qui ne sont pas liés par des relations hiérarchiques et construire des réponses qui s’intègrent dans l’histoire locale, ses réalités, ses perspectives, ses souhaits ou ses rêves. Les avantages de ces organisations sont indéniables. Archipels fragmentaires qui se solidifient au milieu d’une réalité très fluide voire « gazeuse », elles permettent de définir des frontières acceptables parce que provisoires. Elles réunissent des organismes privés, publics et associatifs en fonction du problème précis (au moins en fonction d’une formulation « provisoire » du problème par ceux qui prennent l’initiative, ce qui peut conduire à exclure certains secteurs comme celui de l’Insertion par l’Activité Economique par exemple, mais c’est une autre question). Les modalités de décision collective y sont définies en fonction des participants, de leurs capacités contributives ou de leur autorité mais aussi de leurs habitudes et intérêts. Les moyens financiers et humains sont répertoriés. Les échéances sont affirmées. Les résultats attendus et les modalités d’évaluation « de ce qui permettra de dire que le projet est réussi » font l’objet d’un accord entre les participants. C’est un mode d’organisation qui a en plus l’avantage d’être connu des entreprises et en général de tous les acteurs, en France comme dans la plupart des pays.

 

On pourrait conclure ici. Je ne veux pas le faire sans poser quelques questions sur les limites de ces organisations, en particulier lorsque l’action collective veut s’attaquer aux questions d’emploi et de compétences. Une limite tient sans aucun doute au possible écart qui se creuse entre territoires. S’il n’y a pas de territoires sans avenir, mais uniquement des territoires sans projet, que faire quand ces projets manquent. Le déplorer en constatant que c’est comme ça, il y a des gagnants et des perdants ? On voit bien la limite d’actions qui conduiraient à détruire ce qui reste de cohésion territoriale. Ce n’est pas un hasard si l’Europe s’est fixée des objectifs en termes de cohésion sociale et territoriale.

 

Une autre limite tient aux difficultés d’apprentissages. L’appel récurrent à « capitaliser » ne répond pas à une mauvaise volonté des acteurs. Il naît d’une difficulté intrinsèque à ce type d’organisation. Les réflexions issues du séminaire qu’ASTREES a organisé les 1er et 2 décembre à Orléans avec le Conseil régional du Centre ouvrent des pistes nouvelles. Si capitaliser signifie définir le modèle d’action universel, repérer la bonne pratique qui pourra être diffusée et reproduite, alors le risque est grand que cet appel continue à meubler les colloques (au côté de celui qui porte sur l’anticipation….) sans résultats. Si capitaliser signifie imposer la bonne institution garante de la mémoire et des savoirs et y trouvant une légitimité permanente et définitive pour piloter les projets, nous pouvons nous préparer à de longs et stériles débats de préséance. Si capitaliser en revanche consiste à miser sur l’expérience des acteurs, sur les savoirs faire qu’ils acquièrent au fil des projets, à faire confiance à leur discernement et à leur capacité de jugement, alors, non seulement nous serons cohérents avec l’affirmation des responsabilités des acteurs locaux, mais nous constaterons des progrès effectifs. Moins visibles peut-être, plus difficiles à consolider dans un bel histogramme ou un bel organigramme au niveau régional ou national, mais parfaitement opérationnels et pleins d’avenir. Un consultant à qui a été confié très récemment l’évaluation du dispositif ALIZE de soutien au développement de l’emploi dans les TPE et PME, et qui a par ailleurs bien fait son travail, concluait sa présentation par un constat sous forme de mise en garde : le dynamisme du dispositif repose sur des personnes. Entendez : « ce n’est pas possible, c’est une faiblesse et un risque mortel pour l’action ». Eh oui, l’action humaine repose sur des personnes, c’est-à-dire sur des êtres qui ne se conçoivent jamais comme les exemplaires d’une série, les copies d’un original, les clones d’un modèle unique et qui vibrent plus pour l’inventivité et la chaleur des relations sociales et subjectives que pour la standardisation et les procédures.

 

Il est possible de formuler cette conclusion autrement. Ce que nous disons au fond, c’est que l’action collective, pour l’emploi et les compétences, comme pour beaucoup d’autres problèmes, ne doit pas être conçue comme une action technique ou gestionnaire. Elle a à voir avec le politique. Les diagnostics, les analyses, les chiffres, y ont toute leur place. Mais l’essentiel est que les territoires se constituent dans les débats, les rencontres, les délibérations, les négociations, les conflits pourquoi pas. Les territoires sans projets sont ceux où on ne se parle plus.

 

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Directeur d’une Agence régionale de développement économique de 1994 à 2001, puis de l’Association Développement et Emploi, devenue ASTREES, de 2002 à 2011. A la Fondation de France, Président du Comité Emploi de 2012 à 2018 et du Comité Acteurs clés de changement-Inventer demain, depuis 2020. Membre du Conseil Scientifique de l’Observatoire des cadres et du management. Consultant et formateur indépendant. Philosophe de formation, cinéphile depuis toujours, curieux de tout et raisonnablement éclectique.