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A propos du livre de Francis Hallé « La Condition tropicale ». Une histoire naturelle, économique et sociale des basses latitudes

 

tropical

Voilà un livre surprenant : il parle d’économie, d’anthropologie, de l’aventure humaine sur la terre, des systèmes d’entraide mutuelle entre les plantes et les animaux. Le tout pour construire des éléments de réponse à une question simple : pourquoi 82 % des pays les plus pauvres du monde se situent-ils dans la zone tropicale ?

 

« La condition tropicale » est un gros livre écrit par un botaniste et biologiste, spécialiste de la structure des arbres. Il a 70 ans et comme il l’écrit en introduction, « cela autorise à porter un regard global sur l’existence ». Francis Hallé a dirigé les équipes de naturalistes du « radeau des cimes », cette station d’observation scientifique installée au sommet des arbres en Amazonie pour travailler sur la canopée. Il mobilise ses propres travaux, ceux de ses collègues et de très nombreuses lectures et témoignages à la recherche des « marqueurs » qui peuvent être retenus pour définir cette large zone située entre le Tropique du Cancer et le Tropique du Capricorne.

 

Pour commencer, petit détour par l’astronomie , histoire de ne pas oublier que notre planète est ronde, et qu’elle tourne, et qu’elle tourne autour du soleil selon un plan d’écliptique qui varie dans le temps. Du coup, pas de saisons sous les tropiques, une température presque constante et une égale durée du jour et de la nuit, tout le temps. « Un monde sans hiver » était le titre du précédent livre de Francis Hallé.

 

Deuxième marqueur : privée d’une période de repos, la nature en zone tropicale est débridée : le récit du « radeau des cimes » et du spectacle qui s’offre alors au regard des scientifiques réunis entraine dans un véritable paradis des naturalistes. Un peu plus de raisonnement permet de caractériser la végétation et la faune tropicales par leurs permanentes symbioses. Mieux leur « coopération ». À l’instar des récifs coraliens, c’est la richesse des interactions entre les êtres vivants qui caractérise le mieux les tropiques. Des fourmis et des champignons s’épaulent, des rubiacées se changent en fourmilières (il paraît que cela s’appelle « les couilles du diable »…). Et si les tropiques, plus que nos zones tempérées qui ont servi de référence à la science, témoignaient de tout ce qui reste à comprendre et à faire pour mieux tirer parti des inventions de la nature.

 

 

Troisième marqueur : sans l’hiver qui détruit régulièrement bon nombre d’agents pathogènes, les maladies parasitaires et infectieuses prolifèrent, et rendent la vie des hommes et le développement d’autant plus difficiles.

 

Bien sûr on va parler aussi de la traite des Noirs, de la colonisation, mais pour les resituer dans la réponse à la question de départ : pourquoi l’économie moderne telle que nous la connaissons s’est-elle développée dans les pays tempérés. Au point de rendre fausse ou du moins très approximative l’utilisation de termes globaux comme « le Nord » et le « Sud » : riches et pauvres ne se partagent pas entre le nord et le sud mais entre pays tempérés et pays tropicaux…L’absence de variations liées aux saisons et à la longueur des jours et des nuits a bien d’autres conséquences. Ainsi la relation au temps est-elle bien différente sous les tropiques, à la limite, le temps n’existe pas, « tout est mouvement circulaire, répétition sans fin à l’image des jours et des nuits » (Fodé Diawara). Ce qui change bien des choses en matière économique et sociale.

 

Au long d’une grande fresque d’anthropologie historique, Francis Hallé reconstitue des arrêts sur image sur les développements différenciés dans le monde au moment de trois grandes dates : 10 000 ans avant notre ère, au IX° siècle, puis au 15° siècle. De grands royaumes ont vécu (le Bénin, l’Ethiopie, l’empire Khmer au Cambodge) et ont sombré. Là où la grandeur d’un moment s’est transformée en développement économique de longue période (la Méditerranée, la Chine…puis l’Occident au sens où nous l’entendons aujourd’hui), c’est qu’il y a eu des avancées scientifiques. Intéressant.

 

Tous les pays tropicaux (sauf trois) ont été colonisés par des pays tempérés, le plus souvent dans des périodes de grands désordres climatiques et/ou d’épidémies qui les affaiblissaient. Il n’existe aucun exemple de l’inverse. On l’explique en général par l’histoire du développement du capitalisme occidental et de ses « stades » (Marx par exemple). « La condition tropicale » n’y substitue pas un déterminisme par les conditions climatiques (ce serait revenir à Montesquieu et sa théorie des climats). Le livre apporte plutôt d’autres éclairages, comme une sorte d’approche « écologique » où l’histoire des hommes et celle des autres êtres vivants interagissent. A contrario, l’auteur met en exergue à l’un des chapitres une petite phrase de l’ex-président du Brésil, Lula, « La crise actuelle a été causé par des experts blancs aux yeux bleus. Ils prétendaient tout savoir ». Ils prétendent encore…

La lecture de ce livre est une aventure, un voyage : on y croise des références à des films, à des romans à côté des raisonnements des économistes (ceux qui ont travaillé sur « le développement »), des anthropologues et des botanistes. On y découvre des plantes, des arbres bien sûr, des molécules étranges…c’est que l’aventure humaine sur terre, et le sort de millions d’êtres humains encore dans l’extrême misère, mérite bien que l’on sorte un peu des sentiers battus…

 

Francis Hallé « La condition tropicale » Une histoire naturelle, économique et sociale des basses latitudes
Actes Sud, 2010

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Philosophe et littéraire de formation, je me suis assez vite dirigée vers le social et ses nombreux problèmes : au ministère de l’Industrie d’abord, puis dans un cabinet ministériel en charge des reconversions et restructurations, et de l’aménagement du territoire. Cherchant à alterner des fonctions opérationnelles et des périodes consacrées aux études et à la recherche, j’ai été responsable du département travail et formation du CEREQ, puis du Département Technologie, Emploi, Travail du ministère de la Recherche.

Histoire d’aller voir sur le terrain, j’ai ensuite rejoint un cabinet de consultants, Bernard Brunhes Consultants où j’ai créé la direction des études internationales. Alternant missions concrètes d’appui à des entreprises ou des acteurs publics, et études, européennes en particulier, je poursuis cette vie faite de tensions entre action et réflexion, lecture et écriture, qui me plaît plus que tout.