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par Chloé Froissart

Les rassemblements du « jasmin » de ce début d’année se référant à la révolution tunisienne pour réclamer davantage de libertés ont été réprimés. Moins spectaculaires, les actions collectives chez les travailleurs migrants se radicalisent et ont des conséquences politiques, explique Chloé Froissart dans un article de la Chronique internationale de l’IRES (n°128 de janvier). Morceaux choisis

 

chine

Au printemps et à l’été dernier, la Chine a été confrontée à la plus grande vague de grèves depuis 2002, date à laquelle les ouvriers urbains du Nord-Est s’étaient insurgés contre la restructuration des entreprises d’État. Cette fois-ci, les grèves ont été menées par des travailleurs d’origine rurale employés par des multinationales fabriquant des produits destinés à l’exportation. En raison de la rémanence d’un système de domiciliation hérité du régime maoïste qui attache les droits des individus à leur lieu d’enregistrement, les travailleurs ruraux ont longtemps constitué une réserve de main-d’œuvre flexible et bon marché.

 

La grève de 15 jours chez Honda Nanhai à Foshan en mai 2010 est emblématique des nouvelles formes d’action collective en Chine. Les ouvriers des ateliers d’assemblage ont réussi, au moyen d’affiches murales et de messages SMS, à mobiliser les 1 500 ouvriers de l’usine au point de complètement paralyser la production. Ils ont élu trente représentants, dont quatre responsables chargés de négocier avec la direction, et ont montré qu’ils savent mener de véritables négociations collectives concernant le niveau des salaires, leur échelonnement, l’ancienneté, les bonus, la couverture sociale. Les ouvriers sont restés solidaires jusqu’au bout. Ils se sont également montrés très habiles dans la gradation des moyens d’action et dans la popularisation de leur action. La presse s’est montrée solidaire des ouvriers – par exemple, le Nanfang Dushibao (Southern Weekly), l’un des plus importants journaux du sud de la Chine, a publié l’ensemble des revendications.

 

Une promenade dans l’usine

Autrefois de nature réactive, les revendications deviennent de plus en plus proactives. Si les revendications concernent avant tout les salaires, on assiste à un élargissement des revendications sociales, celles-ci concernant également le temps de travail, la couverture sociale – y compris les retraites – et la sécurité au travail.

 

Pourtant, la Constitution chinoise n’autorise plus la grève depuis 1982. Les Chinois ne prononcent pas les mots tabous de « grève » ou de « manifestation », mais utilisent les euphémismes : « arrêt de travail » (daigong) ou « promenade » (sanbu). Ainsi, les ouvriers de Honda Nahai ont entamé le mouvement par une « promenade dans l’usine » pour éviter qu’une confrontation avec les autorités locales ne mette un terme prématurément à leur mouvement. Puis, ils ont organisé une marche de cinq cents travailleurs au plus fort des négociations avec la direction afin de faire pression sur la direction de l’usine et les autorités locales. Cette grève a fait tâche d’huile : mobilisant quatre autres sous-traitants de l’entreprise japonaise et d’autres constructeurs automobiles.

 

En tout, ce sont 27 grèves qui ont été comptabilisées en deux mois. Parti de la province de Guandong qui souffre d’une grave pénurie de main d’œuvre, le mouvement a gagné Xi’an (machines à coudre japonais Brothers Industries), Tianjin avec les usines Toyota et Mitsubishi Electric, la région de Shanghai (usines KOK) et la province du Jiangsu, Beijing (usines Lotte), puis s’est propagée dans le centre de la Chine (provinces du Shaanxi, Sichuan, Henan, Hubei, Jiangxi). L’usage de plus en plus répandu d’Internet chez les ouvriers, et en particulier de Twitter où la grève chez Honda a été abondamment commentée, a également joué un rôle important dans la propagation des grèves et la radicalisation des revendications.

 

Une prolétarisation de fait

Depuis la première moitié des années 2000, le gouvernement a multiplié les politiques d’intégration de ces travailleurs en ville et a considérablement développé la législation du travail : stipulant notamment l’égalité de traitement entre travailleurs urbains et migrants concernant l’accès à l’emploi et au logement, la rémunération, la protection sociale, etc. Mais la réalité reste très en deçà des objectifs annoncés.

 

De fait, le salaire des migrants ne parvient pas à suivre l’inflation galopante, au point que ceux-ci éprouvent de plus en plus de difficultés à se nourrir et à se loger. Cette tendance est confirmée d’un point de vue macro-économique, le partage de la rémunération en faveur du capital au détriment du travail, ainsi que le manque de redistribution étant de plus en plus criants. Entre 1997 et 2007, la part du revenu des migrants dans le PNB est passée de 53,4 % à 39,74 % tandis que la part des recettes de l’État est passée de 10,95 % à 20,57 % et celle des bénéfices des entreprises de 21,23 % à 31,29 % (D’après une enquête menée par la Fédération nationale des syndicats chinois (FNSC) en 2009).

 

Cette prolétarisation de fait est d’autant moins bien acceptée par la nouvelle génération de travailleurs migrants que celle-ci se caractérise par une mentalité et des aspirations plus élevées que la génération précédente. Représentant environ 61 % des 150 millions de migrants, ces travailleurs, nés dans les années 1980 et 1990, ont en moyenne 23 ans, sont célibataires, mieux éduqués et plus qualifiés que la génération précédente (près d’un tiers sont diplômés du secondaire ou possèdent un BTS). Ils n’ont jamais cultivé la terre et certains ont même été élevés en ville. Contrairement à leurs parents qui se considéraient avant tout comme des paysans occupant un emploi temporaire en ville, ils ont migré avec le désir de jouir de la vie moderne, un projet d’ascension sociale et l’intention de s’installer en zone urbaine. Ils sont donc moins disposés que ne l’étaient leurs parents à se contenter d’un travail mal payé et d’une vie ennuyeuse.

 

De fait, les grévistes de Honda Nanhai étaient des stagiaires de lycées professionnels (zhongzhuan) ou de BTS (dazhuan) devant payer leurs études dont un an consiste en stages. Leur principale déception en arrivant à l’usine a été de découvrir que, loin d’acquérir la formation qui leur permettrait d’obtenir une promotion, ils étaient astreints à des travaux non qualifiés pour des salaires de misère.

 

Une génération consciente de ses droits

Par ailleurs, la nouvelle génération de travailleurs migrants est beaucoup plus consciente de ses droits que ne l’était la génération précédente. Ceci est dû non seulement à leur niveau d’éducation, mais aussi au contexte politique et social dans lequel ils ont grandi. Elle est en contact avec des organisations spécialisées dans la défense de leurs droits, qui informent de leurs droits, les aident à réfléchir sur les failles du système politique (absence d’indépendance des syndicats et de la justice) et sur les rapports de force au sein des usines.

 

Une situation des travailleurs condamnable d’un point de vue éthique menace la stabilité sociale. Ce qui est dangereux pour le Parti qui y perd sa légitimité. Une solution serait d’institutionnaliser des canaux d’expression des intérêts. Ces arguments trouvent un écho chez certains dirigeants tant au niveau central que local, en particulier chez le Premier ministre Wen Jiabao qui a exprimé à plusieurs reprises, à l’étranger comme en Chine, sa conviction que celle-ci ne pouvait se dispenser de réformes politiques si elle ne voulait pas perdre les fruits chèrement acquis des réformes économiques. C’est cette définition du développement comme devant nécessairement comporter un volet politique qu’il a développé en août 2010 lors de sa visite à Shenzhen pour le 30e anniversaire de la création de la Zone économique spéciale.

 

L’idée qui prédomine est qu’il s’agit désormais de changer de modèle de développement économique en le fondant non plus sur les exportations mais sur l’accroissement de la demande intérieure, ce qui suppose non seulement de développer la protection sociale mais aussi de rééquilibrer les rapports de force entre travail, capital et autorités locales, notamment en mettant en place des « innovations institutionnelles » permettant une meilleure application du droit du travail. Le modèle de « l’usine du monde » est de plus en plus dénoncé, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du Parti, parce qu’il entretient les inégalités entre villes et campagnes et au sein des villes, alimente l’instabilité sociale et dessert l’image du Parti sur les scènes nationale et internationale. Ce sont ces arguments qui ont été une nouvelle fois développés lors du Forum national sur les relations du travail en mai 2010 à Hangzhou, qui s’est conclu sur une demande de généralisation du « travail décent ».

 

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