Entretien avec Isabelle Ferreras, professeur de sociologie à l’Université de Louvain, qui établit une critique politique du travail à l’issue de son enquête sur les caissières de la grande distribution en Belgique
Votre théorie sur le travail tirée de 6 ans d’enquête ethnographique auprès des caissières de la Grande Distribution insiste sur leur conception de la justice. Vous constatez le passage d’un modèle d’interaction domestique (imposé par la hiérarchie) à un modèle d’interaction démocratique (souhaité – îlot-caisse).
Les caissières sont un cas très pertinent pour réfléchir sur le secteur des services. Elles sont en contact permanent avec la clientèle en présence de leurs collègues de travail. Ce métier est aussi en bas de l’échelle des compétences et des salaires. On imagine que c’est typiquement le genre de métier que l’on ne choisit pas, qu’on choisit par défaut, simplement pour le salaire. Or la dimension instrumentale n’est pourtant pas dominante au travail, car il existe une dimension expressive forte. Mon enquête relève un sentiment d’autonomie, le sentiment de rendre un service utile, à ses collègues ou à l’entreprise, voire meme parfois un intérêt pour la tâche.
Ce débat concerne la meilleure manière de comprendre ce qui se joue dans le travail. Et il mène à des modèles politiques. Quand on postule que le rapport au travail est instrumental, comme le fait l’économie dominante aujourd’hui, on suppose que le salarié se contente de gagner de l’argent, pour accéder à des loisirs, pour consommer, alors on le gère logiquement comme un simple facteur de production de manière « domestique » (pure execution des ordres), sans prendre en consideration sa dimension expressives. Car les travailleurs sont mobilisés autour des questions du juste et de l’injuste, dans leur quotidien.
Ainsi, il est possible de prendre en compte ce rapport expressif et politique au travail, s’intéressant à la façon dont le travail est vécu, et donc géré. Contre la réification du travail, on peut mettre en place un veritable gouvernement du travail. Imaginer que les salariés sont toujours des citoyens, au travail. Et ne plus parler de gestion des ressources humaines, comme on ne parlerait pas de gestion des citoyens ».
Il y a pourtant eu matière à débat en Belgique quand vous avez enquêté, avec la mise en place des îlot caisse et l‘automatisation ? Les caissières avaient-elles leur mot à dire ?
Au départ, l’îlot caisse est une solution proposée par un cabinet de conseil pour remédier à l’absentéisme dans un hypermarché. Il s’inspirait d’une expérience française. Les caissières pouvait indiquer leur préférence horaire, en fonction de leurs contraintes privées et familiales, mais ce n’est qu’un outil pour répondre à un problème ponctuel et cela nerépond pas au grand débat.
L’automatisation des caisses, qu’on appelle ‘le self scanning’ n’est pas du tout généralisée, une seule catégorie de clients s’y prête. Les caissières ont réagi plutôt négativement à l’arrivée des premières caisses il y a 10 ans. Les plus jeunes ont réagi de manière plus libérale, elles disaient que si la fonction de caissière disparaissait, c’était peut-être tant mieux.
Vous souhaitez élargir votre théorie sur le travail des caissières à l’ensemble du travail dans les services. En quoi le travail de caissière est emblématique de l’emploi dans le tertiaire et donc du travail contemporain ?
Le travail des caissière est pertinent pour illustrer le travail des services dans un contexte capitaliste.
Le modèle d’interaction domestique a vocation à la généralisation. C’est l’idéal-type de la mise au travail en régime capitaliste. Le travailleur est loué pour sa force de travail. Dans une économie de services, la mise au travail se fait toujours par un contrat qui stipule le nombre d’heures à prester. Le modèle de gouvernement du travail veut que la personne exécute des normes, des règles sans participer à les définir. Cétait bien l’invention du salariat, le travail salarié, dans la tradition du contrat de louage.
Il faut analyser les problèmes du travail dans cette perspective. Ils vont de la simple frustration aux conflits interpersonnels jusqu’aux problèmes de santé, en passant par la généralisation du stress en fonction des catégories professionnelles ou, pire, le suicide lié au travail. Au fond on se rend compte que l’attente du salarié en matière de régime de gouvernement du travail est différente de ce qu’on lui propose.
Il faut construire un modèle productif alternatif, qui prenne en considération l’intuition critique des acteurs. Les salariés savent bien qu’il faut qu’il y ait des règles, ils questionnent pourtant leur légitimité ; ils attendent de pouvoir déterminer les règles qui s’ appliquent à leur vie de travail.
C’est la ligne de fond de tout mon travail de mettre en perspective la tension hétéronomie ou modèle domestique (pure execution par le facteur travail) et autonomie collective (participer à se donner ses propres norms, avec ceux qui sont également concernés). Il existe une tension considérable entre le modèle d’interaction domestique et l’intuition des salariés sur la possibilité d’aller vers un modèle d’interaction démocratique au travail. Voilà le conflit central latent dans les milieux de travail aujourd’hui.
Que constatez-vous à première vue devant les données collectées depuis 3 ans ? La même volonté de partager l’exercice du pouvoir ?
Cette nouvelle enquête est relativement ambitieuse car elle s’intéresse à tous les métiers de l’ensemble des secteurs dans 11 pays (USA, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Royaume-Uni, etc.). A ce jour, 25 000 personnes ont répondu au questionnaire de la Wage Indicator Foundation qui a inclu des questions formulées à partir de ma théorie politique du travail élaborée de façon inductive auprès des caissières. Elle reprend les trois dimensions-clés du rapport au travail : expressif, public, et politique.
Les perspectives sont prometteuses. Ce qui ressort à première vue des questionnaires que je viens de recevoir, c’est que les caractéristiques du rapport au travail semblent rester communes pour une même fonction, quelque soit le secteur d’activités
Ensuite, il y a des données qui existent déjà, dans les enquêtes de Richard B. Freeman et Joël Rogers aux USA. Les enquêtes américaines sont d’autant plus intéressantes que les USA sont considérés – à juste titre – comme l’idéal-type du modèle capitaliste. Le patron dirige selon l’intérêt des actionnaires, qui sont pensés comme les propriétaires de l’entreprise.
Or, il en ressort, qu’il existe une profonde insatisfaction au travail et que la demande pour avoir une representation des travailleurs, « voice at work », est massive. Il faut comprendre que faire son travail ce n’est plus seulement répondre à des ordres, même pour un travail considéré comme basique tel celui de caissière. Un travail bien fait exige l’implication du salarié. Cela dit, on constate que les mobilizations salaries restent rares. Il est difficile de se mobiliser par l’action collective. J’ai une explication structuraliste à cela. Les contraintes dans lesquelles sont les individus sont telles que l’action collective est rare. Quand vous avez tous les obstacles du quotidien, entre la garde des enfants, le coût de l’essence, le budget trop serré, et que vous n’avez pas de temps en commun dû à la flexibilité des horaires, alors la capacité d’action collective est très faible, voire nulle. C’est une question qui se pose plus largement à la société démocratique contemporaine. L’enjeu des bases de l’implication du citoyen-salarié dans les affaires publiques… Le salariat ne permet pas cela… C’est bien une vraie critique du salariat qu’il faut mener.
En savoir plus
Ferreras, I., 2007 (2010), Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Paris : Presses de Sciences Po.
Freeman, R.B., and J. Rogers, 2006, What Workers Want, Ithaca: LRR Press/Cornell University Press and RSF, NYC.
Laisser un commentaire