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par Clotilde de Gastines, Claude Emmanuel Triomphe

3 744 salariés migrants sont arrivés en France en 2009. On est loin des 200 000 annoncés par le gouvernement. Pour Francine Blanche, membre de la commission exécutive de la CGT et chargée des luttes contre les discriminations, le débat sur l’ouverture de listes de métiers occulte le vrai sujet : comment régulariser les salariés migrants, qui sont déjà en France depuis plusieurs années. Elle décortique les chiffres et les récentes dispositions.

Immigration Suede

Le discours politique actuel est très négatif voire alarmiste sur les migrations du travail en France. Comment se déroulent les concertations de la CGT avec le gouvernement sur ces questions ?

Depuis le début du mouvement des travailleurs sans papiers en 2008, nous voyons régulièrement le gouvernement sur ces questions. A partir du 12 octobre 2009, 6804 salariés se sont mobilisés. Déjà 2500 ont été ou sont en phase de régularisation sur la base d’une liste de 85 métiers, qui est encore en vigueur pour eux.

À l’extérieur de ces réunions, l’affichage à ambition électoraliste fausse le débat. La question des migrations est un sujet sensible, qu’on ne peut traiter de façon idéologique. Les annonces à répétition trahissent une vision politique étriquée, qui va à l’encontre d’un marché du travail qui se voudrait régulé et équitable pour chacun(e).

 

Combien de sans papiers travaillent en France environ ? Comment sont-ils impactés par la crise et la politique migratoire restrictive de ces dernières années ?
D’une façon générale, la crise économique a affecté les besoins de recrutement de tous les salariés. Les travailleurs étrangers « légaux » ont été particulièrement touchés. Pourquoi ? Ils sont d’abord ouvriers (un salarié immigré sur deux), intérimaires et habitent en zone urbaine. Ce sont ces salariés, immigrés ou nationaux, que la crise a le plus impactés.

Les autorités estiment à 400 000 le nombre de « sans papiers » en France. La très grande majorité d’entre eux travaillent « d’une façon ou d’une autre » et cela, malgré la crise.

Depuis l’été 2007, on assiste à une dégradation rapide de la qualité de ce marché du travail suite, notamment, à la publication d’un décret demandant aux employeurs de vérifier les documents d’identité des nouveaux embauchés étrangers. Certains employeurs ont fait du zèle et exigé les papiers des anciens, qui travaillaient parfois sous une autre identité, mais cotisaient et payaient leurs impôts. De nombreux salariés ont été licenciés et travaillent depuis « au noir ».

Selon notre expérience, la plus grande sanction qu’on puisse faire à un employeur qui exploite sciemment des travailleurs sans papiers n’est de pas de fermer son entreprise. Lui ou d’autres la rouvriront sous un autre nom 20 mètres plus loin, avec ces salariés ou d’autres toujours « sans papiers ». Il faut l’obliger à régulariser ses salariés et à les déclarer selon les normes sociales en vigueur. La répression telle qu’elle est menée actuellement est inefficace, injuste envers les salariés et favorise le travail illégal. Et, ce n’est pas faute de légiférer : 48 lois sur le travail au noir depuis 2000 !

Selon l’Office central de lutte contre le travail illégal, le phénomène s’étend dangereusement : 4% du PIB en 2009 ! Il fallait 6% pour une bonne réforme des retraites. 100 000 travailleurs payés au SMIC, aujourd’hui empêchés de cotiser par leurs employeurs, c’est 280 millions d’euros de moins pour les comptes sociaux.

 

En début d’année, la polémique a enflé autour de la proposition de Claude Guéant le ministre de l’intérieur de faire baisser l’immigration de 20 000 personnes. Quels sont les vrais chiffres de l’immigration et la part des migrants du travail ?
Le Ministère de l’Intérieur publie ces chiffres en interne mais peine à les afficher : Un peu moins de 200 000 migrants au total obtiennent un premier titre de séjour par an (NB : un chiffre stable). Environ 100 000 repartent. D’après la dernière enquête ELIPA (Enquête Longitudinale sur l’Intégration des Primo-Arrivants), les « nouveaux migrants à titre permanent » en 2009 sont au nombre de 97 736. Ils sont comptabilisés à l’unité près, car ils passent une visite médicale avant la remise de leur carte de séjour et signent pour la plupart un CAI (Contrat d’Accueil et d’intégration).

En fait, le tiers de ces migrants est déjà là et régularise sa situation : plus de la moitié de ces « régularisés » sont déjà en France depuis au moins 2 ans. Les migrants salariés, qui étaient 20 000 à recevoir une première « carte de séjour salarié » en 2009 étaient là en moyenne depuis déjà 8 ans. Seuls 3744 arrivaient. Bien sûr le mouvement des travailleurs sans papiers a accentué cette tendance.

La question n’est donc pas d’accueillir de « nouveaux salariés qui pèseraient sur le marché du travail » (comme le dit la loi du 25 mai 2008 !), mais de faire en sorte que les salariés qui bossent déjà ici voient enfin leur situation reconnue et pour beaucoup, améliorée, à égalité de traitement avec les salariés nationaux. Nous ne voulons pas que des salariés soient obligés de travailler « d’une façon ou d’une autre ». C’est mauvais pour eux et pour tous. Ceux qui ne cotisent pas ne demandent qu’à cotiser.

Le ministère de l’Intérieur connaît tout cela. Ces chiffres sont tirés des rapports remis à l’OCDE tous les ans (SOPEMI) et des enquêtes qu’il diligente (ELIPA).

Le principe de protection de la main d’œuvre nationale qui restreint l’accès à quelques métiers, est-il valable ou aberrant ?
On ne protège pas la main d’œuvre nationale en limitant l’accès au marché du travail. Ça ne marche pas. Les syndicalistes le disent. Les employeurs le savent. On est dans un monde aux frontières perméables. Les salariés circulent quels que soient les obstacles et les risques, d’autant plus s’ils n’ont pas de perspectives d’avenir dans leur propre pays.

La CGT souhaite que tous les salariés en France travaillent selon les normes sociales qui ont été construites par des décennies de luttes sociales. Chacun(e) doit bénéficier de l’égalité totale de traitement. C’est le seul moyen pour limiter la concurrence entre les salariés, qu’ils soient migrants ou nationaux.

Pour nous un salarié migrant est avant tout un salarié. Il devrait relever, comme tous les autres salariés, du Ministère du Travail et non de l’Intérieur. Les préfectures ont l’obsession du contrôle. Elles veulent pouvoir localiser un étranger tous les jours. Peu leur importe comment il travaille. Les critères de régularisation que M.Guéant veut à nouveau appliquer sont obsolètes. Ils exigent la stabilité dans l’emploi, alors que les migrants sont souvent intérimaires et que 6 millions de salariés changent d’emploi au moins une fois par an. Et le visa de travail indique souvent une zone géographique de travail, alors que les migrants sont très mobiles.

La régularisation des salariés fonctionne par à-coups : si on pousse, ça avance. Sinon, ça freine. Ce n’est pas nouveau dans une lutte sociale. L’action extrêmement déterminée des migrants eux mêmes et celle, à leurs côtés, des 5 syndicats et 6 grandes associations du droit des migrants (LDH, Cimade, RESF…) du « groupe des 11 » a permis de conquérir à partir de juin 2010 des critères et engagement ministériels qui ont permis, par exemple, de rendre possible la régularisation, la déclaration et l’amélioration des conditions de travail des 200 premiers salariés asiatiques qui étaient dans ce mouvement. Avec un engagement de l’employeur sur au moins un an, une déclaration d’embauche auprès de l’Urssaf, plusieurs premiers bulletins de salaire, il leur est possible d’obtenir un récépissé de dépôt de demande de séjour. Avec 12 bulletins de paie, ils peuvent obtenir leur régularisation en tant que salarié. L’expérience montre que ce processus qui reconnaît pragmatiquement le travail réel et qu’il faut évidemment grandement développer, assainit pour le coup le marché du travail.

Quelle est la participation syndicale dans l’élaboration des listes de métiers ? Notamment la dernière du mois d’août. Que pense la CGT de la complexité de ces règles et de leur effectivité ?
La CGT, comme les autres syndicats français et la CES, sont contre les listes de métiers. Lors de la concertation d’octobre 2007, nous avons affirmé cette position. Les employeurs eux, souhaitaient, eux, que ces listes soient plus larges.

Pour rappel, il n’y a plus de liste de métiers « où la situation du marché du travail n’est pas opposable » pour les salariés de l’UE15 et pour ceux issus des NEM 2004. Il reste une liste de 150 métiers pour les Roumains et les Bulgares (NEM 2007) maximum jusqu’à fin 2013). Il y a des listes spécifiques pour les salariés issue de la quinzaine de pays qui ont signé des accords de « gestion concertée des flux migratoires » avec la France et ces listes varient selon chaque pays, il y a d’autres listes ou un accès libre pour les pays qui ont un « accord bilatéral », il y a la liste d’au moins 85 métiers pour les salariés qui ont déposé leur dossier avant le 11 juillet 2011 et il y a la nouvelle liste du 11 août. C’est tout de même sacrément compliqué pour un employeur et un salarié ordinaire !

De plus, ces métiers « en tension » sont censés être définis par l’enquête annuelle « Besoins en main d’œuvre » de Pôle emploi. Cette enquête est loin d’être exhaustive, car 20% des entreprises seulement y répondent. Et les salariés à régulariser sont déjà dans les statistiques puisqu’ils travaillent. Si dans le nettoyage, la sécurité (un travailleur sur quatre) ou la santé par exemple, on retirait les travailleurs sans papiers, le taux de tension exploserait.

Il faut ajouter que les Algériens, théoriquement privilégiés puisqu’ils ont en principe droit à tout métier selon l’accord bilatéral, ne peuvent théoriquement pas être régularisés puisque la régularisation se fait sur la base d’une liste de métiers. En bref, ils n’ont droit à rien. La régularisation éventuelle, au bon vouloir du Préfet, se faisait, avant cette lutte, sur la base d’un temps de séjour de 10 ans. C’est une prime à la débrouillardise, car il faut qu’ils aient échappé à la police pendant 10 ans. C’est le pays de Kafka et de Mandrin !

Pour les Subsahariens, chaque pays a une liste de métiers différente. En tant qu’employeur vous pouvez donc employer un « laveur de vitre spécialisé » venant du Sénégal, mais pas du Bénin. Car les Béninois ont droit d’exercer quinze métiers seulement… C’est ingérable. Il est temps de simplifier et de fluidifier tout ce système.

 

À cela s’ajoute la nouvelle liste de 14 métiers précisée dans l’arrêté du 11 août dernier. Avez-vous été consulté comme l’affirme dans une note la Direction générale des entreprises (DGE/DGCIS) ?

Non, contrairement à ce qui a été dit. Pourtant ce n’est pas les occasions qui ont manqué vu le nombre de réunions des instances de concertations au cours du mois de juillet : commission nationale de la négociation collective, rendez-vous avec le gouvernement sur les régularisations, réunion du Conseil National de l’emploi. Je n’ai pu prendre connaissance des documents que le 29 juillet.

Cette nouvelle liste concerne peu de gens. Ni les travailleurs à régulariser qui sont déjà en France et dont le dossier n’est pas déposé, relevant du BMOE, ni ceux qui viennent par les accords bilatéraux dont nous avons parlé. Elle ne liste pas vraiment des métiers, mais plutôt des activités comme le « marchandisage » qui recouvre de nombreux métiers. Dans cette nouvelle liste, des métiers du bâtiment et des travaux publics (les postes de chargés d’études, de chefs de chantiers et de conducteurs de travaux) et de l’informatique (informaticien d’études et informaticien expert) disparaissent. N’y figurent plus également les métiers de géomètre et d’installateur maintenicien en ascenseurs (et autres systèmes automatiques).

Pire, dans l’arrêté du 11 août, il est précisé que chaque préfet peut choisir « au moins un métier » parmi les 14. Tout est fait pour que les migrants ne soient pas embauchés ni légalement, ni à leur niveau de qualification. Ils seront embauchés « autrement ». La réalité économique est là : notre économie a besoin de migrants.

 

Et le frein à l’embauche d’étudiants étrangers ?
C’est une mesure tragique concernant les étudiants. Le gouvernement fait du yoyo en facilitant depuis 2002 les changements de statut étudiant/salarié et en prônant le contraire aujourd’hui. Evidemment que les étudiants travaillent et évidemment qu’ils cherchent à s’embaucher, au moins pour une première expérience professionnelle, dans le pays où ils ont fait leurs études. Cette nouvelle politique est aberrante, surtout que dans les grands groupes et les multinationales, la direction des ressources humaines a une dimension internationale. Il faut monter au créneau.

Quel diagnostic font les acteurs sociaux ? En ont-ils ras le bol ?
Employeurs et syndicats font le même diagnostic. En mars 2010, nous avons construit une « Approche commune sur la régularisation des travailleurs sans papiers » avec la CFDT, l’UNSA, la FSU, Solidaires, ETHIC, le Syndicat national des activités du déchet, Veolia Propreté et d’autres entreprises. Cette approche commune a été saluée par de nombreux employeurs, par l’association nationale des DRH. L’objectif était d’exiger des conditions précises et objectives d’obtention d’autorisation de travail et de séjour pour les salariés étrangers. Le ministère de l’immigration était furieux. De nombreux participants patronaux ont été appelés, mis sous pression pour tenter de les faire revenir en arrière.

Il n’empêche que cette « approche commune » est devenue la base de discussion des négociations qui se sont ouvertes le 14 mai 2010 pour aboutir, après l’occupation par 500 travailleurs sans papiers des marches de l’opéra Bastille pendant 3 semaines, aux critères de régularisation contenus dans l’addendum du 18 juin 2010.

Et Le Medef ? Laurence Parisot répète que 500 000 jobs ne sont pas pourvus et prend position en faveur de l’ouverture du marché du travail.
Le Medef a refusé de participer à l’approche commune. Cela dit, quand L’Usine Nouvelle titre le 12 août 2011 sur le besoin d’immigrés dans l’industrie, cela prouve que les entreprises sont préoccupées. En fait nous avons deux sortes d’employeurs, ceux qui sont pour l’absence de règles et la libre concurrence, et ceux qui sont favorables à des règles : la liberté de circulation dans l’égalité de traitement avec un rôle renforcé pour les partenaires sociaux et l’inspection du travail pour que les migrants ne soient pas utilisés comme vecteurs de dérèglementation.

 

Quel positionnement va prendre la CGT lors des prochaines échéances électorales ? Va-t-elle entrer dans la contestation ? Dans la même veine, comment digérez-vous les sympathies de certains militants pour le Front National ?
Les partis ont peur d’effrayer les salariés « natifs » en évoquant le sujet des migrations. La CGT va bien sûr continuer le mouvement pour la régularisation des salariés, et amener les responsables politiques à se positionner, à être inventif : chaque salarié en France doit avoir un contrat de travail et ce contrat doit répondre aux normes sociales d’ici. C’est fondamental si nous voulons que la mondialisation aille vers plus de justice sociale.

L’affaire autour de Fabien Engelmann qui se présentait aux élections cantonales sous l’étiquette FN a été un électrochoc au sein de la CGT. Les idées frontistes tranchent avec nos gènes internationalistes et unitaires : Quand les salariés sont divisés, seul l’employeur gagne…

Ce qui peut expliquer cette orientation est que Fabien Engelmann vit dans une région sinistrée, il est issu de la fonction publique, qui connaît justement en ce moment beaucoup d’externalisations, de restructurations, de perte de sens. Le monde a changé, la France a changé. Il n’existe plus de droits intangibles. Il est fondamental que le syndicalisme fasse ce diagnostic pour construire du neuf.

Défendre les salariés précaires, les sans droits et parmi eux les migrants, faire en sorte que tous ces salariés accèdent aux droits qui ont été conquis par des décennies de luttes sociales (et qui sont aujourd’hui grignotés jour après jour), faire en sorte que l’égalité de traitement soit effective, c’est le moyen pour que le marché du travail tout entier ne soit pas tiré vers le bas. C’est peut être nouveau pour le syndicalisme. Mais c’est une nécessité absolue.

 

Repères :
Enquête ELIPA, Les nouveaux migrants en 2009 Téléchargez Infos migrations n° 19
Rapport du SOPEMI pour la France
, novembre 2010

Documentation Metis : Migrations et mondialisation

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